« L’affaire » a débuté médiatiquement un certain 11 novembre 2008. Ce jour-là, devant les caméras des journalistes embarqués, la police antiterroriste procède à une interpellation musclée d’un « groupe » de jeunes vivant à Tarnac en Corrèze. Julien Coupat est l’un d’entre eux. Motif : la police accuse ces jeunes d’être les auteurs des sabotages survenus quelques jours auparavant sur les lignes TGV de la SNCF.
Dès le « 13 h » de ce 11 novembre, France 2 s’empresse, comme toutes les radios et télévisions « en prise directe sur les événements », de diffuser l’information. Quelle information ? Sans précaution, ce jour-là et le lendemain, les JT de cette chaîne du service public assènent la version « officielle ». Pis, ils brodent autour de l’affaire et poussent les enchères, donnant ainsi encore plus de crédit à cette version. Joli travail collectif de la plupart des présentateurs de la rédaction comme David Pujadas ou Élise Lucet, la palme revenant, comme on va le voir à Audrey Goutard.
Un commando tapi dans l’ombre
Dès le « 13 h » du 11 novembre donc, Audrey Goutard, après avoir certainement recoupé ses informations et vérifié ses sources, décrit les personnes arrêtées comme de méchants membres actifs d’un commando organisé et violent, présumé coupable du sabotage des lignes TGV : « Le commando avait fait de ce village en Corrèze son QG . C’est ici que les principaux membres ont été arrêtés ce matin. Ils vivaient dans une petite épicerie, tapis dans l’ombre . Parmi eux, le chef , un homme de 34 ans qui se présente comme un philosophe anarchiste […] les services de renseignement les avaient repérés il y a plusieurs mois. Ils les ont suivis dans toute leur radicalisation. Faire le coup de poing dans les conférences internationales, comme ici au dernier sommet du G8, ne leur suffisait plus . Le groupe a décidé de rentrer en clandestinité et de s’installer en Corrèze. Plus de téléphone, plus d’Internet mais des actions comme celles commises sur les voies ferrées . Des actes de sabotage qui ont paralysé ce week-end une partie du réseau. Les enquêteurs vont maintenant se pencher sur le passé du membre du commando . Ils ont quatre jours pour comprendre leurs motivations et déterminer s’ils n’avaient pas d’autres cibles. »
Audrey Goutard se passe du conditionnel de précaution qui, il est vrai, n’introduirait qu’une maigre prise de distance. Elle sait. De source sûre qui, bien qu’elle ne soit pas mentionnée, ressemble fort aux RG ou au ministère de l’intérieur. L’enquête est en cours ? Qu’importe. Jusqu’à ce qu’elles soient jugées, les personnes arrêtées sont présumées innocentes ? Qu’importe. L’examen de leurs motivations (pour des actes qu’on leur prête avant tout procès) n’est pas achevé ? Qu’importe : la journaliste les connaît déjà.
Au « 20h », c’est David Pujadas qui officie. Content des performances de la police, il annonce : « L’enquête n’a donc pas traîné après les actes de sabotage concertés contre la SNCF le week-end dernier. Vingt personnes ont été arrêtées ce matin, dix sont toujours en garde-à-vue. Elles sont toutes issues, je vous le disais, des milieux d’ultra-gauche. » Audrey Goutard réchauffe sa version du matin, en militarisant cette fois les complices présumés du « chef » présumé : « Le chef du commando a été arrêté avec ses principaux lieutenants […] Le groupe croyait opérer dans l’ombre […]. »
Fin limier, Pujadas enchaîne en s’interrogeant ainsi sur l’identité des membres du « commando » : « Qui sont ces militants qui ont basculé dans l’illégalité ? » Carrément, dans l’illégalité ! David Pujadas sait au moins cela… Franck Genauzeau, en direct de la Direction centrale du renseignement, lui répond en s’interrogeant à son tour : « Pourquoi s’en sont-ils pris à la SNCF ? Avaient-ils l’intention de tuer ou tout simplement de semer la pagaille ? » Lui aussi sait…. Jusqu’au moindre détail : « […] Il y a aussi des ordinateurs que les enquêteurs vont désormais éplucher afin de déterminer si les saboteurs ont agi seuls ou avec des complices. » Il sait lui aussi, sans le moindre recours au conditionnel que les supects, présumés innocents, sont coupables.
Le lendemain, même scénario. Mais l’enquête de nos journalistes avance : les téléspectateurs apprendront davantage sur les interpellés et leurs supposées motivations pour des actes dont on ne sait pas s’ils les ont accomplis. Au cours du journal de 13 heures, Élise Lucet, en introduction du premier sujet, non sans finesse sociologique et psychologique, les présente : « […] ils ont de 23 à 34 ans, il y a cinq hommes et cinq femmes, beaucoup sont issus de bonnes familles. Sûrement par réaction , ils ont choisi de s’engager dans la mouvance de l’ultra-gauche à tendance anarchiste. » Dans le reportage qui suit, le commentaire assène : « Les prévenus gardent le silence. Mais selon un de leurs tracts, ils auraient voulu toucher la société, là où elle est forte et faible, comme le nucléaire, le réseau électrique et le TGV. Le but, créer des tensions et favoriser un climat d’insurrection générale. » Et de poursuivre, par un complément d’enquête qui dévoile le dessous des cartes : « Depuis quatre ans, hommes, femmes et enfants vivaient là dans cette ferme de 40 hectares comme des agriculteurs […] Mais derrière cette apparence tranquille , certains membres interpellés hier menaient une vie parallèle de militants de l’ultra-gauche. » Des apparences qui n’ont pas trompé les enquêteurs… de la rédaction.
Le doute s’installe
Pendant les jours qui suivent, les JT diffusent les éléments de l’enquête que la police a daigné mettre à la disposition des journalistes : déplacement des suspects, résultats des perquisitions… et quelques micro-témoignages de l’entourage des interpellés. Mais devant la persistance de l’absence de preuves matérielles (qui ne pourraient, si elles existent, être évaluées que le jour du procès), l’hypothèse d’un emballement policier commence à poindre et, un mois plus tard, le ton a changé.
Au cours du journal de 13 heures, le 15 novembre, un reportage nous apprend qu’il ne s’agit pas (ou plus…) d’un commando mais d’« Une communauté installée ici depuis plusieurs années qui revendique un mode de vie alternatif. » Au cours du journal de 20 heures du même jour, c’est au tour de Laurent Delahousse de prendre un minimum de précautions : « On parle d’un noyau dur et le leader présumé de cette cellule qualifiée d’ultra-gauche a eu, il faut le reconnaître , un parcours assez étonnant . » Delahousse s’efface devant des sources anonymes auxquelles il impute ce qui, quelques jours plus tôt, avait été présenté sous la seule responsabilité de journalistes… égarés sur un « parcours assez étonnant ». Mais, « il faut le reconnaître », ils sont excusables, puisqu’existait un « faisceau d’indices ». « ON » ne reste pas anonyme très longtemps puisque, dans le reportage qui suit, Audrey Goutard balance sa source : « Voici Julien Coupat, l’homme de 34 ans considéré par les enquêteurs comme le leader du Commando invisible ». Qui a découvert le « Commando invisible » ? Les enquêteurs ou la journaliste ?
Le 18 novembre, David Pujadas, enfin, enfile – définitivement ? – les gants de précaution qu’il aurait été seyant de porter dès le premier jour : « L’actualité en France avec d’abord ce témoignage, celui du père de Julien Coupat, le chef présumé du groupe soupçonné d’actes de sabotage contre les TGV. »
Présumé coupable
Le 28 mai, six mois après les arrestations, Julien Coupat, le dernier des prévenus, est libéré mais sous caution, alors qu’il reste inculpé et que l’enquête se poursuit, toujours sans preuve matérielle à son encontre si l’on en croit ses avocats.
Au journal de 20 heures du jour même, David Pujadas, imperturbable, comme si de rien n’était, ouvre le sujet ainsi : « L’affaire avait fait grand bruit. Julien Coupat, 35 ans, présenté comme le cerveau d’un groupe soupçonné de sabotages contre les lignes TGV a donc été libéré. C’est un nouveau rebondissement dans cette enquête critiquée depuis les premiers jours . » Critiquée, mais pas dans les JT de France 2.
En direct de la prison de la Santé, Dominique Verdeilhan expose et explique la version de « la justice » : « Alors écoutez, Julien Coupat est libre mais il n’est pas innocenté même s’il est rare de voir quelqu’un poursuivre des actes terroristes remis en liberté au bout de six mois de détention. La justice se refuse d’interpréter ce soir cette libération comme un aveu de faiblesse. Pour les magistrats , eh bien, ils maintiennent leurs accusations : il est bien le chef d’un groupuscule d’ultra-gauche impliqué dans les sabotages des voies SNCF. Simplement, la justice considère aujourd’hui que sa détention n’est plus nécessaire eu égard de l’instruction qui est toujours en cours, principalement l’étude de liens éventuels avec des autonomistes allemands qui auraient commis les mêmes faits. Donc, Julien Coupat reste mis en examen pour destruction en réunion qui pourrait devant les assises lui faire encourir la peine de 20 ans de réclusion criminelle. » En somme, il ne faut pas se tromper, la libération de Coupat n’est pas un aveu d’échec.
Et c’est encore le point de vue de « la justice » qui prévaut dans les explications proposées dans le journal de 20 heures du lendemain : « Pas d’éléments matériels, pas d’aveu mais un faisceau d’indices contre Julien Coupat et ses amis. Des preuves suffisantes selon les magistrats antiterroristes pour le confondre sur au moins un fait : sa présence sur un lieu de sabotage. Les policiers le savent car ils avaient placé une balise sous sa voiture. Depuis plusieurs mois, Julien Coupat faisait l’objet d’une surveillance étroite des services de renseignement. Dans le cabinet du juge, le jeune homme et sa compagne ont justifié leur présence près de ces voies ferrées par le souhait d’avoir un peu d’intimité. Malgré ces dénégations, les magistrats ont considéré que non seulement Julien Coupat était à l’origine de plusieurs sabotages mais qu’en plus il s’agissait d’actes terroristes commis par un groupe extrémiste à la dérive […] D’où également les six mois de détention provisoire. Selon les magistrats, il y avait un risque de communication entre les différents membres du groupe et de pression sur les témoins. C’est une aberration pour ses défenseurs. » Environ 140 mots (coupe incluse) à charge contre Coupat et 33 mots pour sa défense. Mais aussi 25 secondes accordées à Christophe Chaboud, commissaire divisionnaire, chef de l’unité de coordination de la lutte antiterroriste, contre 15 secondes à Maître Willian Bourdon, avocat d’Yldune Levy, la compagne de Coupat.
Marie Drucker avait introduit ce « sujet » par cette question : « Un fiasco judiciaire se cache-t-il derrière l’affaire Coupat ? ». Bonne question. Quant au fiasco médiatique, - patent pendant le premier mois de l’enquête - est-il vraiment corrigé quand perdure le même suivisme à l’égard de Madame la Ministre de l’intérieur, des magistrats et de la police ?
Le suivisme à l’égard des sources officielles, voire de l’opération politique du gouvernement, s’avère désastreux pour l’information. Il est vrai que la confiance, plus ou moins aveugle, dans les sources judiciaires et policières, dans le cas des délits les plus courants, n’altère pas la réalité et que les présumés innocents s’avèrent coupables…, du moins en l’absence d’erreur judiciaire. Mais, cela ne saurait justifier ce suivisme, surtout quand il se nourrit de la course au scoop et à l’information spectaculaires. Quand on ignore si un accusé a ou non accompli les actes dont on l’accuse, les journalistes seraient souvent avisés de se taire. En toute indépendance.
Jamel Lakhal