Les tenanciers des médias dominants aiment à penser d’eux-mêmes qu’ils vont à rebours des idées dominantes, et les barons du journalisme semblent prendre d’autant plus volontiers des poses de libres-penseurs et d’anticonformistes qu’ils se plient à la défense des intérêts dominants [3]. Comme l’actuel président de la République, il leur plaît d’alterner l’appel à « briser les tabous » et le rappel au « bon sens », la critique de l’« idéologie dominante » (bien entendu de gauche) et l’affirmation du cela-va-de-soi (évidemment de droite). Il serait pourtant peu judicieux d’y voir une contradiction, car ce n’est là qu’un va-et-vient entre deux usages différents d’une même force, de deux formes que prend la vulgate médiatique. Celle-ci ne peut en effet atteindre sa pleine efficacité sans que le discours critique (ou apparemment critique) soit lui-même accaparé par les porte-voix des médias dominants et, notamment, par les intellectuels médiatiques et autres « doxosophes » dont parlait Pierre Bourdieu. Ces derniers ne se contentent donc pas de produire du consensus sur l’organisation (capitaliste) de l’économie, le fonctionnement (antidémocratique) de l’Union européenne ou la diplomatie (néocolonialiste) française ; il leur faut encore délimiter les cibles et les frontières de ce qu’il est légitime de critiquer. Or le principe dont procède ce type de critique – interne au champ médiatique – demeure inexorablement le suivant : faible avec les forts, fort avec les faibles.
I. Inventer de « nouveaux maîtres »
Le dernier numéro de la revue Médias relève de cette catégorie en proposant à des gens de médias aussi contestataires que Sébastien Cauet ou Bernard Pivot de nous expliquer comment « cultiver son ambiguïté » ou « savoir dire non », et en se présentant sous la forme – volontairement tapageuse – d’une Marianne bâillonnée :
La stratégie rhétorique employée ici est bien connue, puisque la revue ne fait guère que plagier un journaliste-intellectuel lui-même condamné pour plagiat il y a quelques années [4] : Alain Minc. Cet anticonformiste de cour avait en effet fondé l’une de ses livraisons annuelles, dont on sait qu’elles lui valent immanquablement et instantanément une invitation dans toutes les émissions de « débat » [5], sur le même type de stratégie, sous le titre pompeux : Epître à nos nouveaux maîtres (2002).
Cette stratégie rhétorique repose sur une inversion de la réalité et des apparences et consiste, en quelque sorte, à faire apparaître les rapports de domination la tête en bas. Vous vous imaginez que les dominants sont plutôt riches, hommes, blancs, hétérosexuels, bien-portants ; vous avez tout faux, car ces derniers subissent quotidiennement les foudres des pauvres, des femmes, des Noirs, des Arabes, des Juifs, des homosexuels et des handicapés. Si les médias sont ainsi muselés, c’est que ces « nouveaux maîtres » empêchent les journalistes de s’exprimer comme ils l’entendent et de faire, en toute « liberté », l’éloge des privilèges et des privilégiés. Convenez-en : le monde est mal fait, et cela suffit à justifier les pleurnicheries d’enfants gâtés d’Alain Minc et de la revue Médias. La vérité de cet anticonformisme de pacotille est d’ailleurs énoncée très clairement dans la revue par une journaliste qui a accumulé une grande partie de son capital médiatique en cultivant une apparence de critique des médias et une apparente impertinence dans des journaux aussi corrosifs que le Figaro et Le Point, et dans des émissions aussi décapantes que « Culture et dépendances » (du très subversif Franz-Olivier Giesbert) ou « Le premier pouvoir » [6] : Elisabeth Lévy. Celle-ci affirme donc : « Nous sommes plombés par un terrible esprit de sérieux. Défense de rire ! Les handicapés, les homosexuels, les Juifs, les jeunes à capuche et les ouvriers licenciés ont aussi le droit qu’on se foute de leur gueule » (p. 31). Derrière la nécessité et l’urgence de se « foutre de la gueule » des handicapés ou des ouvriers licenciés, ne reconnaît-on pas là le principe évoqué plus haut : fort avec le faible, faible avec le fort ?
II. Inventer une « idéologie dominante »
Cet anticonformisme d’apparat revient à retourner le célèbre constat formulé en 1847 par Marx et Engels, et d’affirmer : les idées dominantes d’une époque [en l’occurrence la nôtre] sont les idées des dominés. L’avant-propos de ce numéro de la revue Médias évoque d’ailleurs avec familiarité « le camarade Marx » et tente de placer sa propre critique sous l’aile subversive du concept marxiste d’ « idéologie dominante » : « Ainsi faudrait-il toujours se couler dans le moule de pensées correctes, labellisées, agréées, non par le pouvoir […] mais par cette “idéologie dominante’’, dont parlait le camarade Marx et qui n’est rien d’autre qu’un fatras de convenances, de morale à quatre sous, d’idées communes à tous, qui tient lieu de références inconsciente, et pèse de tout son poids sur les rédactions comme dans l’édition » (p. 7). C’est là retirer à ce concept toute la contestation politique qu’il recèle car, pour Marx et Engels, l’« idéologie dominante » désigne bien autre chose : « les pensées de la classe dominante [l’« idéologie dominante »] sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle » [7].
L’origine des idées dominantes – pour Marx, la classe capitaliste et sa domination matérielle – est ainsi passée sous silence, noyée sous « un fatras de convenances, de morale à quatre sous, d’idées communes à tous ». Si cette idéologie est d’autant plus dominante qu’elle est partagée par tous, elle n’est pas sans servir des « clans » et des « groupes de pression » qu’on préfère ne pas nommer, comme nous en avertit l’auteur de cet éditorial (assez prudent toutefois pour ne pas les nommer) : « Pire que d’une censure en bonne et due forme, nous pourrions bien être victimes d’un air du temps, de réactions de clans [lesquels ?], de groupes de pression de toutes sortes [lesquels ?] ». De même, voilà qu’apparaissent ces « directeurs de conscience [lesquels ?] qui disent du haut de leur chair ce qui est décent et ce qui ne l’est pas, ce qui est convenable ou non ». Rien n’est plus commode que de s’inventer des ennemis imaginaires (ces « clans », ces « groupes de pression », ces « directeurs de conscience »), sans les nommer : chacun pourra choisir ceux qui lui conviennent ; et rien n’est moins critique que de s’abstenir de les désigner précisément alors qu’on se targue de briser les tabous. Cette critique à la cantonade ne convainc guère, tant l’auteur de ce texte semble coincé entre deux conceptions de l’idéologie : comme « air du temps » commun à tous ou comme venin inoculé par d’innommables « groupes de pression » et d’invisibles « directeurs de conscience ».
III. Inventer des « parias à vie »
On ne peut d’ailleurs que s’étonner de voir autant de résistants à « l’air du temps » (qui prétendent refuser les « convenances médiatiques »), ou de « parias à vie » comme les désigne la revue Médias, parader et bouffonner régulièrement dans les médias. Outre Elisabeth Lévy, on compte notamment dans ces « personnalités de tout bord » le journaliste et animateur Henri Chapier, le député UMP Christian Vanneste, le dessinateur du Monde (depuis 1985) Plantu, l’avocat général Philippe Bilger, le comédien Guy Bedos, l’écrivain d’extrême droite Alain Soral et le professeur d’islamologie Tariq Ramadan (tous deux habitués des plateaux télé). On comprend qu’il était urgent de réunir – « en partenariat avec HEC » – de telles sommités et de tendre enfin un micro à tant de « parias ».
Mais ne soyons pas avares de compassion pour ces courageux contempteurs de l’idéologie dominante, victimes de toutes les infamies : « qui ose faire fi de ces nouvelles prescriptions est montré du doigt. Utilisez-vous un vocabulaire trop cru, refusez-vous les non-dits imposés ? Vous voilà affublé d’un de ces qualificatifs qui font de vous un paria à vie : homophobie, raciste, antisémite ». Des exemples d’accusations gratuites existent, il est vrai [8]. Mais la revue Médias n’en fournit guère. A défaut, mais à charge, il suffit peut-être de puiser dans le répertoire d’un des invités de ce dossier : Alain Soral. Celui-ci, présenté sommairement comme « écrivain », était jusqu’en février 2009 membre du comité central du Front national et s’est présenté aux élections européennes sur la liste d’extrême droite de Dieudonné. On aurait apprécié que la revue Médias fasse preuve de cette précision dont elle parle avec tant de véhémence quand elle critique (à raison) « des médias peu soucieux de vérifications et de précisions » (p. 7). Soral s’était illustré en 2004 dans une émission de France 2 (« Complément d’enquête »), par des propos qui lui valurent en 2007 une condamnation pour antisémitisme [9]. Est-ce là ce « vocabulaire trop cru » ou ce refus des « non-dits imposés » vantés par la revue Médias ? Quand on souhaite critiquer les censures et les autocensures médiatiques (vœu louable), sans pour autant « cautionner les déclarations de personnes ou de groupes prônant la haine de l’autre » (p. 7), ne vaut-il pas mieux choisir soigneusement ses interlocuteurs, c’est-à-dire les choisir hors du périmètre de l’extrême droite ?
IV. Faire diversion
En quoi consiste, somme toute, l’imposture principale de ce dossier ? Dans l’idée exprimée dans cet avant-propos que ce serait « braver une sorte d’interdit » que de « débattre de tout, avec tout le monde ». « Avec tout le monde ? » Mais quels sont réellement, socialement et idéologiquement, ceux qui sont interdits de débat ? Ceux qui s’expriment dans la revue Médias et eux seulement ? « Débattre de tout » ? Mais quels sont les thèmes effectivement minorés dans les débats ? Et quelles sont les conditions requises pour qu’un débat ait effectivement lieu ? En effet, s’il est un principe qui va à l’encontre des logiques qui régissent le « débat public » dans les médias dominants, c’est bien celui qui impose de sélectionner rigoureusement ses interventions médiatiques, et notamment dans les « débats » qui y sont organisés. Comme l’explique avec force l’économiste Frédéric Lordon [10], et Pierre Bourdieu avant lui [11], on ne peut débattre correctement sans s’interroger sur le dispositif médiatique qui encadre la prise de parole. En effet, les conditions de cette prise de parole, de même que la composition du plateau et la répartition du temps alloué aux protagonistes, définissent en partie les limites de ce qui pourra, ou non, être dit.
Cette critique du « politiquement correct », qui se donne comme une critique des médias, ne saurait être la nôtre. La mystification (à peine sophistiquée) sur laquelle elle s’appuie – le prétendu renversement des dominations présidant à l’avènement d’une nouvelle « idéologie dominante » – n’a d’autre fonction que de faire oublier la perpétuation de ces dominations, et précisément de certaines d’entre elles : sexisme, racisme, homophobie. Elle tend en outre à disqualifier préventivement les mobilisations qui visent à les faire reculer. De surcroît, inventer de « nouveaux maîtres » (si puissants qu’ils se rendraient invisibles) constitue un moyen confortable de passer sous silence l’emprise des forces économiques et du gouvernement actuel sur les grands médias. Enfin, élever au rang de résistants à cette « idéologie dominante » des « personnalités » qui ne doivent leur capital de contestation qu’à leurs apparitions répétées dans ces médias, n’est qu’une manière de manifester le pouvoir médiatique de consécration – y compris de ceux qui sont appelés à jouer, dans les médias, le rôle de « contestataires ».
Une telle « critique » – aussi imaginaire que les ennemis qu’elle désigne – n’est donc pas seulement insuffisante : parce qu’elle détourne l’attention des véritables dominations et appelle insidieusement à faire de la liberté d’expression un instrument de combat au service des plus conformistes des anticonformismes (quand ce n’est pas au service des préjugés les plus réactionnaires), elle consacre le statu quo qu’elle prétend contester et tourne le dos aux indispensables combats pour des médias pluralistes et indépendants des pouvoirs.
Ugo Palheta