« Le Grand Journal » est une émission quotidienne de Canal Plus qui passe entre 19h10 et 20h40. Animé par Michel Denisot, un journaliste qui est à Canal Plus depuis sa création en 1984, ce talk show reprend une formule déjà ancienne de la chaîne qui consiste, en présence d’un public prompt à applaudir, à recevoir des invités à l’occasion de la sortie d’un livre, d’un DVD, d’un film ou à l’occasion d’une « actualité ».
Cette émission, qui mélange les genres et cherche surtout à divertir, comporte deux parties : la première, qui se déroule entre 19h10 et 19h50, reçoit des invités issus plutôt du monde de la politique ou liés à une actualité tandis que la seconde partie, qui se déroule entre 20h10 et 20h40, est plus particulièrement consacrée à la promotion d’artistes de la chanson ou du cinéma. Chaque partie est divisée en trois séquences de 10 minutes environ séparées par des écrans publicitaires et des rubriques régulières.
Ainsi, la première partie se divise de la manière suivante : de 19h10 à 19h20, premier invité ; de 19h20 à 19h30, second invité ; chronique politique de Jean-Michel Aphatie ; de 19h30 à 19h40, « Le petit journal actu » de Yann Barthès, qui est une courte séquence portant un regard décalé et humoristique sur un monde politique souvent ridiculisé, puis le bulletin météo qui est, lui aussi, une occasion pour la présentatrice de réaliser un sketch dont les invités sont la cible ou le prétexte. Enfin, le zapping du jour vient conclure la première partie de l’émission.
C’est dire que les responsables politiques qui sont invités viennent moins participer à une émission politique qu’à un spectacle, à un divertissement, essayant, entre deux plaisanteries, de délivrer leur message.
Le 27 mai, l’émission recevait, dans la première séquence de l’émission, José Bové en tant que tête de liste – avec Daniel Cohn-Bendit et Eva Joly – du mouvement Europe écologie. Lors de la deuxième séquence de l’émission, Jean-Michel Aphatie, un journaliste politique très en vue dans le milieu politique et chroniqueur politique vedette de l’émission depuis 2006, consacre sa chronique à la mise en scène médiatique organisée par le Parti socialiste lors du meeting de Rezé, qui se tient au même moment.
Mise en scène pour les médias…
Cette mise en scène est destinée à manifester l’unité du parti par-delà la lutte de pouvoir qui oppose Martine Aubry, la première secrétaire du parti, à Ségolène Royal, l’ex-candidate à l’élection présidentielle de 2007. Jean-Michel Aphatie rapporte avec gourmandise les détails et les dessous de l’opération pour en dénoncer, selon lui, le ridicule, lorsqu’il est interrompu par José Bové, qui lui fait remarquer que ce qu’il raconte n’est guère intéressant et que la politique mérite mieux, notamment que l’on aborde les programmes et les problèmes de fond. Ce qui va donner lieu à un bref échange comme on peut le voir.
Décryptage de la séquence :
Michel Denisot, en annonçant la chronique de Jean-Michel Aphatie, installe d’emblée le sujet abordé dans l’insignifiance et la frivolité : il compare les retrouvailles des responsables politiques avec celles de vedettes du cinéma au dernier festival de Cannes…
- Michel Denisot : « A Cannes, la grande question était : “Est-ce que Isabelle Huppert et Isabelle Adjani vont se rencontrer” […] Il en est de même au Parti socialiste entre Martine Aubry et Ségolène Royal, depuis des mois et des mois, et ce soir, normalement, on va avoir les images du meeting qui se tient à Rezé et, normalement, dans quelques instants, on aura l’image, on a l’image, et on devrait voir Martine Aubry et Ségolène Royal enfin réunies dans une même réunion du même parti, le leur. Alors… »
Le chroniqueur prend la parole et détaille, de sa voix théâtrale, les coulisses de l’opération de communication du Parti socialiste. Le sujet l’a manifestement intéressé…
- Jean-Michel Aphatie : « C’est important le fait qu’elles se retrouvent à Rezé, en Loire-Atlantique, parce que le Parti socialiste est le grand parti de la gauche, celui qui aspire le plus légitimement à l’alternance pour l’instant, ça changera peut-être, mais pour l’instant,[…] c’est le Parti socialiste qui domine le marché et donc c’est important que tous les dirigeants du Parti socialiste, dans une campagne électorale, se retrouvent pour amener à eux le plus d’électeurs possible. Et, en même temps, c’est grotesque parce qu’elles sont dans le même parti et on se demande bien ce qui peut les diviser à ce point pour qu’on ne les ait pas vues sur une estrade depuis des mois et des mois. »
On l’a compris : si Jean-Michel Aphatie trouve cela intéressant, au point d’en faire part aux téléspectateurs, c’est parce qu’il juge tout cela « grotesque », mais ne trouve pas « grotesque » d’en parler abondamment et d’en faire le centre de sa chronique. Il peut ainsi adopter une posture de dénonciation qui ressemble à celle de ces médias qui publient des photos pornographiques sous couvert d’une dénonciation de la pornographie et gagnent ainsi sur les deux tableaux. Comme la suite le montre (car il n’a pas fini…).
- Jean-Michel Aphatie : « Les deux ne se sont pas montrées publiquement depuis le congrès de Rennes du mois de novembre. Faut-il qu’il y ait de la haine entre elles. Alors la réunion de ce soir, elle a été organisée évidemment selon des codes diplomatiques très, très précis. Le secrétariat de Martine Aubry, les collaborateurs ont communiqué à Ségolène Royal un programme qu’elle a accepté : rendez-vous à 19 heures ; tout à l’heure à Rezé, il y a une demi-heure, Martine Aubry était déjà sur place,[…] Ségolène Royal vient en voiture de Poitiers, et donc Ségolène Royal a prévu d’être à 19 heures non pas là où se déroule le meeting mais sur les lieux du meeting. Elle a demandé aux organisateurs à pouvoir faire une entrée discrète, et les deux responsables socialistes, Martine Aubry et Ségolène Royal, avaient prévu de se retrouver ensemble dans une salle, mais pas en tête-à-tête, donc, avant le meeting, parce que, visiblement, elles sont incapables d’être en tête-à-tête parce qu’elles auraient soit trop de choses à se dire soit pas assez. »
- Ariane Massenet (une journaliste de l’émission) : « Elles vont se crêper le chignon ! »
- Jean-Michel Aphatie : « Donc, du coup, il y a des collaborateurs avec chacune, c’est un peu les délégations Mao-Nixon […], tout est vraiment très préparé […] et le fait qu’il y ait des collaborateurs fait que demain on aura tout dans la presse, c’est-à-dire elles se voient, mais elles ne peuvent pas se dire des choses sérieuses parce que ce sera su aussitôt. […] Il était prévu, selon un timing très précis digne de la SNCF, qu’elles rentrent dans la salle de meeting à 19h30… »
… Et mise en scène par les médias
À peine Jean-Michel Aphatie vient-il d’indiquer l’horaire prévu que l’on voit des images en direct du meeting, à l’appui de ce commentaire :
- Michel Denisot : « Il est 19h32, presque 33 … »
- Jean-Michel Aphatie : « …Donc déjà trois minutes de retard. »
- José Bové (ironique) : « C’est la guerre des nerfs… »
José Bové, invité de la première séquence, vient d’intervenir sans y avoir été convié. Un instant plus tard, il interrompt une nouvelle fois Jean-Michel Aphatie qui tente de reprendre le fil de sa chronique, mais pour dire que ce que raconte le chroniqueur est vraiment sans intérêt :
- Jean-Michel Aphatie : « Les photographes et les caméramans avaient reçu pour consigne… »
- José Bové : « Pour des observateurs de la vie politique, c’est quand même très curieux… »
Est-ce parce qu’il pressent la critique de José Bové ? Jean-Michel Aphatie tente de prendre les devants :
- Jean-Michel Aphatie : « La politique, c’est de la mise en scène. Vous en avez faite avec Daniel Cohn-Bendit… vous avez vu la chanson que vous avez faite… [Allusion à un clip de campagne électorale réalisé par le mouvement Europe écologie] »
- José Bové : « … La seule vraie question c’est : “Qu’est-ce qui est intéressant dans la politique ? Est-ce que c’est ça ou est-ce que c’est du débat ?” Il y a un moment où on est en train de faire des élections européennes, et ce qui est dommage c’est qu’on passe plus de temps à ce genre de situation que des projets de fond. »
Ces quelques mots achèvent de déstabiliser Jean-Michel Aphatie qui, habitué à faire la leçon aux responsables politiques, n’apprécie guère le renversement des rôles. Et, déstabilisé, il s’énerve au point de lâcher ce qui passe d’ordinaire pour une grossièreté :
- Jean-Michel Aphatie : « Non, non. »
- José Bové : « … C’est un petit peu dommage parce que pourquoi les gens ne vont pas aller voter… »
- Jean-Michel Aphatie : « Vous ne pouvez pas dire ça ! »
- José Bové : « J’y suis un petit peu obligé parce que le temps passe… »
- Jean-Michel Aphatie : « Je vais vous dire, si le Parti socialiste avait été ordonné, s’il avait eu un chef capable de régler les querelles, on s’emmerderait pas avec ça ! »
Comme si l’existence de ces querelles internes aux partis le contraignait à leur consacrer une chronique… Comme s’il n’était pas lui-même le metteur en scène de la mise en scène dont il prétend décrire les ressorts.
José Bové tente alors de dire que des commentaires du même genre auraient pu être faits avant que se constitue le rassemblement auquel il participe. Puis avec un à-propos ironique, il propose à Jean-Michel Aphatie, puisque ce dernier se sent obligé de rendre compte des mises en scène des partis, de venir couvrir le meeting auquel il participe le soir même : si le chroniqueur veut de la mise en scène, il sera servi :
- José Bové : « […] pourquoi ils sont rassemblés, pourquoi ils s’embrassent là, ça n’a pas beaucoup d’intérêt. Il faut venir ce soir à Montauban ! On va faire du super cinéma au Zénith, faut venir au Zénith le 3, on va faire un super meeting le 3, on va faire du super cinéma… »
- Jean-Michel Aphatie : « … C’est pareil partout… »
- José Bové : « … Là on va vous faire de la mise en scène… »
Jean-Michel Aphatie, qui n’a pas saisi l’ironie du propos (il est très en colère contre les politiques !), dégage toute responsabilité des journalistes en affirmant : « On fait avec ce que vous nous offrez ! » Comme s’il allait de soit que les journalistes politiques étaient obligés de rendre compte de ces mises en scène qui leur sont pour une part destinées… parce que c’est précisément ce que les médias demandent aux responsables politiques pour qu’ils parlent d’eux.
José Bové, en revendiquant que l’on parle du mouvement qu’il représente, amène l’animateur à venir au secours du chroniqueur de son émission :
- José Bové : « On aurait pu parler de nous alors ! »
- Michel Denisot : « On l’a fait, on le refera ! »
- Jean-Michel Aphatie : « … c’est parce que c’est totalement déréglé. »
- Michel Denisot : « Hier, Martine Aubry a parlé de son programme assez longuement. Ce qui se déroule ce soir à Rezé c’est effectivement ce qui fera la “une” des journaux de demain, et ce n’est pas nous qui l’avons inventé. »
A l’en croire (et à croire ce que dit Jean-Michel Aphatie ainsi secondé), non seulement les journalistes ne font pas l’actualité politique, mais ils ne concourent en rien à la faire (comme si la « une » des journaux du lendemain n’étaient pour rien dans les choix de la veille…)
Jean-Michel Aphatie essaie de reprendre son analyse mais avec moins d’enthousiasme et sans les effets oratoires qu’il affectionne ordinairement et qui sont comme amplifiés par son accent du Sud -Ouest natal : c’est qu’il semble plus préoccupé à chercher à répondre à José Bové qui lui a cassé sa chronique et a mis en cause sa conception du journalisme politique.
- Jean-Michel Aphatie : « Ce qui est amusant, c’est que Ségolène Royal et Martine Aubry vont faire chacune un discours. Il est prévu que Ségolène Royale parle à partir de 20h15 une demi-heure et Martine Aubry une demi-heure après à 20h45. Les thèmes de ces deux discours on les connaît. Ça va être évidemment l’Europe et Sarkozy. »
Et puisque « ces deux discours on les connaît », il est prévisible qu’il sera inutile d’en parler.
Jean-Michel Aphatie n’est pas à une contradiction près. Dans le rôle du chroniqueur, il s’indigne de la place qu’occupent, dans la vie politique, les questions de cuisine qu’il serait contraint d’aborder. Dans le rôle de l’interviewer sur RTL, il s’intéresse avant tout aux questions de politique politicienne – les questions de cuisine, comme il l’avoue lui-même et comme nous avons eu l’occasion de le vérifier plusieurs fois [1].
Et comme pour confirmer que la séquence met en scène… la mise en scène, les images en direct de Rezé montrent Jean-Christophe Cambadélis qui déclare : « Ils sont venus ils sont tous là. » Ricanements en plateau sur le thème (allusion à la chanson de Charles Aznavour) : « Mais qui est la Mamma, puisqu’il y en a deux ? » Cambadélis présente la longue liste des participants au meeting. Enumération laborieuse et longue, peu compatible avec le temps de la télévision. On renonce au direct pour revenir sur le plateau.
Dans une ultime intervention, Jean-Michel Aphatie réaffirme sa vision, faussement modeste, du journalisme : les médias n’inventent ni ne fabriquent rien, mais ne font que photographier la réalité. Et même, prétend-il, non sans une exagération due à son exaspération, « ils ne font rien ». L’animateur approuve à son tour cette dernière affirmation qui se veut, et sera, sans réplique.
- Jean-Michel Aphatie : « C’est intéressant, ça, parce que ça, c’est pas les médias qui font ça, c’est les politiques qui se mettent en scène, et nous, on raconte ce que font les politiques. Et si les politiques font n’importe quoi, s’ils sont à côté de la campagne, c’est leur problème, c’est eux qui sont médiocres, et on ne peut pas dire que ce sont les médias qui font ça. Vous comprenez : les médias ne font rien. Ils photographient et si la médiocrité est là-bas [à Rezé], nous on raconte la médiocrité. Le jour où ils parleront du fond, on parlera du fond. »
- Michel Denisot : « Merci Jean-Michel. On aura l’image le moment venu. Et comme le dit Jean-Michel, ce n’est pas nous qui la fabriquons. »
Journaliste politique ou photographe dépendant ?
Cet épisode n’est pas resté sans suites. Jean-Michel Aphatie tient un blog qui est, semble-t-il, très lu dans les milieux politique et journalistique. Le 3 juin, soit une semaine après sa prestation sur Canal Plus, il interviewait François Bayrou sur RTL. Ce dernier ayant quitté le studio déçu de ne pas avoir pu aborder les questions qu’il souhaitait, le journaliste, sur son blog du même jour, commente la mauvaise humeur du responsable politique à sa sortie du studio et revient implicitement, mais d’une manière qui se veut cette fois plus argumentée, sur l’épisode de Canal Plus de la semaine précédente. Il conclut son blog du jour ainsi :
« Il faut en revenir à la mauvaise humeur de François Bayrou. Que reproche-t-il, au fond, au journalisme ? D’être ce qu’il est ou bien d’être le produit de la situation fabriquée par la politique ? A l’évidence, la deuxième hypothèse me paraît la bonne. François Bayrou, comme les pharaons d’antan, reproche le contenu de la mauvaise nouvelle à celui qui la porte. Vieille figure du débat public. Quand la politique manque de sincérité, le journalisme ne peut que le refléter. Et puis aussi, ceci, qu’il faut toujours répéter : dans une société de libre débat, le journalisme et ceux qui en font n’ont aucun pouvoir. Ils n’orientent, ni ne déterminent l’opinion publique. Ceux qui construisent les esprits et impriment les consciences, ce sont les acteurs. Ce sont eux qui choisissent et agissent. Et s’ils font mal, ou s’ils sonnent faux, ils ne doivent pas s’en prendre à ceux qui leur tendent le miroir de leur action. »
Cette vision de la place et du rôle du journaliste en politique, est doublement consternante.
D’abord elle est la négation même de l’indépendance que les journalistes politiques revendiquent, notamment quand ils affichent leur souci de ne pas être de simples porte-micros des responsables politiques. Peut-on raisonnablement soutenir que les journalistes n’auraient de fait aucune marge de manœuvre et seraient obligés de ne parler, fut-ce sur le mode ironique ou critique, que sur les seuls sujets que leur impose le monde politique ou que des stratégies de communication ? Ne pourraient-ils poser que les questions que les responsables politiques leur soufflent ? La liberté qu’ils revendiquent si ardemment et qu’ils n’hésitent pas à afficher n’aurait donc pas d’autre utilité que de leur permettre de servir de passe-plat aux responsables politiques ou de commenter leurs mises en scène ?
Ensuite, cette vision d’un journalisme - qui ne ferait rien d’autre que de donner une photographie non déformée de la réalité - est un alibi dérisoire, doublé d’une excuse paresseuse. Les sciences sociales et la critique des médias montrent déjà depuis longtemps, au point que c’est devenu une banalité à la portée désormais du premier titulaire de la carte de presse venu, que les médias, en sélectionnant et en hiérarchisant l’information, en privilégiant telle approche par rapport à telle autre, construisent inévitablement une certaine représentation, plus ou moins biaisée, plus ou moins arbitraire et plus ou moins politique, de la réalité. Pourquoi les communicateurs feraient-ils pression, avec plus ou moins de succès, sur les journalistes pour co-produire l’information si « les médias ne faisaient rien » ?
Finalement, cette dénonciation médiatique de la médiatisation de la politique par un chroniqueur devenu lui-même très médiatique ne manque pas de saveur. Jean-Michel Aphatie joue, en effet, tous les soirs, dans l’émission de Canal Plus, un rôle haut en couleur, celui de l’observateur impartial de la vie politique qui fait la morale aux responsables politiques, dénonce avec véhémence, s’emporte, condamne, pousse son « coup de gueule ». Jean-Michel Aphatie fait un véritable numéro qui n’a rien à envier à celui des deux responsables du Parti socialiste qu’il commente.
En définitive, on peut se demander si l’on ne peut pas dire de cette critique journalistique des mises en scène médiatiques que les responsables politiques se sentent tenus de faire aujourd’hui compte tenu des attentes des médias, que c’est, en définitive, comme on dit familièrement, « l’hôpital qui se fout de la charité ».
Patrick Champagne
- Avec Ricar pour la vidéo.
NB : Courtes biographies de Michel Denisot et Jean-Michel Aphatie