Le Monde, on le sait, n’a rien à se reprocher. Et plutôt que de répondre directement aux critiques, Le Monde a répliqué par un dossier spécial intitulé « Radiographie d’un conflit », supplément de huit pages paru dans l’édition du 23 avril 2009, soit à peine… trois mois après le déclenchement de la crise. Parution qui n’a bien entendu rien à voir avec le fait que le quotidien de référence ait été « violemment mis en cause […] par une partie du mouvement universitaire », comme le regrette l’éditorial signé Maryline Baumard et Catherine Rollot qui figure sur la première page de ce dossier.
Un éditorial dont la grille de lecture du mouvement, notons-le au passage, reste globalement inchangée : ses auteurs « diagnostiquent » le « profond malaise » d’une communauté universitaire « à cran » qui exprime avant tout ses « craintes » [1]. En face, un gouvernement aux « nombreuses maladresses », qui défend contre vents et marées une réforme pourtant « mitée » par ses reculs et ses concessions.
Que ce dossier constitue bien une réponse, à peine masquée, à des critiques, c’est ce que confirme la newsletter du Monde, « La Toile de l’éducation », du 22 avril, qui tente de faire le point sur l’ensemble du débat, à destination de ses abonnés. Avant d’annoncer son « supplément » du lendemain, sous le titre – entre guillemets – "Analyse", elle évoque les critiques que le quotidien a essuyées : « En s’appuyant sur des analyses produites par des critiques des médias comme l’association Acrimed, une frange d’universitaires a multiplié les accusations à l’encontre du journal, lui reprochant de dissimuler les raisons de la "mobilisation" et d’en véhiculer sciemment une mauvaise image. Plus généralement, Le Monde a été accusé de s’être rangé aux côtés du gouvernement. » Et la newsletter de citer la « "charte de bonne conduite" vis-à-vis du quotidien, destinée en fait à mettre en œuvre un boycottage systématique », et de donner les liens vers ASI [2] et Bakchich pour plus d’information.
Dans un second paragraphe intitulé « Communication », la newsletter signale d’autres sites, « du côté résolument hostile au Monde » (Fabula, ARHV) ou de l’autre (comme l’inénarrable Aliocha, dont on ne précise pas si elle est « farouchement favorable » au quotidien, mais à qui on fait l’honneur d’une citation)… Le supplément du 23 avril est enfin annoncé, et, au moins en partie, apparaît comme une réponse aux analyses que la newsletter met entre guillemets. Les abonnés de la newsletter, du moins, le comprendront aisément, grâce à l’évocation relativement précise des critiques et de leur origine – plus détaillée en tout cas que dans le « supplément » du Monde… où l’on se borne à parler d’une vague « mise en cause ». Mais s’il répondait directement aux critiques qui le visent, ou s’il en tenait compte tout en le disant, Le Monde ne serait pas Le Monde.
Dans le « supplément », non seulement ces critiques ne sont pas explicitées [3], mais elles sont minorées : cette « mise en cause » apparaît comme inévitable et presque fortuite, car « tous les acteurs qui ont approché cette crise [ayant] pris des coups ». D’ailleurs, à la lecture de l’éditorial, et même s’il ne dit rien du contenu des critiques adressées au Monde, on sent bien combien celles-ci sont injustes et infamantes, car le quotidien « a tenté chaque jour, en toute indépendance aussi bien du pouvoir politique que des pouvoirs intellectuels, d’informer au mieux ses lecteurs sur ce mouvement complexe, multiforme et durable ». Et après tant de « jours » d’information indépendante, Le Monde en est encore à devoir faire le point sur « les acteurs de la crise » (page II) ou « les points du litige » (page III). Autrement – et plus clairement – dit, comme l’analyse fort justement André Gunthert sur son blog, « Le Monde passe aux aveux ».
Rien ne semble désormais arrêter Le Monde sur la voie de l’information. Le 31 mars, le quotidien publiait un éditorial (mal) déguisé en enquête, le tout intitulé « Les facs mobilisées voient leur image se dégrader ». Un mois et demi plus tard, le 15 mai, paraît un article traitant des « Inscriptions 2009 » et signé du « Service France ». Son sous-titre résume son propos et le désaveu qu’il inflige – sans, naturellement, le dire – aux trois envoyés spéciaux que le quotidien avaient dépêchés auprès des trois universités à l’image « dégradée » : « selon notre enquête, les choix des lycéens montrent que les grèves ont peu d’impact sur l’attractivité des facs. »
Une telle volte-face incite à la prudence, et on lira cette « enquête » du Monde avec circonspection. Pour l’essentiel, elle se contente d’ailleurs de glaner des chiffres et des commentaires auprès de présidents d’université, évoque le nouveau système d’inscription dans le Supérieur sans analyser le dispositif ni ses conséquences, avant de dessiner « quelques tendances » – essentiellement « l’attrait pour le droit, la médecine et les IUT » qui « se confirme ». Et le « Service France » de conclure son « enquête » en levant bien haut son doigt mouillé : « image écornée ou pas, les universités ne devraient donc pas se vider brutalement l’année prochaine, même si depuis 2004, la tendance est à la baisse des effectifs (- 4,3 % en moyenne) ».
Dernier mémorable épisode, le 1er juin, Le Monde interroge Valérie Pécresse pour l’aider à tirer « les leçons de ce long conflit universitaire ». Et les questions, aussi pertinentes que percutantes, s’enchaînent. Les premières reprennent à leur compte la position gouvernementale selon laquelle seule la gestion du conflit par la ou les ministres pourrait expliquer ce dernier : « Où s’est située l’erreur ? » ; « N’y a-t-il pas eu défaut de pilotage ? » ; « N’avez-vous pas trop chargé la barque ? » – une question très incisive et potentiellement déstabilisante, la ministre ayant déclaré quinze jours auparavant, sur France Info, que le mouvement universitaire pouvait s’expliquer par « une barque trop chargée de réformes ».
Le reste est à l’avenant, et l’on appréciera les présupposés de telle ou telle question : « Après ce conflit, n’êtes-vous pas condamnée à l’immobilisme ? » ; « Que reste-t-il de votre réforme après les concessions faites ? »… Puis, après l’incontournable question sur les cours irrattrapables et « certains enseignants-chercheurs » irresponsables qui « veulent accorder la moyenne à tous les étudiants », trois questions de fond (du trou) [4] et puis s’en va.
Une opération de communication à huit mains, puisque pas moins de trois journalistes [5] ont été mis à contribution pour réaliser ce chef d’œuvre, qui parvient à « tirer les leçons d’un conflit » sans jamais évoquer directement un seul des « points du litige » pourtant fort bien exposés dans le supplément du Monde.
Olivier Poche
P.S. : À Luc Cédelle, avec tous nos remerciements
Il faut le reconnaître, Luc Cédelle est le seul journaliste du Monde à avoir tenté de répondre aux critiques adressées à ce quotidien par Acrimed, au sujet de son traitement du conflit universitaire. Qu’il en en soit – sans ironie – remercié.
Malheureusement les réponses de Luc Cédelle – disséminées dans plusieurs articles de son blog – sont si désinvoltes qu’elles ne nous ont pas convaincus. La dernière, en particulier, frôle le ridicule : parcourant le site de Sauvons l’université, raconte Luc Cédelle, « je tombe sur des articles du Monde [...] Logiquement, je m’attends à trouver, dans ces quelques articles que je n’ai pas choisis, des mots qu’il n’aurait pas fallu écrire, des formulations que je n’emploierais pas aujourd’hui, des choses qui, avec la distance, apparaîtraient agressives… Et puis, en fait, rien », conclut le journaliste qui, pour le prouver, republie deux de ces irréprochables articles qu’il a signés. Est-ce là la « réponse point par point » qu’il déclarait être « bien décidé » à composer ?
Il y a cependant une exception, que voici. Nous écrivions dans notre premier article :
« … Le Monde qui le 14 novembre 2007 annonçait dans un bref article “la fin du mouvement contre la loi sur l’autonomie”, une loi que l’éditorialiste anonyme du quotidien avait ardemment soutenue. Plus d’un an plus tard le quotidien, grand communicateur de toutes les “réformes” gouvernementales, est confronté à de nouvelles “réformes” dont la plupart poursuivent la grande “rénovation” néo-libérale entreprise par le gouvernement. »
Luc Cédelle relève, dans ces deux phrases, de graves « manquements » :
– Le Monde qui annonçait en titre de l’un de ses articles « la fin du mouvement contre la loi sur l’autonomie » datait du 14 décembre 2007, et non du 14 novembre. Luc Cédelle, magnanime, concède que « les rédacteurs de l’article de l’Acrimed se sont peut-être trompés de bonne foi sur la date de la brève », mais ajoute-t-il, « […] cette erreur ne devrait en aucun cas suffire à les orienter puis à les enferrer dans une mauvaise interprétation du traitement du mouvement de novembre-décembre 2007 par le journal ». Rectifions la date : mais où Luc Cédelle a-t-il vu que par cette phrase d’introduction nous entendions interpréter le traitement du mouvement de novembre-décembre 2007 ?
– Notre forfait le plus grave, selon Luc Cédelle, est commis dans la deuxième phrase où, parlant de toutes les « réformes » de l’Université sans le préciser, nous laissions entendre que Le Monde soutient toutes les réformes du gouvernement quel qu’en soit l’objet. Précisons la formulation, au cas où d’autres inattentifs lecteurs n’auraient pas compris !
Rectifier une date, préciser une formulation : c’est bien le moins que nous devions faire [6]. Sans omettre de remercier, une fois encore, Luc Cédelle – mais, cette fois, avec un peu d’ironie – de nous avoir ainsi aidés à nous corriger...
… sans rien retirer de l’ensemble de nos analyses.