I. Première semaine : 1 minute 23 d’« information »
– Jeudi 22 janvier, 13h : Ce n’est que trois jours après le début du mouvement que TF1 propose un premier reportage – qui évoque uniquement les effets de la grève, sans s’intéresser une seconde aux faits qui auraient pu la déclencher, et sans mentionner explicitement sa dimension de grève générale [2]. Voici comment les téléspectateurs découvrent la situation sociale en Guadeloupe : « Depuis vendredi, les cuves des pompes à essence sont vides et les stations sont fermées jusqu’à nouvel ordre. Impossible ou presque de se déplacer dans le département ». Des témoignages viennent aussitôt compléter cette première esquisse : « Les bus font la grève aussi, donc là ils parlent de couper l’eau », « je me suis organisée parce que je savais que c’était la grève ». Et après la question des transports, on en vient logiquement à celle de l’énergie : « La centrale électrique en service minimum fonctionne normalement en dépit d’un piquet de grève ; il n’en est pas de même partout, et les chefs d’entreprise s’inquiètent ».
Les motifs d’une telle situation ? TF1 préfère les ignorer, ou ne pas les faire savoir, et se contente de répertorier les conséquences d’un mouvement de grève apparemment sans causes ni revendications. Ce travail d’enquête effectué, il est temps de donner la parole à l’un de ses adversaires (un chef d’entreprise blanc, vraisemblablement un béké) : « Ce sont des actions que je qualifierai de coup de poing, de personnes qui veulent forcer les autres à suivre ce qu’ils veulent imposer aux Antilles, et qui ne correspondent absolument pas à la volonté de la population ». Un point de vue [3] qu’il serait superflu d’étayer par des chiffres, par exemple celui des mobilisations et des manifestations. D’autres chiffres en revanche retiennent l’attention du journaliste : « 2000 touristes en moins par jour, 3 navires de croisière déroutés hier car l’accueil ne pouvait pas être assuré en Guadeloupe, les commerçants de Pointe-à-Pitre commencent à s’interroger sur le bienfondé de la grève générale [4]. » Et semble-t-il, il n’y a pas que les commerçants guadeloupéens… Dernière précision, à toutes fins utiles : « Se rendre à l’aéroport nécessite aujourd’hui d’achever le trajet à pied. Manifestants et forces de l’ordre se font face, spectacle surprenant pour ceux qui débarquent en Guadeloupe. » En 1 minute 23, tout est dit : une grève, menée par d’invisibles grévistes, sans raisons ni objectifs, , bloque le pays et inquiète chefs d’entreprise, touristes et commerçants, sans être soutenue par la population. Un « spectacle surprenant »…
II. Deuxième semaine : un peu de bruit pour pas grand-chose
– Le 27 janvier, après cinq jours de relâche, le surprenant spectacle est de nouveau à l’affiche, et pour la première fois au Journal de 20h, dans un reportage lancé en ces termes par Laurence Ferrari : « La tension monte en Guadeloupe au 9ème jour de grève générale. Les négociations n’ont pas abouti hier et la vie quotidienne devient de plus en plus difficile pour les habitants comme pour les touristes. Parfois même les esprits s’échauffent et la situation devient explosive . Reportage... » Une « vie quotidienne difficile » ? A cause de la grève, bien sûr. Quant aux difficultés de la vie quotidienne qui sont à l’origine du conflit, elles ne seront même pas évoquées. Entre les « habitants » et les « touristes », TF1 a fait son choix...
… Comme le montre le reportage. Car ce qui vaut enfin au conflit social en Guadeloupe les honneurs du 20h le plus regardé de France, c’est une « vidéo amateur » que TF1 s’est procurée [5], une vidéo bien racoleuse qui remplace avantageusement une enquête sur le mouvement social en cours : on y voit une voiture forcer un piquet de grève. Ces images ouvrent le reportage, assorties d’un commentaire qui rappelle les grandes heures du Droit de Savoir du regretté Charles Villeneuve : « Confinés plusieurs jours sans eau, sans électricité, des touristes parfois exaspérés tentent de sortir coûte que coûte de leurs établissements hôteliers, défiant les piquets de grève. Affolé, aveuglé, pare-brise éclaté à coups de bâton, ce conducteur a même failli écraser sa propre famille sous une volée de projectiles divers. »
Les circonstances de cet incident qui a fait du bruit en Guadeloupe ont été controversées. Mais, au fond peu importe : le problème est qu’il est aussitôt généralisé [6] et présenté comme symptomatique d’un mouvement qualifié d’« explosif » – et dont on ne dira pas grand-chose de plus. On peut alors reprendre l’information là où on l’avait (dé)laissée : « Depuis 8 jours, les stations service sont fermées , seuls les véhicules d’urgence sont approvisionnés. Impossible donc de se déplacer pour se rendre au travail, car les transporteurs publics sont en grève également pour soutenir le mouvement contre la vie chère ». Petite nouveauté, on apprend au passage, en termes très généraux, une des cibles du mouvement (qui va durablement éclipser toutes les autres), et grande nouveauté, on a droit à une apparition à l’écran d’un de ses leaders. Certes il est présenté comme Elie « Damota », au lieu d’Elie Domota, et on lui donne le titre original de « porte-parole des grévistes », alors qu’il est secrétaire général de l’UGTG [7] et porte-parole du collectif LKP [8], mais il faut savoir se contenter de peu – d’autant qu’il n’aura que quelques secondes pour souligner la différence des prix entre Guadeloupe et métropole et confirmer son appel à continuer le mouvement.
Car l’information n’attend pas, et l’on reprend : « Les difficultés de la vie de tous les jours commencent à peser . Impossible en effet de se ravitailler dans les grandes surfaces ou les centres commerciaux cadenassés . Il faut avoir recours aux petits marchands et au système D. Les négociateurs devraient s’asseoir ce soir à la même table pour étudier les 149 revendications des syndicats et associations à la tête de ce vaste mouvement de protestation. » En une minute, cette fois, on aura appris l’existence d’un « vaste mouvement de protestation » dont on ne saura rien, et de 149 revendications, dont on peut imaginer que quelques unes d’entre elles portent sur « la vie chère ». Un indéniable progrès !
– Le lendemain, mercredi 28 janvier : Laurence Ferrari a cependant le sentiment de n’avoir pas tout dit. Aussi, un deuxième reportage tente-t-il de répondre, selon la description du site de TF1, à la question suivante : « Que se passe-t-il précisément en Guadeloupe » ? Mais, dès le lancement de la présentatrice, on apprend ce qui la tourmente :
« Situation plutôt préoccupante en Guadeloupe qui est entrée aujourd’hui dans son dixième jour de grève générale. Ecoles, magasins, administrations, stations-service, tout est fermé dans ce département des Antilles où l’eau est également coupée dans la journée. Difficile également de travailler pour les journalistes dans une situation qui est de plus en plus tendue »
Et le reportage suit la voie toute tracée :
« La quasi-totalité des commerces et des grandes surfaces a baissé les rideaux . Seuls les petits marchés de petits producteurs récoltants restent ouverts. » Témoignage d’une passante. « Quelques stations-service ont été réquisitionnées pour les seuls usagers prioritaires. Les files d’attente y sont interminables, car tous n’ont pas la même conception de la priorité » Témoignage d’un passant. « La grève générale contre la vie chère paralyse l’île depuis neuf jours et la tension monte , au point qu’il y a deux heures » Yves Jégo est intervenu à la radio : interview d’Yves Jégo (à qui sont consacrées 28 secondes, soit 42% du reportage) et conclusion rassurante : « Des réponses qui devraient pour l’essentiel augmenter le pouvoir d’achat des Guadeloupéens, faute de pouvoir faire baisser les prix. »
Besoin d’autres « précisions » ? L’enquête de TF1 est en cours…
– Jeudi 29 janvier, 13h : La journée de mobilisation – également appelée « jeudi noir » – en métropole [9] entretient l’intérêt des journalistes de TF1 pour le mouvement de grève en Guadeloupe. Le 13h de Jean-Pierre Pernaut propose ce jour-là un reportage consternant dont nous avions déjà rendu compte ici. Rappelons que celui-ci s’ouvrait sur une évocation poignante… des touristes métropolitains fuyant l’enfer, et brutalement chassés du paradis : « Ils avaient quitté au matin l’hiver parisien pour des vacances en manches courtes, et ils se réjouissaient de fuir sous les cocotiers guadeloupéens les grèves en métropole. Mauvaise pioche . Car à l’atterrissage à Pointe-à-Pitre, le paradis tropical avait baissé le rideau »
La déception des fugitifs devait logiquement éclipser toute évocation du contexte ou des motifs de la grève, et seules les 29 dernières secondes du reportage (soit 35%) étaient vaguement consacrées aux Guadeloupéens [10].
– Jeudi 29 janvier, 20h : 16 minutes après le début du journal, Laurence Ferrari évoque à nouveau la Guadeloupe qui « est entrée dans son dixième jour de grève générale ». Et de reprendre le refrain de la veille : « l’île est paralysée , le spectacle impressionnant, plus d’essence , les routes sont désertes, les magasins fermés , la tension reste vive . ». Avec cette information : « Ce soir le préfet a rompu les négociations avec les organisateurs du mouvement. Reportage… » Un « spectacle » dont TF1 ne se lasse pas, bien qu’il recoure aux mêmes ingrédients – les stations-service désertes, les magasins fermés, la « paralysie » –, et souffre des mêmes absences – le contexte social, économique, politique, et les revendications précises des grévistes. Pour avoir des détails, suivez la note [11].
– Le lendemain, vendredi 30 janvier : Jean-Pierre Pernaut, après son exploit de la veille, n’évoque pas la Guadeloupe. Mais au 20h, on veille au grain. Quatorze minutes après le début d’un journal (qui s’est ouvert sur la victoire des habitants de Gourdon dans le Lot, où le train s’arrête à nouveau), Claire Chazal, après les rappels d’usage, lance un nouveau reportage, « la Guadeloupe toujours paralysée par la grève depuis 10 jours. On constate des pénuries d’essence , les magasins sont fermés pour la plupart. Cet après-midi, plusieurs milliers de personne ont à nouveau manifesté dans les rues de Pointe-à-Pitre pour protester contre la vie trop chère . Pour l’industrie du tourisme c’est en tout cas un nouveau coup dur, la plupart des grands tour-opérateurs ont annulé leur voyage vers l’île ».
Le reportage (qui dure cette fois 1’16), est « en tout cas » entièrement consacré… au secteur touristique. La parole est d’abord donnée au directeur (blanc) « du plus bel hôtel de la Guadeloupe », et l’on compatit avec lui : « L’hôtel se vide donc, au rythme du départ de ses clients. Ceux qui restent peuvent encore profiter du soleil et du confort de l’hôtel à condition toutefois de ne pas en sortir ». Pourquoi ? Sans doute parce que les grèves empêchent aussi de profiter du soleil… Complément d’enquête : on s’intéresse ensuite aux « gîtes ruraux [qui] sont aussi touchés », et au témoignage d’une propriétaire (blanche) de l’un d’eux. Conclusion du journaliste, qui, retrouvant les réflexes de ses confrères métropolitains confrontés aux grèves épidémiques, soupire : « Et pourtant, il y a à peine quinze jours, l’Etat signait avec les compagnies aériennes un accord de baisse des prix vers les Antilles, précisément pour relancer cette destination touristique. Des efforts réduits à néant par cette dernière poussée de fièvre sociale en Guadeloupe . » En clair, les grévistes sont des saboteurs.
– Le samedi 31 janvier : rien à signaler, apparemment, en Guadeloupe. Et le dimanche 1er février, à 13h, TF1 n’a toujours rien à en dire. Mais le Journal de 20h évoque l’arrivée sur place du secrétaire d’Etat chargé de l’Outre-Mer Yves Jégo. Une arrivée qui ne sera pas annoncée à l’ouverture du journal... Il est vrai que l’actualité du jour est déjà bien chargée : l’équipe de France de Handball a gagné quelque chose, Michel Desjoyaux aussi, une alerte à la neige et au verglas est lancée dans certains départements, alors que des magasins de déstockage alimentaire, moins cher que le hard discount, font leur apparition en France (depuis deux ans), et que les restes du paquebot France sont vendus aux enchères. Voilà pour le sommaire.
14 minutes et 30 secondes après le début du journal, il est temps pourtant de se pencher sur l’île « paralysée ». L’arrivée d’Yves Jégo a visiblement galvanisé l’équipe, car Claire Chazal, après les incantations rituelles, annonce du nouveau : « Yves Jégo (…) va tenter de mettre un terme à la grève générale contre la vie chère qui paralyse l’île depuis treize jours. Plus d’essence , plus de circulation, l’activité est entièrement bloquée. Alors voyons ce qu’attendent les habitants , avec nos envoyés spéciaux... ». Et pour remplir ce programme alléchant, un reportage d’une longueur inhabituelle, bien que toute relative : 2’05 exactement. Malheureusement on attendra longtemps les « attentes des habitants ». Compte-rendu exhaustif :
Le reportage s’ouvre sur une file de voiture : « Chaos à la pompe à essence », commente le journaliste, dévoilant le véritable sujet du reportage. La seule « attente » qui sera évoquée sera celle… des automobilistes qui font la queue. Quelques images de la police qui contrôle. « A la pompe les pleins sont faits à ras bord, jusqu’à la dernière goutte. L’aubaine ne se représentera peut-être pas de sitôt. La tension monte et la police décide de stopper la distribution ». Interview d’une passante (blanche) : « Et ben mon mari depuis 6h30, il attend. Pour nous dire qu’on n’en a pas. Donc moi je retourne travailler, parce que moi j’ai un peu d’humanité [Le journaliste : « A pied ? »]Ben oui je retourne travailler à pied ». Retour à la file d’attente : « Les vols d’essence se multiplie. On vient de percer le réservoir de cette voiture, son propriétaire se précipite pour récupérer les dernières gouttes ». On quitte la station-service. Mais on ne lâche pas le « sujet » : « Sur le port, cet homme s’est résolu à siphonner son propre bateau ». Ce que « cet homme » confirme au micro – puis l’enquête continue : « D’autres plaisanciers partent acheter de l’essence dans les îles voisines, un approvisionnement parallèle qui alimente un marché noir où les prix s’envolent ». Un témoignage atteste de l’existence de ce marché parallèle, et le journaliste conclut, avec un soupçon d’agacement : « Les gérants de station-service ont pourtant obtenu du préfet qu’il n’y ait pas de nouvelle implantation sur l’île, c’était la principale de leur revendication. Ils pourraient donc rouvrir leur pompe dès demain. Mais pour cela il faudrait trouver du personnel, lequel participe encore à la grève générale. »
Un reportage censé s’intéresser aux « attentes des habitants », donc… et qui n’en dit pas un mot. Un reportage en réalité entièrement consacré à la pénurie d’essence, et qui ne dit pas non plus un mot du prix de l’essence en Guadeloupe, prix surélevé qui a pourtant joué un rôle non négligeable dans le conflit. Claire Chazal peut alors déposer la cerise sur ce gâteau, en enchaînant : « Et en politique Jean-Luc Mélenchon... » Une transition très… métropolitaine.
– Le lundi 2 février, Jean-Pierre Pernaut se souvient de « l’actualité sociale » en Guadeloupe. Mais s’il insiste, comme au 20h, sur la « paralysie » de l’île, JPP trouve un motif d’espoir dans le potentiel folklorique du mouvement. Et, à 13h15, on y retourne avec un sourire : « Toujours dans l’actualité sociale, la Guadeloupe qui reste paralysée par une grève générale depuis une dizaine de jours, toute l’économie est paralysée , on le voyait encore hier soir, mais ça n’empêche pas le carnaval de continuer . A Basse-Terre... »
A Basse-Terre, un reportage d’une minute : « Voilà une tradition antillaise qui ne souffre pas trop de la pénurie d’essence. Elle se pratique en effet en pied et en rythme. Les parades dominicales avaient pourtant pris un tour revendicatif hier après treize jours de grève générale. Et pendant que la jeunesse se déhanchait [images], les mères de famille évoquent les raisons du conflit. » Mais nous n’en sauront guère plus que ce que nous savons déjà : des yaourts hors de prix, et une vie très chère (« les Antilles ont doublé en prix »). La fin du reportage est consacré à Yves Jégo arrivé la veille, à sa conférence de presse, sa volonté « d’écouter tout le monde », et le journaliste conclut avec beaucoup d’indépendance d’esprit : « Le Secrétaire d’Etat ne partira que lorsque tous les problèmes seront réglés, dit-il. Il souhaite ainsi rompre avec les usages, qui voulaient que les ministres de la République viennent ici dans les Antilles avec une enveloppe, et repartent avec l’avion du lendemain. » Des usages d’une autre époque, dont on peut maintenant parler sans détours.
– Puis, pendant quatre jours, du 3 au 6 février, c’est le calme plat – plus aucun reportage dans les JT de métropole en tout cas. Le 4 février, on reparle bien d’une pénurie d’essence, mais c’est une fausse alerte : elle a lieu en Corse, à cause d’une grève dont on ne saura rien non plus. Il faut dire que l’exemple vient d’en haut : le 5 février Nicolas Sarkozy, qui intervient à la télévision n’aura pas un mot pour la Guadeloupe, ni pour la Martinique où vient de se déclencher un mouvement similaire. Et les quelques porte-micros prétendument triés sur le volet qui l’entourent respectueusement ne poseront aucune question à ce sujet. Le 6 février, Claire Chazal, avant un sujet sur la Martinique [12] fait tout de même un point sur la situation pétrolière en Guadeloupe (« 18ème jour de grève générale en Guadeloupe. La population proteste contre la vie chère , les distributions de carburants n’ont pas pu reprendre. L’accès à l’unique dépôt pétrolier a été bloqué . Le Secrétaire d’Etat à l’Outre-Mer Yves Jégo doit débattre des modalités d’une éventuelle baisse du prix de l’essence »).
Mais le mouvement continue, s’étend, le ministre fait un aller-retour remarqué, et il faut bien en parler. De nouveaux reportages sont proposés, suggérant, très timidement, que la couverture médiatique d’un tel conflit pourrait ne pas se contenter de dresser la liste des stations-service ou des centres commerciaux fermés.
III. Troisième semaine : un « certain malaise »
– Le 7 février, rien au 13h, mais au 20h, nouveau reportage, que le site de TF1 intitule : « Poursuite des négociations ». Le lancement de Claire Chazal correspond davantage à son contenu véritable : « Les négociations se poursuivent en vue de trouver une issue à la grève générale qui affecte l’archipel depuis le 20 janvier . L’unique dépôt pétrolier est toujours bloqué et l’ensemble des stations service n’est plus réapprovisionné . Des coupures de courant ont même été signalées ».
Le téléspectateur apprendra pourtant l’existence d’un « collectif syndical contre la pwofitasyon, l’exploitation en créole », certes surtout au travers des « actions » qu’il mène « chaque jour, comme le blocage de la SARA, unique société pétrolière de Guadeloupe, cible privilégié des grévistes », mais il pourra même entendre son porte-parole évoquer le problème de l’essence sous un angle nouveau (« La Sara ne nous a toujours pas dit où elle achète l’essence qui est distribuée dans les réservoirs en Guadeloupe, personne ne sait à quel coût, ni à quel prix. Par contre aujourd’hui on sait qu’il y a un trafic d’essence qui est organisé par les compagnies pétrolières dans la Caraïbe pour nous faire payer l’essence au prix fort »). Après tant d’efforts, on comprend qu’il faille revenir en terrain connu : « Les stations service ne sont donc plus approvisionnées. Une façon pour le collectif de montrer qu’il garde la main et détient seul les clés du conflit. Les hypermarchés restent fermés , et des coupures d’électricité tournantes ont été constatées dans l’île aujourd’hui ». La fin du reportage évoque des « négociations sur les salaires [qui] se poursuivent » l’arbitrage attendu d’Yves Jégo, la proposition patronale de 200 euros annuels, et la revendication syndicale de 200 euros mensuels.
– Le 8 février, toujours rien au 13h. Mais le 20h nous réserve une information de première importance, dont tout le monde se doutait à vrai dire, mais que viennent de comprendre les « envoyés spéciaux » de TF1 : cette crise serait « révélatrice d’un certain malaise » [13]. Peut-être vaut-il mieux en sourire…
Et sans rien perdre de son aplomb, Claire Chazal, seulement 8 minutes 30 après le début de son journal, de lancer doctement le sujet : « En Guadeloupe la situation reste confuse, le patronat et les syndicats recherchent toujours un accord final sur une hausse des salaires et aussi sur le problème du prix de l’essence, trop élevé. Une crise qui illustre le malaise de la société guadeloupéenne où la précarité est grande, notamment parmi les jeunes . C’est ce qu’ont constaté nos envoyés spéciaux... »
Un reportage exceptionnellement « long », qui dure 2’25. Un indéniable progrès – et cette fois soit dit (presque) sans ironie. Mais on partait de si loin en dessous de zéro que le contraire aurait été difficile à concevoir. Et il reste de toute façon ce constat brut et sans appel : il aura fallu presque trois semaines de grève générale pour que TF1 daigne enlever ses lunettes de soleil et se rende compte d’un « malaise » dans la « société guadeloupéenne ».
En revanche, qu’on ne compte pas sur TF1 pour proposer la moindre analyse de ce « malaise » ; il faut s’y résigner, TF1 continuera à faire du TF1. L’ouverture du reportage est éloquente. Croyant pourfendre des clichés, le commentaire nous informe d’abord sur l’épaisseur des préjugés de ses « envoyés spéciaux » : « On les imagine sur la plage [images], au soleil, en grandes vacances perpétuelles. Avoir vingt ans aux Antilles, le rêve ! Voici, au revers de la carte postale, la vie des intéressés. » Suivent alors des témoignages de jeunes Guadeloupéens d’un quartier HLM au nord de Pointe-à-Pitre. Mais aucune donnée chiffrée, aucune mise en perspective ne viendront donner du sens à ces bribes d’expériences individuelles, ou permettre de les situer dans la réalité guadeloupéenne. Mais au moins, la précarité des jeunes est évoquée, ce qui est mieux que rien. Et le reportage aborde aussi la question « raciale », en donnant la parole au LKP puis au patronat local. Avec une conclusion du journaliste : « L’exil, en métropole ou ailleurs, seule solution pour les mieux formés ». Et un petit cliché pour finir : « Aux autres, à la cité Lacroix, ne reste que le rêve d’un hypothétique succès musical », sur des images qui montrent les jeunes entrevus tout à l’heure en train de pousser la chansonnette. Quelques aperçus, donc, prisonniers d’une présentation anecdotique.
– Lundi 9 février, 13h : Le départ surprise du Secrétaire d’Etat, en pleine négociation, va provoquer un regain d’attention pour le conflit. Même JPP s’en mêle, et propose un reportage d’une minute sur… « le départ d’Yves Jégo » [14]. Colère des Guadeloupéens, assurances de Jégo, et quelques informations complémentaires : « Les routes restent bloquées , et des manifestants ont méthodiquement envahi des magasins. »
– 9 février, 20h : Pour la première fois depuis le début du mouvement, la crise antillaise fait la Une [15]. Il aura suffi pour cela du départ controversé d’un sous-ministre (« la crise en Guadeloupe et en Martinique : le brusque retour d’Yves Jégo provoque un malaise »). Le « malaise » de la « société guadeloupéenne », péniblement identifié au bout de trois semaines d’un conflit historique, n’aura lui jamais eu les honneurs de la Une de Laurence Ferrari. Le reportage (1’30) ressemble à celui du 13h, avec des manifestants pas contents, de la communication gouvernementale (« toutes les demandes du collectif à l’origine du mouvement sont déjà satisfaites à l’exception des hausses salariales ») et une couverture médiatique qui « s’étend », à l’identique, sur la Martinique : « le mouvement s’est étendu à la Martinique sur cette zone d’activité commerciale, les manifestants bloquent les accès , et les grévistes exigent des patrons de magasins et supermarchés la fermeture de leur enseignes »
– 10 février, 13h : JPP est encore sur le pont. Il retransmet des extraits de la déclaration de François Fillon sur les mesures décidées pour les Antilles, puis lance un reportage sur les manifestations de la veille : « mobilisés comme au premier jour, 10000 personnes à Pointe-à-Pitre, 1500 au moins à Basse-Terre ». « Comme au premier jour »… Difficile à vérifier, pour le téléspectateur de TF1, car c’est la première fois que la chaîne donne des chiffres sur la mobilisation, et même l’une des première fois qu’elle évoque l’existence de « manifestations ». Du côté revendications, en revanche, on fait plus ou moins du sur-place : « Au cœur des revendications et de la lutte des Guadeloupéens contre la vie chère , toujours le prix des carburants, que le président du Conseil Général a qualifié de véritable scandale ». Pour quelles raisons ? Mystère... Quant à la Martinique, elle subit à peu de chose près le même traitement médiatique infligé à la Guadeloupe [16].
– 10 février, 20h : Les déclarations de Fillon et le retour prévu de Jégo sous escorte de deux médiateurs maintiennent l’intérêt de Ferrari pour le mouvement. Pour la deuxième fois, il est annoncé en Une ; c’est même le deuxième titre : « L’annonce du durcissement de la grève générale en Guadeloupe après le refus de François Fillon de subventionner les bas salaires. Yves Jégo doit retourner sur l’île accompagné de deux médiateurs », annonce la présentatrice, quand une incrustation indique, pour appâter le chaland, « Les Antilles sous tension ». Près de onze minutes après le début du journal, un reportage est lancé. Dans l’ensemble rien de bien nouveau, à part l’envoyé spécial de TF1. Sans rien savoir des raisons qui ont conduit à ce remplacement, on notera un certain infléchissement du ton employé et du point de vue adopté [17], comme en témoigne cette interview :
- Elie Domota : - « Des milliers de Guadeloupéens souffrent depuis des années en silence, et qui aujourd’hui se sont rassemblés pour dire non à l’exploitation, non à la soumission. »
- Le nouvel arrivant : - « Ils souffrent de quoi ? »
- Elie Domota : « De tout, de la discrimination raciale, des bas salaires, de l’exploitation, de vivre dans la misère, de vivre dans l’ignorance… »
Il aura donc fallu attendre trois semaines pour que TF1 daigne poser et se poser ce genre de questions… sans pour autant se donner les moyens d’y répondre, au moins dans ses JT : presque aucune donnée chiffrée, aucune perspective globale, pas un mot sur le contexte historique, social, économique, pas une statistique sur le chômage, sur la précarité, la « vie chère », ou les inégalités - et pas davantage de tentative d’explication de ces phénomènes. Aucun temps de parole accordé à un gréviste, à part les quelques mots de leurs porte-parole, aucun autre point de vue sur le mouvement que celui de ses prétendues « victimes », ou celui de journalistes privés de plage. Des non-informations martelées jour après jour, et des informations essentielles passées sous silence ou mentionnées au détour d’une phrase. Une bouillie indigente et pourtant indigeste - et pour tout dire insupportable quand on met en regard de la gravité de la situation sociale, l’importance démesurée accordée à d’autres sujets, qu’on s’abstiendra de mentionner.
La fenêtre entr’ouverte sur les racines d’un mouvement exceptionnel, par son ampleur et sa nature, va-t-elle se refermer avec le « durcissement » annoncé du conflit ? Elément de réponse qui n’incite pas à l’optimisme : depuis le 10 février, on compte déjà quatre reportages consacrés à l’industrie du tourisme « mise à mal », et même « première victime de la crise » [18]
Olivier Poche, le 15 février 2009.
PS : Après les affrontements de la nuit du 16 au 17 février, à 20 h (heure de Paris), Harry Roselmack a respiré un « parfum d’insurrection ».