Les titres annoncés par la présentatrice donnent déjà le ton [1]. Dans l’ordre et sans coupure :
« Peut-être le dénouement dramatique dans l’affaire Ophélie, cette étudiante française disparue il y a deux mois à Budapest. Un corps a été retrouvé sur les berges du Danube hier, une autopsie est en train d’être pratiquée. Vingt ans de prison ferme pour l’agresseur de Shérazade, brûlée à 60% il y a trois ans. Il a été rendu coupable de tentative d’assassinat. Matinale en direct de la Guadeloupe sur France Inter, vous le disiez Nicolas [Demorand] : Pointe-à-Pitre où les négociations ont été rompues hier soir avec les médiateurs. Quatre semaines de grève générale, qui s’étendent désormais à la Martinique et à la Réunion. Il n’y aurait aucun survivant : un petit avion de ligne s’est écrasé ce matin au nord de l’État de New York sur une maison de banlieue. Nous parlerons également dans ce journal d’un chantage fait aux cafetiers de Carpentras : un corbeau les menace de représailles s’ils servent des habitants d’origine maghrébine ».
Nul ne doute qu’il y ait là des drames affligeants ; reste que cet ordre du jour est déjà en soi fort discutable, d’autant que la seule information politique (sur cinq) est traitée dans l’ensemble de l’émission, cette édition spéciale du « Sept dix » ayant lieu à Pointe-à-Pitre. Ce ne sont pourtant pas les sujets intéressant la collectivité qui manquent, surtout lorsque l’on vit une crise historique du capitalisme dont les effets sociaux désastreux font plus que commencer à se faire sentir. Comme on va le voir, le développement de ces « accroches » n’arrange rien à l’affaire, bien au contraire.
1. L’affaire Ophélie (2’40)
Une retranscription quasi intégrale est ici nécessaire pour faire sentir l’insistance outrancière d’un traitement qui n’en finit plus. Agnès Bonfillon débute en jouant la corde sensible : « Depuis deux mois sa famille vit une attente insoutenable : ces dernières heures sont sûrement pires. Un corps a été retrouvé sur les rives du Danube hier. Il pourrait bien s’agir d’Ophélie, cette étudiante française disparue en décembre dernier ». Elle lance alors un reportage qui passe la parole à une consœur qui a manifestement été spécialement dépêchée pour l’occasion à Budapest :
« C’est jeudi soir à 18h heure de Paris que la police hongroise a été alertée. Des bateliers ont aperçu un corps de femme sur les bords du Danube, le long de l’île de Csepel, qui se trouve à environ 6 km au sud de Budapest. Selon la police, ce cadavre pourrait être celui d’Ophélie Bretnacher, l’étudiante française de 22 ans, disparue dans la nuit du 4 décembre dernier dans la capitale hongroise. Ophélie avait passé la soirée dans une discothèque du centre de Budapest avec des amis, et était repartie seule à pied. Selon les premiers éléments recueillis, il semblerait que les vêtements du corps retrouvé correspondent à ceux qu’Ophélie portait le soir de sa disparition. Mais la police ne peut rien confirmer pour l’instant. La seule chose visible, a déclaré le commandant de police Gabor Toth, c’est que le corps a séjourné dans l’eau pendant plus de deux mois. La police hongroise a demandé une autopsie à des médecins légistes, et des tests ADN vont être effectués pour déterminer si le corps retrouvé est bien celui d’Ophélie. »
Allant au-delà de ce qui est requis pour comprendre la situation, la journaliste ne nous épargne donc aucun élément circonstanciel, même le plus trivial au regard du drame. On verra par la suite que des informations d’une toute autre ampleur n’auront pas droit à une telle profusion de détails. La présentation n’évite pas non plus les redondances – cela ne fait pourtant que commencer – ce qui est d’autant plus problématique que le tout est largement gorgé de conditionnel.
Or, le dossier n’est pas clos. Pour bien se faire entendre des auditeurs sans oreilles ou sans cœur, Agnès Bonfillon reprend la parole pour rajouter une couche… d’émotion bien plus que d’information : « Attente insoutenable pour la famille d’Ophélie mais également pour ses amis, ses proches, et les étudiants de son école de Reims qui depuis deux mois se sont mobilisés pour retrouver la jeune fille. Tous attendent les résultats de l’autopsie avec une grande inquiétude ». La journaliste passe la parole à un autre journaliste, qui embraye : « À Budapest comme en France, pas de réactions définitives, mais beaucoup d’émotion. On reste dans le non-dit ; Guillaume connaît bien Ophélie, il est lui aussi étudiant Érasmus en Hongrie, il s’est beaucoup mobilisé. Il a distribué des photos de la jeune fille, affiché des portraits ; hier soir il restait très prudent ». Prudente, la rédaction de France Inter l’est beaucoup moins : son filet d’information déjà incertain s’amenuise à vue d’œil.
C’est donc autour de l’ami de la victime putative (on l’a entendu, la chose n’est pas sûre ce matin-là [2]) de parler : « Ce que j’ai compris, c’est qu’il fallait bien faire une autopsie pour voir qui était la fille, c’est tout ce que je sais. Une jeune fille, donc, qui doit correspondre à la description à mon avis d’Ophélie, donc après j’en sais pas plus pour le moment [suit un extrait difficilement audible dans lequel on comprend que le jeune homme attend pour se prononcer] ». Aucune information supplémentaire donc.
Le journaliste reprend (« En France aussi on attend l’autopsie. Le comité de soutien d’Ophélie a multiplié les démarches : rassemblements à Paris, marches silencieuses, chaînes humaines, réseaux sur Internet ») avant de laisser s’exprimer le Président du comité de soutien d’Ophélie. Ce dernier livre en une phrase l’essence du reportage, celle d’un quasi vide : « Un petit peu comme tout le monde, on est un peu sous le choc de cette annonce, il y a pas plus d’informations pour l’instant que ça , mais on est clairement sous le choc. Le premier sentiment qu’on a, c’est que tout ça est bizarre, tout ça malheureusement est bizarre. Si d’aventure c’était elle, c’est clair que aujourd’hui notre première pensée va pour la famille, qui est dans l’attente depuis deux mois et demi et qui va encore l’être en attendant le résultat de l’autopsie. On continue quoi qu’il arrive d’espérer… ».
Alors que l’on tourne en rond depuis le début du reportage sur le même manque d’éléments concrets et confirmés, ce qui est étrange pour une affaire placée en « une », le journaliste répète à nouveau des choses qui ont déjà été dites : « Les faits sont troublants : la jeune fille retrouvée porte le même type de vêtements qu’Ophélie, son corps est resté plus de deux mois dans l’eau ; selon la police, il y a de grandes chances que ce soit l’étudiante rémoise ». Agnès Bonfillon termine : « La police hongroise, qui a prévu de donner une conférence de presse dans la matinée ». On est alors saisi d’une idée incongrue : et si les journalistes avaient attendu cette conférence de presse avant de faire durer 2’40 sur un contenu si fragile ?
2. L’affaire Shérazade (12’’).
Le journal enchaîne sur la condamnation à vingt ans de prison ferme de l’agresseur de Shérazade. Le fait divers, même s’il a été largement médiatisé, n’est nullement anecdotique : l’homme avait arrosé d’essence puis brûlé la jeune femme, son ancienne petite amie parce qu’elle refusait de l’épouser. Mais on en saura pas plus : aucune information, si ce n’est le fait que les jurés ont suivi les réquisitions du procureur. Shérazade a donc droit, elle, à un peu plus de dix secondes, en deuxième position tout de même de l’information nationale.
3. Une « information France Inter » : gang et tortures (1’40)
Vient le tour d’une « information France Inter » – on sait qu’il faut parfois se méfier de ce genre d’exclusivité [3]. À nouveau un fait divers… et à nouveau beaucoup de conditionnel : « Cinq personnes ont été arrêtées mardi dernier dans le 19e arrondissement de Paris : toutes sont soupçonnées d’appartenir à un gang qui aurait agressé neuf personnes depuis septembre dernier, à chaque fois dans ce quartier sensible de la capitale. Parmi les victimes, certaines ont été torturées… ». Viennent les précisions d’un journaliste, qui évoque surtout le pistage de la police judiciaire à partir de la plainte de deux victimes, avant de laisser la parole à l’une d’entre elles en précisant au préalable : « agressé alors qu’il sortait d’un cinéma du 19e arrondissement, il est traîné dans une cave d’un immeuble voisin. Objectif des agresseurs : voler sa carte bleue et obtenir par tous les moyens ses codes bancaires ».
C’est au tour du récit de la victime. En tendant l’oreille, on entend les coupures du montage : ce n’est donc pas tout à fait une parole brute qui s’exprime. Une nouvelle fois, on a droit aux détails éprouvants du passage à tabac [4]. Récit légitime d’une victime ? Sans doute. Mais exposition complaisante, flattant une curiosité malsaine, tout autant.
On réentend le journaliste (« Bilan : colonne vertébrale abîmée, fracture du plancher orbital et quelques gros hématomes. De son côté le gang s’enfuit avec trois cents euros… »), puis on passe à l’avocat de la victime. Il évoque ce que l’auditeur avait déjà compris tout seul : une « série d’agressions en bande avec des violences qui sont absolument inouïes au regard du butin », révélant un « mépris manifeste pour l’intégrité physique et la vie d’autrui ». Le journaliste termine sur la garde à vue et la mise en examen probable des suspects. Pour l’instant, beaucoup de victimes et de policiers ; en revanche, aucune information économique, politique ou sociale.
4. Un nouveau fait divers… (22’’)
Après bientôt cinq minutes de faits divers criminels, peut-être allons nous passer à une information nationale d’ « intérêt général » ? Peine perdue. Le sillon est si bien tracé qu’Agnès Bonfillon continue sur sa lancée : « Nous vous parlions hier de la disparition d’une grand-mère et de son petit-fils de trois ans (…). Hier les deux corps ont été retrouvés dans la voiture de la septuagénaire (…). Aucune piste n’est écartée par les enquêteurs, y compris celui du suicide, sachant qu’il y a dix-neuf ans le fils de la famille s’était tué de la même façon, au même endroit, et que les gendarmes n’ont relevé aucune trace de freins ».
5. La grève générale en Guadeloupe et Martinique (2’40)
Après un petit jingle, sans doute pour se remettre de ses émotions après un tel déluge de cadavres, enfin une information : la grève générale en Guadeloupe. Bien évidemment, celle-ci « paralyse totalement l’île ». L’enlisement des négociations est évoqué, puis la vie chère « au cœur du problème », avant qu’un reportage précise, « pour comprendre l’équation », les spécificités d’une économie antillaise « sous perfusion ». Après le reportage, assez détaillé et qui a le mérite de traiter économiquement du problème en signalant notamment que « les richesses tiennent en peu de mains » (blanches), Agnès Bonfillon reprend : « Quatrième semaine de grève générale en Guadeloupe donc, de paralysie [5] ; idem en Martinique depuis une semaine (…) Autrement dit le mouvement commence à faire tâche d’huile… ». L’enjeu est donc de taille : va-t-on par conséquent avoir droit à la parole d’un protagoniste ?
Oui… et non. C’était trop beau : voilà qu’on nous fait pleurer sur le sort des professionnels du tourisme en métropole, « très inquiets ». À qui offre-t-on le droit de s’exprimer publiquement ? Pas à un gréviste, bien évidemment, mais au Président du syndicat national des agences de voyage. Qui entonne une complainte prévisible : « On ne connaît que des annulations et des reports. Autrement dit, c’est plus de 10000 ou de 15000 personnes qui sont retenues par… cette non-possibilité de donner des services de qualité. Économiquement, c’est aussi dramatique parce que c’est une chute du chiffre d’affaires qu’on peut chiffrer entre 10 et 15 millions d’euros. Il faudra des mois pour rattraper cette image de marque. Pour le touriste potentiel, nos amis antillais sont en train de scier la branche du tourisme sur laquelle ils auraient pu reposer une part de leur avenir ». Sans commentaires. L’émission entière étant consacrée à cette question, espérons qu’il y ait eu quelques effets de compensation…
6. Au fait, un détail (52’’) : récession économique, licenciements et patrons voyous
C’est à une sixième position peu honorable qu’on retrouve ce qui pouvait légitimement prétendre au rang d’information majeure, méritant éclaircissements et approfondissement (le PIB français recule !) : la récession économique en France. « Christine Lagarde prononce désormais ce mot, jusqu’ici tabou », nous explique-t-on, pour mentionner ensuite la « baisse des prévisions » de la ministre, euphémisme poli pour désigner (et dénier) des effets d’annonce notoirement manipulateurs.
Si la question sociale n’est certes pas complètement évacuée, son cadrage est soigneusement contrôlé : « De nombreux secteurs sont touchés de plein fouet par la crise, et puis, comme ArcelorMittal, il y a des investisseurs étrangers qui malgré des bénéfices préfèrent retirer leurs billes. C’est le cas de l’américain Atmel : vingt millions d’euros de profits et le géant américain de composants électroniques veut se débarrasser de son site à Rousset dans les Bouches du Rhône. 1400 salariés sont concernés. Le groupe avait pourtant touché des subventions pour venir s’installer dans la commune et [fut] même exonéré de taxe professionnelle pendant dix ans, on en reparle dans le journal de 8h. Au chapitre plans sociaux, selon Le Parisien, Air France envisage la suppression d’au moins 1000 postes ». Certes, on ne s’attendait pas à un exposé percutant et encore moins subversif des dommages sociaux créés par l’accumulation du capital. Mais tout cela est un peu juste pour qui ne peut attendre « le journal de 8h », sans compter la banalisation de ces expressions dévoyées devenues faussement « naturelles » (« plans sociaux ») qui appellent un chat un chien. On ne parle ici ni de délinquance (économique), ni d’insécurité (salariale), termes dont on connaît par ailleurs la fortune médiatique. Et la chose ne mérite, semble-t-il, que 52 secondes. De plus, là encore, les licenciés n’ont pas voix au chapitre. Cette lacune est particulièrement flagrante quand on la rapproche de la pluralité des prises de parole au cours du premier sujet de la matinée.
7. Mais revenons à l’essentiel… les faits divers : « Un corbeau à Carpentras » (1’30)
Pour qui espérait un crescendo qualitatif dans le traitement de l’information, la déception est rude. C’est en effet un nouveau fait divers, assurément peu glorieux, qui prolonge cette tranche d’information déjà édifiante. Il s’agit cette fois d’un « corbeau raciste » à Carpentras. « Depuis plusieurs jours, des patrons de bar reçoivent des lettres de menaces, d’intimidation : on leur demande (…) de ne plus servir les clients d’origine maghrébine ». Reportage : « "Pour l’identité française" : c’est le titre de cette missive rédigée dans un français châtié, entrecoupé d’injures racistes… ». La journaliste donne la parole à une patronne de bistrot qui a reçu une telle lettre : « Ben y avait beaucoup de propos malveillants, des menaces, que si on servait les magh… la société maghrébine, on devrait s’attendre à des représailles ». Puis – journalisme d’investigation oblige – on tend le micro au patron du café d’en face, légitimement choqué par les propos racistes qu’il a aussi reçu. Puis vient le tour d’Hakim, « un habitué », « accoudé au comptoir », lui aussi « indigné ».
On piste enfin « l’émotion » jusqu’à la mairie, dont le premier adjoint est « issu de l’immigration ». Il a lui aussi reçu des lettres anonymes. Mais son indignation, ou en tout cas ce qu’en ont conservé les journalistes, s’exprime en termes très peu politiques et très marchands : « C’est détestable que des gens n’aient pas évolué, c’est détestable dans le sens où la population issue de l’immigration, c’est une clientèle comme une autre et qu’elle consomme ». Discours marchand… redoublé d’un discours un tantinet policier, à propos des « mesures à prendre » : « On est attentifs. On va prendre des mesures spécifiques pour surveiller chaque bar, mais on surveille l’ensemble des commerces de la ville ». Surveiller les commerces pour combattre le racisme, voilà qui est novateur et promet d’être efficace. En complément, les lettres ont été envoyées à la police scientifique pour analyse. Tout ceci ayant déjà duré 1’30, on se demande bien combien durera le reportage le jour où les résultats seront connus.
8. Un crash aérien sur une maison de banlieue (15’’)
L’auditeur qui serait déjà en manque de chair fraîche peut se rassasier de l’information suivante : un crash aérien sur une maison de banlieue aux Etats-Unis. On ne sait pas combien de passagers comptait l’appareil, mais on sait qu’il n’y a aucun survivant. Cela fait donc beaucoup de morts, mais étrangers : ils comptent moins, la queue de peloton du journal suffira. Leur place est du reste plus enviable que celle concédée à la politique étrangère.
9. La politique étrangère ? Bien sûr ! Seize secondes.
Vraiment, trois fois rien : Abdelaziz Bouteflika est candidat à sa propre succession. Hélas, il n’y a « aucun suspense », sa réélection est « évidente ». Pourquoi donc perdre du temps en faisant davantage qu’expédier en une phrase le fait que l’opposition boycotte le scrutin ? Sans doute ne faut-il pas chercher querelle à un régime ami. Rien sur la situation politique en Algérie, donc. Il est bien plus important de traiter d’un sujet d’urgence, qui permet de boucler la boucle…
10. Déjà en manque de sang ? C’est l’heure de… « Crim’ expo »
… « Les séries télévisées sur la police scientifique font un tabac ! » exulte Agnès Bonfillon sans dissimuler son plaisir. Cette déclaration de la plus haute importance permet d’enchaîner sur l’exposition « Crim’expo » à la Cité des sciences. Incontestablement, depuis dix minutes de journal, le thème criminel avait été dramatiquement négligé. La journaliste est ravie : « Jusqu’en janvier 2010, vous pouvez, quel que soit votre âge, endosser le rôle d’un policier chargé de résoudre un meurtre… ». Le reportage, placé sous le signe ludique de Sherlock Holmes et rythmé par des voix d’enfants, permet de faire passer la pilule policière.
Le journal se termine sur la musique de Psychose, pour accompagner une plaisanterie d’Agnès Bonfillon : « Et dire qu’on est vendredi 13 ! Tremblez, tremblez, tremblez… ». Hélas, l’auditeur, croyant avoir composé le numéro de la police plutôt qu’écouté les informations sur une grande chaîne de radio publique, est trop hébété pour avoir envie de rire.
Grégory Salle