Dans son intervention sur « Les médias et la crise », lors d’un récent « Jeudi d’Acrimed », Frédéric Lordon s’amusait au jeu du avant/après. En comparant les propos contrastés pour ne pas dire carrément contradictoires tenus par les mêmes personnalités (économistes en tête) avant et après la crise actuelle du capitalisme, il mettait en évidence de furieux retournements de vestes sur un temps parfois très court. Or, il y a aussi les conversions de longue durée, celles qui courent, comme ici, sur quinze ans. Peut-être moins spectaculaires, elles n’en sont pas moins tout aussi saisissantes. Preuve en est la lecture successive des deux textes qui suivent. Même à plus de quinze ans d’intervalle, on peine à croire que c’est la même personne qui tient la plume ; une plume qui, outre son ton flatteur, flirte dangereusement avec la « vacuité » qu’elle dénonçait jadis chez celui dont elle assure, aujourd’hui, la promotion.
Une fois ces deux textes lus, il sera temps de se demander s’ils témoignent d’une conversion strictement intellectuelle ou politique qui, à ce titre, n’intéresse que secondairement la critique des médias, ou si elle n’est pas le symptôme d’une transformation de la place occupée par Bernard Maris et Charlie Hebdo dans l’espace médiatique.
Commençons par le dernier texte paru…
Texte 1 : Marianne , n° 622, mars 2009.
L’auteur est présenté comme « économiste et chroniqueur à Charlie Hebdo ».
B. Maris, « Mes enfants, écoutez bien mère-grand Minc… »
Dans son dernier ouvrage, pour faire valoir ses choix politico-économiques, l’essayiste et conseiller des patrons se faire conteur et use de métaphores…
Alain Minc, dans son nouvel essai*, file des métaphores plus qu’il ne prend des paris – « Le jour où la France comptera plus d’habitants que l’Allemagne », « Le Jour où les Asiatiques rafleront tous les Prix Nobel », « Le jour où Israël attaquera les installations nucléaires iraniennes », « Le jour où le terrorisme menacera de faire exploser une arme nucléaire tactique », etc. Dix dates et 10 annonces, toutes plausibles, sur ce qui nous attend. Certes, l’avenir n’est jamais fait du présent et encore moins du probable. Qui pouvait imaginer, en 1900, que quatorze ans plus tard l’Europe se lancerait dans la plus sanglante guerre civile de son histoire et déciderait de son suicide ? Qui a prévu les attaques du 11 septembre ? Tchernobyl ? Qui imaginait que le virus du sida ravagerait l’Afrique ?
Les choix d’Alain Minc sont ceux de la politique et de la puissance. Le jour où l’Allemagne est dépassée par la France en termes de population… Quelle revanche ! Les victoires napoléoniennes furent celles de la démographie : une énorme armée, dans le pays le plus peuplé d’Europe, et bien conduite de surcroît. Plus tard, le complexe français fut celui de la population. Et voici que la France redevient la première ! Avec quelles capacités, en termes de jeunesse, d’espoir, de nouvelles technologies ! « Le meilleur étalon de la confiance est de faire des enfants. » Curieuse France qui ne sait pas qu’elle déborde de confiance, cette confiance qui est le premier facteur de production, avant le capital et le travail…
« Le Jour où les Asiatiques rafleront tous les Prix Nobel »… Ce jour les grandes écoles prendront enfin peur, et l’on commencera peut-être à songer à la sélection des étudiants dans les universités. Ce moment ne sera qu’un juste retour des choses, cependant. Les Chinois ont tout inventé. Tout. L’imprimerie, le papier, la poudre, la boussole, l’horloge, le gouvernail d’étambot, la navigation à voile qui permit aux Européens de conquérir le monde. Tout inventé et rien appliqué.
Mes enfants, écoutez bien mère-grand Minc ! Chaque métaphore induit sa petite morale : les jeunes blancs qui se révoltent en ont marre du chômage et de la discrimination positive qui, à force, finit par les pénaliser… Le bouchon de la métaphore est allé un peu loin, mais on a compris : sortons de la crise, vite !
« Le jour où Israël attaquera le monde » est le plus crédible. C’est demain. L’efficacité nucléaire d’Israël est impressionnante. L’attaque réussit, les Américains n’y peuvent rien, et Israël « témoignage admirable des mérites historiques de la déraison » choisit d’être le bouc émissaire du monde au nom de sa tranquillité : « La psychologie de l’anéantissement demeure l’ADN Israël. ». Mais, pirouette de l’auteur : « La clef du drame est à Téhéran… Dans cette partie d’échecs, le joueur israélien est prévisible ; l’Iranien non. » Prévisible dans sa folie, a-t-on envie de dire…
Aucun de ces contes ne laisse indifférent. Et le style rapide, mêlant l’humour et juste ce qu’il faut d’angoisse, n’y est pas pour rien. Vous ne voulez pas que le russe Gazprom rachète Total ? Faites l’Europe, et armez-la juridiquement ! Vous ne voulez pas que la Chine envahisse Taïwan ? Par pitié, laissez-la mener sa croissance ! Voulez-vous sauver la presse, éviter que Google ne rachète le New York Times pour 1 dollar ? Réfléchissez à la nature d’Internet.
Dans ces contes du futur ébranlé, avouons notre préférence frissonnante pour Israël attaquant l’Iran et l’Allemagne rattrapée par la France. Décidément, la puissance des nations est bien ce qui ranime le plus les passions, même de lecture !
* Dix jours qui ébranlèrent le monde, Grasset, 132 p, 9€.
Soulignons que ce texte occupe la moitié d’une double page correspondant à une rubrique « forum », en l’occurrence autour de la question « À quoi sert Alain Minc ? ». L’autre moitié est occupée par un article cosigné par Eric Conan et Nicolas Domenach, intitulé « Un symbole de l’épuisement des élites néolibérales », critiquant [2] certains propos récents de celui que les deux auteurs désignent comme « l’intellectuel organique du CAC 40 ». Dans la division du travail intellectuel donc, ou plutôt dans ces affrontements de pacotille prisés par Marianne, Bernard Maris endosse donc expressément un rôle d’appui à l’essayiste médiatique. Or, plus de quinze ans plus tôt, le même Bernard Maris n‘avait pas encore découvert le talent d’Alain Minc ; celui-ci faisait même partie de ses cibles de prédilection…
Texte 2 : Charlie Hebdo , novembre 1993.
[Tiré d’un recueil des articles de B. Maris : Parlons pognon, mon petit. Leçons d’économie politique, Syros, 1994]
B. Maris, « Alain Minc, l’économiste qui a plus de centimètres que de neurones »
La secrétaire de rédaction me téléphone, minaudante : « Tonton Bernard… Si tu nous faisais l’économie vue par Alain Minc… Il passe à la télé, en ce moment… »
Parler d’Alain Minc ! Oui, Minc… Le ravi ahuri de sa vacuité, l’homme aux idées glissantes comme des merdes, le minet des télés, le nain des affaires, le commissionnaire du patronat qui commet régulièrement son petit livre comme d’autres leur petite commission, le gourou des premières années de Sciences Po et d’une intelligentsia composée de pygmées, le crétin qui ferait passer Régis Debray pour un penseur et Jacques Attali pour un savant… Attali avait au moins le mérite de plagier. De temps en temps, il recopiait de-ci de-là quelques idées. Celui-là creuse sa tête, tellement vide que ça lui fout le vertige, et nous expose le résultat, aussi brillant qu’un courant d’air dans du papier alu.
Il paraît qu’il vient d’étaler son imbécillité multiforme dans un livre intitulé Le Nouveau Moyen Âge. Dans deux ans, il écrira Demain la Renaissance, et dans trois À demain les Lumières. Méconnaissant totalement son époque, il était à craindre qu’il ignorât les précédentes, et imaginât le Moyen Âge à peu près comme Clavier dans Les Visiteurs : « Un monde frileux, replié sur lui-même en féodalités. » Quelle honte ! Devrait lire Villon ou Rabelais au lieu des journaux financiers.
Malgré les efforts d’une Anne Sinclair soudain intelligente, le pauvre garçon ne put rien dire en économie, faute d’avoir la moindre lueur en la matière, ce qu’il avait démontré comme chef d’entreprise, en faisant plonger sa boîte, Cerus, et s’être fait plumer (en compagnie du nullissime de La Genière) par Carlo De Benedetti au moment du rachat de la Générale en Belgique. Preuve qu’il faut fesser les petits garçons, ils en redemandant : Minc se dresse sur la pile de coussins préparée par Anne Sinclair, et se déclare outré que De Benedetti, soupçonné de corruption, se soit fait incarcérer trois heures.
Balladurien de gauche
Rosissant, il annonce que le monde devient plus incertain, plus flou, difficile à analyser, mais que lui se prépare à nous l’expertiser. On attend, angoissé. Il se lance alors dans des platitudes : « L’Europe n’est plus adaptée, l’Amérique n’est plus un leader, les capitaux circulent » (je n’invente rien), démontrant que le monde n’est pas de plus en plus compliqué, mais que lui, Minc, est de plus en plus abruti. Il ajoute que les Chinois ont, je cite, le « chromosome capitaliste »… Bref.
Entre autres démonstrations d’analphabétisme, il assène que « les Cortès franquistes ont lancé la démocratie » – ça, fallait vraiment oser ! – et qu’il faut réfléchir sur la popularité des fascistes italiens. Qu’est-ce à dire, jeune niais ? On joue les muscadins, maintenant ? Non, car l’idiot s’avoue, sans rire, de « gôche ». Balladur a donc de beaux jours devant lui. D’ailleurs, Balladur représente une « conscience collective » et Bayrou est un type bien. On retient un hoquet, mais voilà que l’homoncule se paie les écolos, qui « choisissent la nature contre la culture ». Evidemment, si la culture, c’est Minc, on ne le leur reprochera pas.
Minc conclut que « les villes, c’est un grave problème » – on ne rit pas –, et que le pays a besoin de cadres, dans les partis et les syndicats. On devine qu’il propose ses services. On le plaint, car même le PS n’en voudrait pas comme comptable. Il allait sauver sa mise en se déclarant contre l’ignoble projet de « perpétuité réelle » de Méhaignerie, mais se coula aussitôt en labélisant la démocrate chrétienne « grand courant moral ». La démocratie chrétienne ! Le ciment du pétainisme ! De Pinochet ! De Franco ! Allez, Rideau.
Rideau ? Nous l’avons dit : au titre de la critique des médias, c’est moins l’évolution de Bernard Maris en tant que telle qui nous importe que ce qu’elle révèle. Depuis longtemps Charlie Hebdo, sous l’impulsion de Philippe Val et de son propre aveu, a tenté de devenir un petit média présent dans la cour des grands [3]. L’économiste (Bernard Maris) a accompagné, puis soutenu ce nouvel élan impulsé par le moraliste (Philippe Val) : un élan qui les a conduit, successivement, tous deux à France Inter ! Devenu un chroniqueur de plus en plus sollicité et l’interlocuteur attitré et de plus en plus complaisant de Jean-Marc Sylvestre [4], « Oncle Bernard » [5] a renoncé à la satire en laissant la place à Bernard Maris. De là à penser que l’existence – ou l’excellence – sociale détermine la conscience, il n’y a qu’un pas que l’on peut franchir plus souplement : dis-moi quelle position tu occupes dans l’espace médiatique, quelle trajectoire t’y a conduit et quelles sont les dispositions qu’elles actualisent, je ne serais pas étonné qu’elles conditionnent tes prises de position…
Grégory Salle