Alors que TF1 n’en a proposé aucune, c’est la deuxième émission que propose France 2 sur la campagne européenne. En deuxième partie de l’émission « Mots croisés » du 25 mai (intitulée « Elections européennes. Drôle de campagne »), après une première partie consacrée aux… violences scolaires, France 2 organisait en effet un débat : relégué en fin de soirée, grevé par le nombre d’intervenants, politiquement déséquilibré [1].
A vous de juger... Notre propos n’est pas ici d’évaluer le rôle des responsables politiques dans cette cacophonie, ponctuée d’échanges virulents – et aussi d’argumentations à peu près audibles –, mais les effets d’une pléthore d’invités, conviés à s’exprimer dans un dispositif et selon un scénario contraignants, sous la houlette d’un arbitre unique, Arlette Chabot.
Le dispositif consistait à répartir les huit invités en deux plateaux : le premier composé de Martine Aubry, Xavier Bertrand, Jean-Luc Mélenchon et Olivier Besancenot ; le second composé de Daniel Cohn-Bendit, François Bayrou, Philippe de Villiers et Marine Le Pen. Le scénario prévu comportait une division du débat en séquences (sur lesquelles nous reviendrons), scandées par les résultats et les commentaires d’un sondage et les questions des téléspectateurs. Le tout devait être arbitré par Arlette Chabot, arbitre unique, certes, mais remplissant la double fonction de metteur en scène et de journaliste politique.
Que croyez-vous qu’il arrivât ? A première vue, rien ne le laisse présager quand Arlette Chabot lance l’émission en présentant ainsi son déroulement :
« Merci de nous rejoindre pour le débat de la campagne européenne. Ce soir, il y a beaucoup, beaucoup de questions. C’est la raison pour laquelle nous avons rassemblé huit grands leaders [...], pour essayer de comprendre d’abord quels sont les enjeux du scrutin. » Et de préciser que, dans ce but, des « face-à-face » seront organisés. « Première partie d’émission », dit elle.
« Ensuite, dans une deuxième partie d’émission, nous nous poserons évidemment toutes les questions et les interrogations liées à l’Europe d’aujourd’hui, l’action du Parlement et des élus de demain [...] Est-ce que l’Europe aujourd’hui nous a protégés un peu contre cette crise qui a déferlé sur le monde à l’automne dernier. Ensuite, nous verrons l’autre grand sujet : jusqu’où doit aller l’Europe demain, c’est-à-dire les frontières de l’Europe, avec, vous le savez, le grand débat, avec l’adhésion ou non de la Turquie dans les années à venir. »
Et c’est parti…
I. Matchs et enjeux
Arlette Chabot : « Mais d’abord, avant de commencer ce débat, un petit rappel, grâce à un sondage TNS Sofres-Logica, France Inter, Le Monde. Quand on demande aux Français s’ils s’intéressent aux élections, 55 % disent : peu ou pas du tout. C’est une question, une préoccupation car qui dit peu d’intérêt dit abstention. Y a d’abord une vraie question que je vais vous poser à vous, Martine Aubry. Les Français disent : "quel est l’enjeu du scrutin ? Pourquoi on vote ?" »
La raison de la répartition des invités en deux plateaux – et, surtout, la composition de chacun d’entre eux – ressort de la présentation et du déroulement du débat. Pour « essayer de comprendre d’abord quels sont les enjeux du scrutin », Arlette Chabot avait précisé d’emblée : « Des face-à-face [...] Il y a Martine Aubry face à Xavier Bertrand, François Bayrou et Daniel Cohn-Bendit [...] Pour comprendre ce qui se passe à la gauche de la gauche, entre Olivier Besancenot et Jean-Luc Mélenchon ; et la même chose à la droite de la droite, entre Marine Le Pen et Philippe de Villiers. »
Eclairer les enjeux par des « matchs » était évidemment une gageure intenable, sauf si par enjeux on entend, comme le suite le confirme, les enjeux strictement électoraux, voire politiciens…
(1) Premier « match » : Arlette Chabot commence par interroger successivement Martine Aubry et Xavier Bertrand sur les enjeux de l’élection et sur ce qui les oppose. La première insiste sur son opposition à l’Europe libérale ; le second sur le rôle du politique dans la construction européenne. Mais c’est déjà anticiper sur la deuxième partie du scénario prévu : c’est pourquoi, à plusieurs reprises, alors que Martine Aubry et Xavier Bertrand évoquent pourtant de simples généralités sur les enjeux, Arlette Chabot les interrompt pour qu’ils ne s’égarent pas : « On y reviendra dans le détail » ; « On y reviendra » ; « On y reviendra tout à l’heure : Europe libérale ou Europe socialiste » ; « On va revenir sur le fond et sur l’Europe ». Et quand ses deux premiers interlocuteurs s’affrontent sur le passé, elle lâche : « Si on refait la campagne d’il y a dix ans, on est morts. On a déjà du mal à faire celle-là ». Bref, il est à la fois trop tard pour parler du passé et trop tôt pour parler de l’avenir.
(2) Deuxième match : Arlette Chabot s’apprête à interroger François Bayrou et Daniel Cohn-Bendit. Le résultat du sondage apparaît à l’écran : 24 % des sondés soutiennent le gouvernement et 55 % en sont plus ou moins mécontents. Alors que c’est le sondage lui-même qui invite à s’en tenir au cadre français, Arlette Chabot se tourne vers Cohn-Bendit et l’interpelle : « On a du mal à sortir des débats nationaux. » Mais c’est pour revenir aussitôt à une question éminemment européenne : « Il y a le match, c’est-à-dire : qui arrivera en trois dans cette compétition française, François Bayrou et le MoDem ou les listes Europe Ecologie, avec comme symbole Daniel Cohn-Bendit. »
Comme on le sait, « match » il y eut sur le plateau, puisque c’est au cours de leur échange qu’eut lieu l’altercation entre Bayrou et Cohn-Bendit, soit très tôt dans l’émission. L’importance qu’il prendra dans les médias est inversement proportionnelle à celle qu’elle a prise sur le plateau, où l’incendie est très vite circonscrit.
Quelques instants plus tard, alors que Martine Aubry évoque la « dérégulation des services publics », Arlette Chabot recadre immédiatement : « On ne va pas revenir là-dessus »… et retourne à la question décisive qui oriente le scénario de cette première partie : le match.
(3) Troisième match, qu’Arlette Chabot annonce ainsi : « A la gauche de la gauche, il a le match Olivier Besancenot – Jean-Luc Mélenchon. Je dis ça parce qu’il y a beaucoup d’électeurs qui se disent [...] : "entre les deux, quelles sont les différences ?" Jean-Luc Mélenchon, Olivier Besancenot, vous auriez pu faire un accord, comme vous [Mélenchon], vous avez fait un accord avec le PC, ben quoi, on se dit, y a aussi un problème d’ego à gauche ? »
La réponse de Jean-Luc Mélenchon est l’occasion d’une première altercation avec Arlette Chabot. D’autres suivront… En tout cas, c’est à peine si Jean-Luc Mélenchon et Olivier Besancenot se prononceront sur ce qui les sépare, plus intéressés à parler… de l’Europe.
Mais quand Jean-Luc Mélenchon a la parole, c’est pour critiquer le service public. C’est inacceptable pour Arlette Chabot
- Jean-Luc Mélenchon : « D’abord, je vous félicite Arlette Chabot d’avoir fait cette émission : ce sera la seule. Mais d’abord, on commence par dire que c’est une honte : le service public aurait pu faire beaucoup mieux, notamment en régions. » Il est aussitôt interrompu.
- Arlette Chabot : « Y a eu un débat en régions. On se fait engueuler, y a pas de débats, on se fait engueuler, on fait un débat et ça commence par une engueulade. Y a une émission sur France 2 qui s’appelle « Mots croisés », y a eu deux émissions sur France 5 de Moati, y a eu une émission région de France 3 ; c’est juste que quand les autres ne font rien et nous on fait, c’est l’occasion déjà pour se faire engueuler, c’est vrai que c’est un peu dur la vie. »
- Jean-Luc Mélenchon : « Mme Chabot, je comprends que cela vous énerve, mais il faudra cependant le supporter. »
- Arlette Chabot : « Ça me touche ! »
- Jean-Luc Mélenchon : « Eh bien, si ça vous touche, imaginez-vous que ça m’humilie d’avoir été chassé du plateau de France 3 Grand Sud au motif que l’on [...] recevait, non même pas les députés sortants, mais les partis sortants […] »
On peut trouver injuste une critique qui vise le service public et ne dit rien des chaînes privées. Mais faut-il pour autant accepter toutes les conditions mises à un débat ? C’est la question que soulève la suite de l’échange :
- Arlette Chabot : « Est-ce qu’on peut revenir au sujet du jour ? »
- Jean-Luc Mélenchon : « Mais pour moi, c’est le sujet du jour […] »
- Arlette Chabot (revenant au « match ») : « Pourquoi je voterais pour vous plutôt qu’Olivier Besancenot ? [...] »
- Jean-Luc Mélenchon : « Mme Chabot, je vous félicite pour commencer, mais maintenant, je vais vous dire autre chose : je n’accepte pas ce cadre. M. Besancenot n’est pas mon adversaire, je ne suis pas un match dans le match [...] Ce n’est pas mon adversaire. Mon adversaire, c’est M. Bertrand. »
- Arlette Chabot : « Et un peu le PS, non ? »
- Jean-Luc Mélenchon : « Le PS, c’est un concurrent. »
Le « cadre » que Jean-Luc Mélenchon refuse est précisément celui qu’Arlette Chabot veut imposer. C’est pourquoi, après avoir donné la parole à Olivier Besancenot, elle gourmande Jean-Luc Mélenchon et rappelle dans la foulée l’ordonnancement du débat tel qu’il est prévu : « On va revenir sur l’Europe, la crise etc. [...] Jean-Luc Mélenchon, si personne ne joue le jeu, personne ne va rien comprendre. Xavier Bertrand respecte les règles, je vous demande à tous de respecter les règles. On essaie de comprendre les différences entre les uns et les autres, les enjeux du scrutin, chacun joue. » Or c’est précisément le mélange de ces deux questions qui rend le débat impossible. Et quand elle revient sur l’ordre prévu, son absurdité saute aux yeux, puisqu’il voudrait qu’on joue les « matchs » à l’intérieur de chaque camp, pour discuter ensuite des propositions qui permettraient de comprendre… les différences :
- Arlette Chabot : « On va voir ensuite [...] à la droite de la droite, ce qui les différencie. Ensuite, on arrivera à l’Europe qui protège ou ne protège pas et les propositions que font les uns et les autres pour que l’Europe soit plus juste demain. »
Après de nouvelles altercations avec Jean-Luc Mélenchon, qui s’obstine à refuser ce « cadre », Arlette Chabot peut alors se consacrer à la question qui l’intéresse avant toute autre…
(4) Quatrième match, présenté ainsi par Arlette Chabot : « Droite de la droite, même question pour les électeurs : quelles différences entre Philippe de Villiers et Marine Le Pen et le Front National et le mouvement Libertas ? »
Si Marine Le Pen ne récuse pas la question, elle insiste sur l’opposition entre les partisans du « oui » au traité constitutionnel européen (et de Lisbonne), tandis que Philippe de Villiers refuse de se laisser enfermer dans un débat sur ce qui le sépare du Front national : « Ce n’est pas un match », dit-il. Arlette Chabot réplique aussitôt, puisque c’est le « match » qui l’intéresse, et qu’il lui est difficile de concevoir que des invités « ne jouent pas le jeu » : « Est-ce que les journalistes ont le droit de poser une question et, de temps en temps, d’obtenir une réponse ? » Philippe de Villiers lui répond sèchement : « Est-ce que je peux dire ce que j’ai envie de dire, Arlette Chabot ? » Et celle-ci de bredouiller : « Bien sûr ».
Sous couvert de pédagogie, la première séquence porte donc à la fois sur les enjeux de l’élection et sur les différences entre les candidats les plus proches de chaque camp, réservant pour la suite les « interrogations liées à l’Europe ». Comme s’il était possible d’éclairer les enjeux par les différences entre partis les plus proches. Comme s’il était possible d’évoquer les enjeux sans présenter une évaluation de l’Union européenne et formuler des propositions, aussi générales soient-elles. L’absurdité du découpage proposé saute aux yeux dès les premières interventions, tandis qu’Arlette Chabot tente désespérément de le maintenir.
II. Règles et arbitrage
Arlette Chabot avait annoncé que « dans une deuxième partie d’émission nous nous poserons évidemment toutes les questions et les interrogations liées à l’Europe d’aujourd’hui, l’action du Parlement et des élus de demain [...] Est-ce que l’Europe aujourd’hui nous a protégés un peu contre cette crise qui a déferlé sur le monde à l’automne dernier. » Toutes ? En 50 minutes, comme ce fut le cas avant de parler de l’adhésion éventuelle de la Turquie ? Avec huit invités ?
Toutes les questions ? En l’absence d’une organisation effective des thèmes de discussion, deux seulement seront évoquées, un peu au hasard : la proposition d’un salaire minimum et celle d’une « taxe carbone ». Par tous ? Arlette y veillera, sans parvenir à maîtriser la cacophonie. Par tous, mais pas dans n’importe quelles conditions : selon des règles qui rendent impossible ou arbitraire toute tentative d’arbitrage. Il vaut la peine de s’y arrêter (tout en renvoyant en « annexes » un survol descriptif des dernières séquences de l’émission).
(1) Temps de parole – Un compteur plusieurs fois montré indique régulièrement aux téléspectateurs la répartition des temps de parole. Mais - Arlette Chabot le rappelle à plusieurs reprises -, la règle qui doit prévaloir à ses yeux est celle de l’équité et non de l’égalité.
- Quand Marine Le Pen, par exemple, intervient pour la première fois après 35 min d’émission pour dénoncer l’inégalité du temps de parole, Arlette Chabot lui répond aussitôt : « On n’est pas dans une campagne présidentielle ».
- En fin d’émission, alors qu’il est question de la Chine, elle le rappellera une fois encore en donnant la parole à Xavier Bertrand, « qui est en retard en temps de parole : on est en équité, pas en égalité ».
À moins qu’elle ne se réfère - et encore ! - aux résultats obtenus lors d’une consultation précédente et équivalente (ce qui n’est pas toujours possible), la notion d’équité est des plus floues. Mais en l’occurrence, quand il s’agit d’un même débat (et non d’une éventuelle répartition entre plusieurs), ne pas appliquer l’égalité du temps de parole lors de ce débat est indéfendable. La prétendue équité engendre des distorsions dans la durée et, par conséquent, la qualité de l’argumentation des intervenants : on ne saurait alors s’étonner ni se plaindre de leur insubordination quand on presse certains d’entre eux – souvent les mêmes – d’abréger.
Parce qu’il souhaite développer son propos sur les enjeux et non sur ce qui le sépare de Besancenot, l’échange est vif entre Jean-Luc Mélenchon, qui conteste le cadre qui lui est imposé, et Arlette Chabot, qui consulte sa montre et son agenda :
- Jean-Luc Mélenchon : « Pour qu’on comprenne bien, Mme Chabot, nous [Olivier Besancenot et lui] on a un petit tour de parole après les deux fois un quart d’heure qu’ont eu les autres » [Martine Aubry et Xavier Bertrand, puis François Bayrou et Daniel Cohn-Bendit]
- Arlette Chabot, scandalisée : « Puisque vous restez jusqu’à la fin de l’émission, où est le problème ? Tout est mesuré, y a aucun problème. Xavier Bertrand [...], un mot. »
Quelques instants plus tard, alors que Jean-Luc Mélenchon demande à prolonger son propos, nouvelle altercation :
- Arlette Chabot, s’adressant à Jean-Luc Mélenchon : [...] « Je veux juste vous dire que je surveille le temps de parole, ben oui. »
- Jean-Luc Mélenchon : « Oui, c’est ça, vous prenez les gens pour des imbéciles. »
- Arlette Chabot : « Vous pouvez faire une phrase, parce que nos amis attendent. »
- Jean-Luc Mélenchon, dégoûté : « Allez au diable Arlette Chabot. »
- Arlette Chabot : « Voilà, allez au diable, tant mieux. »
(2) Distribution de la parole – Les temps de parole étant inégaux, il était inévitable que les modalités de distribution de la parole le soient aussi.
Non pas forcément par préférence partisane de la part de l’arbitre, mais par déférence pour les principaux partis. Ainsi chaque séquence est ouverte en donnant d’abord la parole aux représentants de l’UMP et du PS. Et quand l’un d’entre eux parle, il n’est pas question de l’interrompre.
Xavier Bertrand assène : « L’Europe sociale m’intéresse à une condition : c’est qu’elle n’abîme pas le modèle social français. Si ça évite le dumping social, là, ça m’intéresse. » Jean-Luc Mélenchon l’interrompt pour dire qu’il se fout du monde. Nouvelle passe d’arme entre Arlette Chabot et Jean-Luc Mélenchon :
- Arlette Chabot : « Laissez-le parler, quand même. Vous êtes un démocrate… ».
- Jean-Luc Mélenchon : « Mme Chabot, vous êtes vous aussi une grande démocrate, comme chacun le voit. »
François Bayrou parle-t-il de la désignation de l’exécutif européen, avant d’en venir à la question du salaire minimum ? Arlette Chabot l’interrompt : « Vous dites la même chose que Jean-Luc Mélenchon ». Marine Le Pen se plaint-elle d’avoir trop peu de temps de parole ? Arlette Chabot lui réplique : « Vous savez, il ne faut pas être obsédée par le temps, ce qui compte, c’est la qualité du propos. » En revanche, en d’autres circonstances ou avec d’autres interlocuteurs, s’ils sont sages et représentent de préférence des partis de gouvernement, Arlette Chabot ouvre son aile protectrice...
... Dont bénéficient donc particulièrement Martine Aubry et Xavier Bertrand. Non seulement quand ce dernier coupe la parole, il n’est pas rappelé à l’ordre, mais Arlette Chabot lui offre à plusieurs reprises une possibilité de répondre qu’elle n’attribue guère aux autres intervenants, ou fort chichement. Après Daniel Cohn-Bendit, qui met en cause l’UMP sur le vote de la directive « temps de travail » : « Un droit de réponse, Xavier Bertrand. » Ou encore, après une interpellation de Philippe de Villiers à propos de l’absence de référendum obligatoire sur l’adhésion de la Turquie : « Xavier Bertrand, vous répondez. » Puis, à l’adresse du député de Vendée : « Laissez-le finir, laissez répondre, s’il vous plaît. Vous avez dit quelque chose, il vous répond, c’est simple. »
Parmi les autres interlocuteurs, Jean-Luc Mélenchon, particulièrement récalcitrant, ne bénéficie pas du même traitement ! Arlette Chabot tente de conclure le débat sur la Turquie : « J’aimerais qu’on termine pour pouvoir dire un mot sur la Chine ». Jean-Luc Mélenchon demande à s’exprimer à propos de la Turquie. Mais Arlette Chabot est pressée qu’il dise, vite, ce quelle a envie qu’il dise :
- Jean-Luc Mélenchon : « [...] Le problème, ce n’est pas la Turquie, c’est l’Europe. »
- Arlette Chabot : « Vous dites “oui”, donc vous dites “oui”. » [à l’adhésion de la Turquie]
- Jean-Luc Mélenchon : « Mme Chabot, si vous aviez la patience d’attendre jusqu’à la fin. »
- Arlette Chabot : « Je voudrais juste que vous disiez… »
- Jean- Luc Mélenchon : « Je parle aussi vite que je peux, nonobstant vos interruptions. »
- Arlette Chabot, à voix basse et en aparté : « Il est gonflé ».
(3) Arbitrage arbitraire – Sans doute le tempérament des interlocuteurs (d’Arlette Chabot et de Jean-Luc Mélenchon notamment) n’est-il pas pour rien dans la virulence de certains échanges. Mais comment l’arbitrage aurait-il pu ne pas être arbitraire (et autoritaire) quand il est assumé par un seul arbitre - là où au moins deux auraient pu s’avérer nécessaires -, tentant d’imposer des règles absurdes ou intenables, remplissant la double fonction de journaliste politique (qui pose des questions) et de metteur en scène (qui distribue la parole) ?
Comment interdire à certains interlocuteurs de couper la parole quand on la coupe soi-même pour l’empêcher de déborder du cadre imposé (notamment dans la première partie de l’émission) ou pour abréger les échanges (vite ! on est pressé...), notamment dans les deux dernières parties de l’émission ? Comment éviter de la distribuer arbitrairement si l’on se fonde sinon sur ses préférences politiques, du moins sur le privilège accordé aux représentants des principales formations politiques (ou sur la patience des autres) ?
Certes, les responsables politiques présents sur le plateau, et certains peut-être plus que d’autres, ne sont pas pour rien dans la confusion générale qui a régné durant la plus grande partie de l’émission. Mais la conception de cette même émission, sa mise en scène et sa mise en œuvre portent une lourde responsabilité… dont, évidemment, madame Chabot s’est totalement exonérée – affirmant, dans un entretien accordé au figaro.fr (le 6 juin), « ne rien regretter », et trouver « indigne » l’attitude de Mélenchon. Et c’est très « dignement » qu’elle a confié [2], à la sortie de l’émission, n’avoir « jamais vu ça », en ajoutant : « C’est la culture banlieue qui entre dans le débat politique. Tous les coups sont permis ». Sans commentaires…
« On va conclure calmement »
Après un détour par la Turquie et par la Chine, préparé par un intermède dédié à l’avenir du vin rosé, il était temps de conclure…
Arlette Chabot : « L’idée de cette émission était d’amener les électeurs à voter ». Puisqu’il s’agissait d’« amener les électeurs à voter », des messages télévisés diffusés dans divers pays dans ce but sont montrés aux téléspectateurs.
« On va conclure calmement », annonce Arlette Chabot, qui passe successivement la parole à Xavier Bertrand, Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen et, enfin, Olivier Besancenot, qui, dit-elle, « a respecté les règles du jeu depuis le début ».
Vient alors le moment de rendre public le sondage sur les intentions de vote dont les résultats incitent Arlette Chabot à demander à François Bayrou si le fait que la liste « Europe Ecologie » le devance lui fait « de la peine », le tout en brandissant la « Une » du Monde titrant : « Européennes : Cohn-Bendit devant Bayrou le 7 juin ? » François Bayrou proteste. Marine Le Pen surenchérit. Arlette Chabot tente de donner la parole à Brice Teinturier pour qu’il réponde. Celui-ci finit par y parvenir.
Arlette Chabot, une dernière fois : « L’idée de cette émission était de donner aux citoyens l’envie de voter. Je ne suis pas sûre qu’on ait réussi. » A vrai dire, nous non plus.
Henri Maler (avec Denis Perais)
Annexes : Quand on touche le fond, on touche le fond
Cinquante minutes ont été consacrées aux « matchs », quand l’émission se poursuit selon le scénario intenable qui a été prévu et auquel il n’est pas question de se dérober. D’abord en abordant « toutes les questions ».
I. « Toutes les questions… »
Ouverture sur la réponse au sondage : « Est-ce que l’Europe dans la crise protège ou n’a pas protégé ? On va regarder avec vous Brice Teinturier le résultat de cette enquête, et on voit bien que les Français sont quand même partagés ». La parole est donnée successivement (dans un ordre inverse à celui de la première séquence) à Xavier Bertrand et à Martine Aubry.
(1) Evoquée par celle-ci, la proposition d’un salaire minimum européen est l’occasion d’une passe d’armes au cours de laquelle Xavier Bertrand ment de façon éhontée. En tant que journaliste politique, Arlette Chabot s’efface ; mais comme metteur en scène, elle tente de mettre de l’ordre. « On va faire le tour », dit-elle. Et un peu plus tard, elle propose « un tour rapide sur le salaire minimum ». Encore plus tard, essayant de se calmer et d’obtenir le calme : « Tout va bien », dit-elle, et de demander à nouveau que le débat se concentre sur le salaire minimum. Mais le « débat » est de plus en plus désordonné : « Laissez finir. Chacun son tour », intervient Arlette Chabot au cœur d’un brouhaha inaudible. « Laissez finir », répète-t-elle. Et après quelques échanges : « Est-ce que Philippe de Villiers peut s’exprimer sur le salaire minimum ? » Jean-Luc Mélenchon veut-il lire un article de la Constitution européenne qui, selon lui, rend impossible l’harmonisation sociale ? Arlette Chabot intervient : « Jean-Luc Mélenchon, vous l’avez déjà dit : on ne va pas l’entendre une troisième fois. »
(2) Philippe de Villiers intervient sur le salaire minimum et sur les effets de la suppression des droits de douane avec la Corée-du-Sud sur la fabrication et la diffusion des 4 X 4. Xavier Bertrand en profite alors pour évoquer la proposition de l’UMP « d’une taxe carbone aux frontières de l’Europe », dont la possibilité est contestée par Philippe de Villiers, qui indique, dans la cacophonie générale, que les traités ne permettent pas cette harmonisation, ce que Xavier Bertrand conteste à son tour. Point de départ d’un nouveau tollé et d’une nouvelle confusion générale, d’où surnagent les tentatives d’Arlette Chabot d’organiser le débat : « Excusez-moi : cela mérite un débat avec un peu de clarté » ; « Si vous parlez tous en même temps, vous vous annulez », etc.
Après une nouvelle intervention d’Olivier Besancenot, Arlette Chabot tente de reprendre la main : « On avait l’intention de vous faire entendre un certain nombre de Français ». Puis, en parlant de l’un d’entre eux : « On va l’écouter quand même ». Est alors diffusée une intervention enregistrée de Gérard Gressot, délégué CGT de la société Anoflex, qui s’inquiète des délocalisations. Mais comme le dit Mme Chabot, « on revient à la taxe carbone ». Martine Aubry, Daniel Cohn-Bendit, Jean-Luc Mélenchon s’expriment. Puis Arlette Chabot tente de donner la parole à François Bayrou, « qui ne s’est pas exprimé sur le sujet ». Il est interrompu par Mélenchon et Marine Le Pen. « Laissez François Bayrou, quand même ». Et quelques instants plus tard : « Au bout d’un moment, personne n’entend rien : c’est inaudible. »
François Bayrou s’étant exprimé, Daniel Cohn-Bendit réclame « une phrase sur la Chine ». Cette « phrase » – suivie de quelques autres… – lui est accordée. Elles seront consacrées au « juste échange » entre l’accès de la Chine au commerce international et le respect des libertés syndicales dans ce pays. Marine Le Pen demande la parole. Arlette Chabot n’en tient pas compte : « Est-ce qu’on peut finir par Philippe de Villiers, puis Olivier Besancenot ? » Philippe de Villiers s’exprime non sur la taxe carbone mais sur le cabotage. Il est interrompu par Arlette Chabot : « C’est ce que disait Daniel Cohn-Bendit. Vous êtes tous d’accord là-dessus. » Puis c’est au tour d’Olivier Besancenot d’intervenir, interrompu par Marine Le Pen.
(3) L’émission est commencée depuis 1 h 32 min environ quand Arlette Chabot annonce : « Il nous reste à peu près vingt minutes d’émission ». Apparemment, le temps presse : « Marine Le Pen : 30 secondes. » (…) « 30 secondes Marine Le Pen et on change de sujet. » Elle répète : « 30 secondes Marine Le Pen et on change de sujet. » Marine Le Pen s’exprime. Mais on ne change pas de sujet : Arlette Chabot laisse la parole à Xavier Bertrand. Mais quelques temps après, à propos d’une allusion à la Turquie : « On va en parler, si on arrive à avoir 10 minutes… On n’y arrive pas ». Et quelques secondes plus tard : « Si vous voulez qu’on parle de la Turquie, il ne reste que 10 minutes ». Ce qui n’empêche pas de faire une place à une délicate question : pour tenter de détendre le « débat » en introduisant un sujet de consensus, Arlette Chabot soumet aux invités la question du vin rosé….
… mais à condition qu’elle soit rapidement expédiée. Et de proposer : « Est-ce qu’on peut faire une phrase chacun ? » [ …] « Une phrase chacun, s’il vous plaît ». Après quelques échanges, elle constate : « Vous vous battez : il y a au moins un consensus là-dessus ». Cela ne suffisant pas à conclure, elle réitère : « Une phrase sur les rosés, sinon on ne parlera pas de la Turquie ». Et plus tard : « Vingt-cinq secondes chacun. Une phrase. […] Une phrase de Marine Le Pen […] Un mot et on arrive à la Turquie. » Marine Le Pen parle, et…
II. De la Turquie à la Chine
… Arlette Chabot, désolée de ne plus avoir le temps de donner la parole aux auditeurs : « On va en placer une quand même ». Une journaliste turque, Defne Gürsoi, demande, dans une intervention enregistrée, si soulever maintenant le problème de l’adhésion de la Turquie, alors qu’elle ne pourrait devenir effective que dans douze à quinze ans et que « les parlementaires [...] n’auront pas à se prononcer sur le sujet », n’est pas une diversion.
Arlette Chabot l’avait annoncé au début de l’émission : « Ensuite, nous verrons l’autre grand sujet : jusqu’où doit aller l’Europe demain, c’est-à-dire les frontières de l’Europe, avec, vous le savez, le grand débat, avec l’adhésion ou non de la Turquie dans les années à venir. »
« Toutes les questions » ayant été abordées en 50 minutes, celle-ci et les suivantes bénéficieront de la même durée.
(1) Accordant, comme toujours, la préséance aux partis de gouvernement, Arlette Chabot donne sur la Turquie la parole à Xavier Bertrand. Celui-ci est interrompu. Arlette Chabot intervient : « Laissez-le parler ! Laissez-le parler ! […] Est-ce que vous pouvez accepter que les auditeurs suivent ? » Puis Martine Aubry intervient, et Arlette Chabot « organise » : « Chacun son tour […] je veux connaître la position de chacun ». Besancenot s’exprime, puis Marine Le Pen et Daniel Cohn-Bendit.
Arlette Chabot : « J’aimerais qu’on termine pour pouvoir dire un mot sur la Chine ». Jean-Luc Mélenchon demande à s’exprimer à propos de la Turquie. Mais Arlette Chabot est pressée qu’il dise, vite, ce quelle a envie qu’il dise. Nouvelle altercation. François Bayrou prend la parole. Arlette Chabot le presse : « sinon on ne finira jamais cette émission ». De Villiers demande à son tour à parler : « S’il me reste 30 secondes »… Arlette Chabot : « Allez-y ! Allez-y ! » Philippe de Villiers prend très violemment à partie Besancenot. Arlette Chabot : « Pas la peine de crier, on vous entend très bien ». Et de passer la parole à Xavier Bertrand, sans que celui-ci ait besoin de supplier. Il est interrompu. Arlette Chabot intervient : « Laissez-le finir. Vous avez dit plein de choses. Il vous répond, c’est simple ». La cacophonie atteint alors un maximum d’intensité : Arlette Chabot : « C’est effrayant… Est-ce qu’on peut terminer ? Est-ce qu’on peut finir ? » Et après une intervention de Daniel Cohn-Bendit : « Est-ce qu’on peut arrêter ? »
(2) Le moment est venu de parler de la Chine. A Martine Aubry, qui doit partir, cette question qui permet de lier la question européenne et la question de la Chine : « Est ce que les droits de l’homme, ça doit être une valeur partagée ? » Nouveau moment de confusion générale. Puis : « On va revenir aux droits de l’homme ». Et Arlette Chabot de préciser : « Il y a un anniversaire : c’est pour cela qu’on en parle. Est-ce qu’on peut revoir les images ? » Et une fois que tous les intervenants se sont exprimés, il est temps de conclure, ou plutôt de tenter de le faire…