Que pense aujourd’hui Jean-Marc Rouillan des assassinats pour lesquels il a été condamné à deux reprises à la « réclusion criminelle à perpétuité assortie d’une période de sûreté de 18 ans pour les faits de complicité d’assassinat » ? A dire vrai, nous ne le savons pas vraiment, et pour cause : il ne s’est jamais prononcé publiquement à ce propos parce que la Justice lui a interdit de le faire. Et qu’est ce que chacun d’entre nous peut penser rationnellement, non de ses actes passés, mais du jugement que Jean-Marc Rouillan porte sur eux désormais ? Presque rien, pour la même raison.
Ce que nous savons, en revanche, c’est que de très nombreux médias ont condamné les propos que Jean-Marc Rouillan n’a pas tenus ; et que la justice a fait de même, en annulant la « libération en semi-liberté » dont il bénéficiait. Ce que nous savons aussi, c’est qu’ aucun nouveau dossier de semi-liberté ne peut être présenté avant deux ans, alors que l’état de santé du condamné s’est aggravé . [1]. Il a été hopitalisé le 7 mars.
Certes, ce ne sont pas les médias qui ont prononcé la sentence, mais ils ont contribué à rédiger l’acte d’accusation. Et désormais, ils se taisent… (Acrimed)
[…] Durant ses vingt-cinq années d’incarcération, Jean-Marc Rouillan connut onze ans de quartiers de haute sécurité ou d’isolement ; puis les centrales de Lannemezan et d’Arles, où il a écrit tous ses livres [2], dont le dernier rassemble quatre ans de chroniques sur son quotidien carcéral, initialement parues dans le mensuel de critique sociale CQFD (Marseille).
Le 6 décembre 2007, Jean-Marc Rouillan obtient une « libération en semi-liberté » subordonnée, parmi d’autres obligations de « bonne conduite », à celle de « s’abstenir de toute intervention publique relative à l’infraction commise [3] ».
Les éditions Agone engagent Jean-Marc Rouillan, le 17 décembre [4], dans le cadre du régime de semi-liberté : du lundi au vendredi, il quittait le centre de détention de Marseille (Les Baumettes) à 7 heures pour se rendre dans nos bureaux et il rentrait à 19 heures en prison, où il passait ses week-ends. Il a participé, entre autres tâches, à la finalisation de plusieurs titres, dont le dernier est une traduction du catalan consacrée aux Derniers Exilés de Pinochet [5]
À l’occasion de la parution du recueil de ses Chroniques carcérales, une conférence de presse avait été autorisée par le juge d’application des peines « anti-terroriste », dans les locaux d’Agone, le 21 janvier 2008 à 10 heures, du moment qu’elle se limitait à la presse écrite : ni radio ni télévision [6].
Furent ensuite inlassablement refusées à Jean-Marc Rouillan toute intervention en librairie (sur quelque thème que ce soit) ou dans tout lieu public (sur quelque territoire que ce soit). Quant à l’aménagement de son temps libre en dehors des horaires de travail (9 heures - 17 heures), Jean-Marc Rouillan a bénéficié, en tout et pour tout, de quelques soirées consacrées à des réunions éditoriales et de deux permissions dominicales.
Entre janvier et septembre 2008, des entretiens et comptes rendus de ses livres paraissent régulièrement, surtout dans la presse militante [7] ; non que tous les médias officiels (y compris la télévision) ne nous aient pas transmis régulièrement des demandes d’interviews, mais à chaque rappel de notre part des conditions de l’exercice – Jean-Marc Rouillan doit « s’abstenir de toute intervention publique relative à l’infraction commise » –, les demandeurs n’étaient plus intéressés « pour le moment »…
Courant septembre 2008, Jean-Marc Rouillan accorde deux interviews : l’une au correspondant de Libération à Marseille – qui paraîtra, dans des conditions normales, sous le titre « J’assume totalement mon passé mais je n’incite pas à la violence » [8] ; l’autre à un apprenti journaliste qui s’est d’abord présenté à lui comme correspondant du Monde, et fera finalement paraître son entretien dans L’Express du 2 octobre – après les refus du Monde, du Monde 2, du Journal du dimanche et du Nouvel Observateur.
De ce dialogue qui revient surtout sur ses engagements politiques aujourd’hui, on ne retiendra qu’une question : « Regrettez-vous les actes d’Action directe, notamment cet assassinat [de Georges Besse] ? », à laquelle Jean-Marc Rouillan a répondu : « Je n’ai pas le droit de m’exprimer là-dessus… Mais le fait que je ne m’exprime pas est une réponse. Car il est évident que, si je crachais sur tout ce qu’on avait fait, je pourrais m’exprimer. Par cette obligation de silence on empêche aussi notre expérience de tirer son vrai bilan critique. »
L’Express met son « scoop » en ligne le 1er octobre à 8 heures [9]. À midi, une dépêche de l’Agence France Presse (AFP) relaie les propos de François Hollande sur Europe 1, qui se dit « choqué que Jean-Marc Rouillan n’ait aucun élément de regret, de contrition par rapport à ce qui s’est fait, l’assassinat [de l’ancien patron de Renault Georges Besse] » [10] ; l’AFP précisant que, « dans une interview à L’Express à paraître jeudi, Jean-Marc Rouillan laisse entendre qu’il ne nourrit aucun regret pour l’assassinat de Georges Besse ».
Six heures plus tard, sous le titre « Rouillan risque le retour en prison pour son apparent manque de remords », l’AFP relaie cette fois le parquet, qui a demandé la révocation de la semi-liberté : « M. Rouillan a enfreint dans cette interview une des obligations qui pesaient sur lui, celle de s’abstenir de toute intervention publique relative aux infractions pour lesquelles il a été condamné » ; l’AFP ajoutant son propre commentaire, selon lequel Jean-Marc Rouillan a « laissé deviner son absence de remords ».
Le ton et l’interprétation sont donnés : une bonne part de la presse suivra, de La Croix au Figaro, à L’Humanité, Sud-Ouest, etc., en général mot pour mot [11] ; parfois avec un zèle humanitaire, comme sur RTL : « Rouillan ne demande qu’à retourner en prison ! [12] »
Le jour même, le juge d’application des peines de Paris « compétent en matière de terrorisme » rendait son « ordonnance suspendant la mesure de semi-liberté » de Jean-Marc Rouillan pour avoir « profondément troublé l’ordre public » et afin « d’éviter tout contact avec les médias » [13]. Deux semaines plus tard, le 16 octobre, le régime de semi-liberté était révoqué par le tribunal de l’application des peines, « considérant que les propos de M. Rouillan sont l’expression de l’opinion de leur auteur sur les crimes commis par le groupe terroriste auquel il appartenait et pour lesquels il a été jugé et condamné et constituent une violation de l’obligation de sa semi-liberté [14] ».
Ces « trois semaines depuis lesquelles l’ancien terroriste d’Action directe a été réincarcéré pour des propos qu’il n’a pas tenus » – pour reprendre une formule de simple bon sens [15] – ont donné l’occasion à de nombreux plumitifs d’envergures diverses de s’afficher dans les médias, grands et petits, pour livrer leurs opinions, plus ou moins autorisées, sur les effets de quelques mots mis en scène par les mêmes médias [16]. En pleine crise financière, certains ne perdaient ainsi pas le sens de leurs investissements moraux et des profits qu’on peut en espérer à la corbeille médiatique.
Ces trois semaines ont surtout montré l’efficacité de la machinerie journalistique pour faire croire au plus grand nombre que quelqu’un avait dit une chose qu’il n’avait pas dite. Car Jean-Marc Rouillan n’a jamais déclaré qu’il ne regrettait pas son passé mais qu’il ne serait autoriser à en parler que pour l’abjurer, et rien d’autre. Pourtant, en deux jours de rumeur médiatique, il commence par « laisser entendre qu’il ne nourrit aucun regret pour l’assassinat de Georges Besse » (AFP), puis il n’a « pas de regrets, pas de remords, pas même le début du commencement d’un doute » (Le Figaro) ; enfin ce « terroriste non repenti » qui, pour La Croix, « n’a fait état d’aucun remords » devient, pour LCI, un « assassin sans regrets » [17].
On n’a pas lésiné sur les moyens mis en œuvre dans l’« exercice de la preuve », fabriquant de l’émotion à grands coups de sons et d’images d’archives pour développer ce « trouble de l’ordre public » que la justice se devait de faire cesser par une nouvelle condamnation – si on en croyait les responsables politiques et médiatiques.
Enfin la cour d’appel, en audience le 27 novembre, arrêt prononcé le 4 décembre, a tranché comme suit : « Considérant que M. ROUILLAN a exprimé une opinion sur les faits pour lesquels il a été condamné, fût-ce avec ambiguïté que le commentaire, d’ordre plus général dont il a complété ses propos concernant l’impossibilité de tirer de l’expérience un vrai bilan critique, n’a pas levée […] ; qu’en tout état de cause, la réponse de M. Rouillan à la question précise du journaliste [18] ne peut apparaître aux victimes de cet acte, protégées au premier chef par l’interdiction transgressée, que comme l’expression publique de son opinion sur les crimes commis ; que les propos de M. Rouillan constituent une violation de l’obligation de la semi-liberté qui lui avait été accordée pour une durée d’un an à compter du 17 décembre 2007 ; qu’il convient de confirmer le jugement du tribunal de l’application des peines qui a prononcé le retrait de la mesure [19]. »
Voilà un exposé des faits qui fournit quelques éléments de comparaison sur la palette des raisons qu’au cours de la vie d’un même individu l’État invoque pour l’envoyer derrière les barreaux ; et sur le rôle des médias dans ce processus. On pourrait aller plus loin dans la comparaison en regardant le traitement par nos justices des crimes politiques selon que l’État et les multinationales en sont les cibles ou les commanditaires [20]. Mais cela nous mènerait trop loin : on verrait reparaître les fantômes de Maurice Papon et de quelques grands patrons condamnés pour collaboration (comme ceux de Michelin et de L’Oréal ou des principales banques) toujours en poste après la Libération. Si on allait regarder en Allemagne et Amérique du Sud, on verrait d’importants responsables du régime nazi finissant paisiblement leur vie. Puis on réaliserait qu’au Chili les militaires de la junte de Pinochet vieillissent en paix pendant que des militants ayant lutté contre ce régime sont toujours interdits de retour malgré la « transition démocratique » [21]. On croiserait aussi les officiers bien vivants de l’OAS, qui, après une série d’amnisties, bénéficient désormais – grâce à l’article 13 de la loi du 23 février 2005 – d’une indemnisation pour compenser l’absence de leurs cotisations de retraite durant leur exil forcé ou leur emprisonnement. On ne s’arrêterait plus ! […]
Les éditeurs
- « Avant-propos de circonstance » pour [De mémoire (2) : Le deuil de l’innocence : un jour de septembre 1973 à Barcelone à paraître le 17 mars 2009. Voir la Présentation sur le site des éditions Agone.