Comme on pouvait l’attendre d’un événement de cette magnitude, la crise fait des dégâts bien au-delà des limites de son ordre, et si les agents de l’économie sont évidemment les premiers à souffrir, l’onde de choc atteint des lieux d’une autre nature, et menace de faire des victimes d’une autre sorte. Ainsi, par exemple, l’univers confiné et soigneusement verrouillé des économistes académiques est-il devenu un champ de tir où les noms d’oiseau volent bas. Il est vrai que, à l’exemple de Robert Lucas [1], dont on ne tirera pas un mot de regret quelle que soit l’ampleur des destructions, il faut un moral de vainqueur pour continuer de soutenir les hypothèses de parfaite rationalité des agents et d’efficience des marchés qui, ayant fait depuis tant d’années le charme particulier de la théorie néoclassique (dominante), ont désormais à peu près autant d’attrait qu’une méduse au milieu d’une baignoire.
Mais c’est plus généralement tout le « commentariat » – « experts », éditorialistes, médias – qui déguste à des degrés divers, et non sans raison si l’on veut bien se souvenir des laudes – au marché, à la liberté d’être flexible et à la modernité financière – dont, quelques minoritaires mis à part, il nous a bassiné sans relâche pendant deux décennies… jusqu’à ce que l’état du monde si constamment célébré finisse par partir en morceaux. Quitte à lui réserver le creux de l’été, interroger le traitement de la crise par les médias sans oublier, par là même, de questionner leur rôle avant la crise, n’est décidément pas du luxe. C’était le thème d’une émission d’Arrêt sur images, animée par Maja Neskovic, à laquelle j’ai été invité, et à laquelle Nicolas Cori qui, invité également mais n’ayant pu y participer pour des raisons de calendrier, réagit dans un texte publié sur son blog (repris sur le site d’Arrêt sur images).
De toutes les positions vis-à-vis des médias, celle de la participation (très) sélective, éloignée aussi bien de l’abstention radicale que de l’empressement indiscriminé, est sans doute vouée à la plus grande incompréhension et exposée aux reproches symétriques les plus opposés. Pour les uns, peu est encore trop ; pour les autres, c’est presque rien, avec au surplus le double inconvénient non seulement de ne donner aucune audience à des idées dissonantes mais également d’abandonner le terrain « aux mêmes » dans des conditions qui rendraient parfaitement illégitime, ayant « déserté », de se plaindre ensuite qu’on n’entende qu’« eux ». La question de la participation, cependant, mérite mieux que l’antinomie de la trahison et de la désertion, pourvu qu’on y entre avec quelques critères et un peu d’analyse – dont, par parenthèses, il faudrait aller chercher l’essentiel ailleurs qu’ici, auprès de véritables spécialistes de la sociologie critique des médias.
La diversité interne des médias, ou la critique réduite aux interstices
Nicolas Cori a évidemment raison de rappeler la diversité interne des médias et leur capacité à publier des informations qui semblent contredire la thèse de l’asservissement idéologique aux réquisits du capital. Mais la portée réelle de ces cas ne prend la consistance d’une véritable infirmation de la « critique des médias » qu’au prix d’en donner une lecture réductrice, au terme de laquelle le rapport des médias aux puissances dominantes (économiques et politiques) serait d’inféodation sans reste et d’obéissance caporalisée. Le fait est, et c’est le propre d’une époque décidément formidable, que l’appropriation capitalistique directe de nombreux titres, de presse écrite comme audiovisuelle, par des groupes industriels opère un saisissant court-circuit de tout ce qu’une critique un peu plus fine des médias avait tenté d’élaborer, pour rendre à nouveau opératoires les interprétations les plus rustiques qui n’auraient pas besoin d’autre instrument conceptuel que le schème de la « courroie de transmission ».
Nicolas Cori rappelle cependant que, hors des effets du contrôle capitalistique, une analyse de la logique intrinsèque des médias ne perd pas tous ses droits, et il est exact que leur diversité interne interdit de les considérer comme des ensembles monolithiques tout entiers aux ordres. Mais Nicolas Cori est bien placé pour savoir que cette diversité n’a rien de démocratique et que, entièrement prise dans des rapports de domination, elle est condamnée, pour sa part critique, à la minorité et aux interstices. On peut penser que les rédactions en chef sont les premières conscientes de cet état de fait et qu’elles le tolèrent au nom d’un compromis doublement avantageux puisqu’il est producteur aussi bien de stabilité politique à l’intérieur que d’affichage de pluralisme à l’extérieur. Nicolas Cori ne m’en voudra pas de lui faire remarquer ce qu’il sait sans doute déjà, à savoir que sa mise au jour des bonus de la BNP est bien utile à Laurent Joffrin, aussi bien pour tenir la toute nouvelle posture de critique de la finance que pour ouvrir avec l’AFP une polémique ostentatoire, peu coûteuse et riche en profits symboliques.
Il n’y en a pas moins une logique absolument défendable pour ceux qui sont dans les institutions, et qui n’y occupent pas les positions dominantes, à faire de nécessité vertu et à trouver une justification bien fondée à des compromis qu’ils n’ont pas le choix de ne pas accepter (sauf à faire défection) en tentant d’en tirer le meilleur parti : que paraisse la révélation des bonus de la BNP, ou d’autres informations de même nature, est un gain objectif, même si l’on demeure conscient du contexte de liberté surveillée dans lequel il a été acquis.
Minoritaires sous hégémonie éditoriale
Mais, pour légitime qu’il soit, le point de vue de l’insider, sauf à revendiquer une universalité qu’il n’a pas, ne peut sauter à la conclusion générale, induite de ses propres « gains de compromis » et reflet de sa position singulière, que pour tout le monde et en toutes circonstances « il faudrait y aller ». Aussi le point de vue de la critique externe demeure-t-il entièrement fondé à dire que les acquis des stratégies interstitielles ne rachètent pas une logique d’ensemble – et à en tirer d’autres conclusions.
De ce point de vue, il devrait être assez clair que la publication d’informations « critiques » a pour strictes conditions de possibilité : 1) d’être suffisamment éparpillées au sein du journal pour ne jamais acquérir la consistance d’une ligne éditoriale ni entamer celle de la ligne en vigueur ; et 2) de rencontrer les réquisits de la grammaire médiatique dans ce qu’elle a de plus autonome, ceux auxquels un rédacteur en chef déférera à coup presque sûr (sauf censure capitalistique manifeste), à savoir la grammaire du scoop, de la révélation, du scandale ou du montage fait-diversier spectaculaire [2].
Si le filtre de la deuxième condition est le plus apparent, le travail chronique de la première est le plus pernicieux. On pourrait recenser à loisir les articles parus dans la presse de fausse gauche (et de vrai libéralisme, Le Monde, Libération, Le Nouvel Obs, etc.) sur des conflits sociaux, des délocalisations crapoteuses, des suicides au travail et tous ces événements ordinaires du capitalisme d’aujourd’hui, articles produits le plus généralement par des soutiers et remontés jusqu’au jour à force de ténacité et d’habileté manœuvrière par les anfractuosités de la rédaction, sans pourtant que l’ensemble de ces contributions, condamnées à la pulvérisation, soit jamais rassemblées de manière systématisée, pour qu’il s’en dégage une vision du monde capitaliste articulée, logiquement mise en ordre d’après la cohérence même des choses rapportées, et qu’en soit tirée, par simple conséquence, une analyse globale, un sens d’ensemble qui serait celui du journal et de son regard sur le monde.
On peut donc bien multiplier les cas d’articles de cette sorte, il reste qu’au moment de hiérarchiser l’information, d’organiser le journal et, bien sûr, d’éditorialiser, c’est l’engagement idéologique de la rédaction en chef qui reprend le dessus et renvoie tous ces efforts à leur condition minoritaire – exactement ce que vise l’idée des compromis interstitiels, en tant que, vus cette fois du côté des dominants, ils leur permettent de penser gagner sur les deux tableaux : à la fois, pour entretenir l’identité « de gauche », s’acquitter d’un devoir de restitution des indignations sociales, mais d’une manière qui en opère proprement la négation politique et maintient la ligne ne varietur – on mesurera la force de cette négation politique à la façon dont les annonces annuelles des profits monstrueux du CAC 40 sont devenues un marronnier (de printemps), bien fait et bien monté pour mobiliser tous les effets (vendeurs) du sensationnalisme, mais sans qu’il s’ensuive jamais la moindre mise en cause sérieuse, par voie d’« analyse » ou d’éditorial, des structures de l’hyper-profitabilité, c’est-à-dire du capitalisme actionnarial [3].
Au travers de ce cas, particulièrement édifiant, de neutralisation politique d’un fait (massif) que les médias se targueront pourtant d’avoir fidèlement restitué, mais, et c’est peut-être pire, non seulement en n’en ayant rien fait mais en l’ayant comme vidé de sa substance politique, on reconnaîtra l’équivalent fonctionnel de la manœuvre qu’opèrent pour leur propre compte les partis sociaux-démocrates en demeurant strictement dans le registre de la déploration sans suite – les inégalités, la précarité, les dégradations des conditions de vie salariale –, sans jamais vouloir rapporter les choses déplorées à leurs causes – il apparaîtrait assez vite qu’elles ont toutes pour origine les grandes transformations structurelles dont ils ont été les ingénieurs (concurrence, financiarisation, Europe libérale), et qu’ils n’ont pour l’heure aucun désir d’y changer quoi que ce soit. Mais il y aurait beaucoup à dire sur ces rapports d’homologie qui unissent grands médias et partis, par une implication presque directe, quoique systématiquement déniée, des premiers dans les mouvements stratégiques des seconds.
Quelque respectables qu’ils soient, les compromis qu’imposent aux insiders les nécessités de leur vie professionnelle n’ont pas à être souscrits tels quels par les outsiders « critiques » pour lesquels la question de l’efficacité se pose en des termes différents et que leur situation propre conduit à dresser d’autres bilans, aussi bien politiques que personnels, de leurs possibles interventions médiatiques.
Sauf à leur prêter une épaisse bêtise, il devrait être possible de les créditer d’avoir conscience de tout ce à quoi ils renoncent en faisant le choix de la participation rare, et notamment d’abandonner le terrain à tous les « experts » formellement et idéologiquement ajustés. Contrairement à ce que pensent spontanément beaucoup de personnes, et que le texte de Nicolas Cori laisse d’ailleurs transparaître, la logique du chercheur « engagé » ne peut pas être celle de la « pureté » – par construction puisque, dans sa mesure à lui, il « y va » ! –, et lui aussi tente de stabiliser des compromis pratiques – mais pas les mêmes. Car il est difficile de ne pas avoir a minima conscience de se trouver collaborer objectivement aux stratégies de la duplicité des médias dominants – en clair, fournir des alibis de pluralisme à une machine dont tous les fonctionnements œuvrent en fait à la reconduction du même. Bilan : un supplément de (fausse) légitimité démocratique pour des organes qui se seront employés à minoriser les idées généreusement « accueillies » et à en faire des propos de passage sans conséquence.
Jusqu’où est-il enviable de jouer à ce jeu ? Refuser la position du refus de principe équivaut à répondre que, oui, il y a une utilité, entendre quelques profits à saisir, mais la question en fait est celle de l’utilité nette – nette des coûts. Pour le coup, il y a bien là une sorte d’appréciation pratique qui échappe aux calculs explicites de l’économie et ressortit plutôt d’une prudence, gouvernée par quelques critères, et toujours exposée au risque de l’incohérence. Pour un outsider « critique », l’un de ces critères tient à la question de savoir ce que les conditions de prise de parole font à sa parole.
Normalisation – les nouveaux entrants digérés par le « club »
Or, celle-ci court tous les risques, de la normalisation à la décrépitude. Je ne reviens que brièvement sur ceux de la normalisation, dont j’ai parlé lors de l’émission d’Arrêt sur images, pour redire combien l’entrée dans le cercle des « bons clients » est lourde d’insidieuses dérives. Car il est probable que l’appétit médiatique vienne en mangeant et que, d’activité occasionnelle, la présence dans les médias, avec tous ses profits symboliques puis institutionnels, devienne rapidement une finalité à laquelle on soit prêt, de plus en plus, à sacrifier. Mais sacrifier quoi au juste ? Le peu d’originalité et de liberté dont on disposait avant d’y entrer, et qui va se trouver implacablement raboté par les contraintes d’un univers dont on acceptera de plus en plus les injonctions pour continuer d’y être invité – à commencer, bien sûr, par celle de s’interdire de mettre en cause les logiques de l’univers lui-même ; il ferait beau voir qu’invité des médias on se mette à critiquer les médias...
Les incitations de l’intérêt individuel se joignent aux pressions sociales d’un groupe qui, comme tout groupe, socialise les nouveaux entrants selon ses normes propres, avec d’ailleurs l’active complicité de l’impétrant puisque, et ce pourrait être une proposition d’une théorie sommaire de la socialisation, on n’entre jamais dans un groupe avec le propos délibéré de s’y faire détester, sachant que pour s’y faire aimer il suffit de se conformer à ses mœurs. Nul besoin de calcul stratégique pour ce faire, les ajustements affectifs de la quête d’intégration et de reconnaissance se font d’eux-mêmes ; aussi, sans même s’en rendre compte, les nouveaux entrants s’adaptent-ils à toute une série d’injonctions infinitésimales, d’ailleurs jamais énoncées comme telles par personne, et rectifient-ils insensiblement leur comportement pour se conformer complètement aux normes locales de la bienséance, des choses à dire et à ne pas dire, du ton sur lequel on les dit, des mises en question possibles et de celles qui ne le sont pas, du degré admissible d’intercritique au sein du groupe, etc.
J’ai en tête un débat télévisé entre Bernard Maris, Elie Cohen et Jean Peyrelevade où le premier ne cesse de donner aux deux autres du « cher Elie » et du « cher Jean », cordialité qui n’a rien de répréhensible en soi mais se trouve confirmée par le quasi-consensus dont elle est le symptôme [4], et qui offre, par le raccourci de quelques plans, une leçon complète de sociologie des « élites » et des médias.
Le pire tient sans doute au fait que ces micro-ajustements sont insensibles au sujet lui-même qui, à chaque instant peut certifier « être resté le même » et n’avoir ni varié ni concédé. C’est que les variations et les concessions demandent à être observées sur le moyen et le long terme – mais alors, mazette, quels écarts ! Cette puissance normalisatrice, qui d’ailleurs n’est pas propre qu’aux médias mais qu’on retrouverait à l’identique dans la fréquentation suivie de tous les lieux de pouvoir, est plus forte que n’importe quel libre-arbitre individuel, et il suffit pour s’en convaincre de considérer le triste destin de quelques jadis « critiques » entrés dans le système… et jamais ressortis. Malaxés, digérés, attendris, comme on dit de la viande trop dure, ils comptent désormais parmi les oblats les plus intransigeants du système qui les a accueillis avec tant de générosité en passant l’éponge sur leurs « erreurs de jeunesse » – Philippe Val dans un Charlie respectabilisé jusqu’au trognon, justement récompensé à France Inter [5], Michel Field à LCI et bien d’autres encore, auxquels il faudrait ajouter, dans leur genre à eux, tous ces économistes qui, émerveillés de se voir conseillers du prince, ont parfois commencé marxistes pour finir en disant bien des choses adéquates à ce que les pouvoirs voulaient entendre – mais évidemment sans jamais se sentir sous influence ni avoir eu le sentiment de concéder quoi que ce soit.
Dire cela n’est pas incriminer les personnes mais souligner la force des situations, incomparablement plus puissantes que les individus, et qui ne laissent à ces derniers pour seule liberté que l’alternative de ne pas y mettre le doigt ou bien de finir entièrement happés. Faire le choix de la participation médiatique raréfiée, c’est donc d’abord mesurer ces forces, ne pas se croire au-dessus d’elles, et anticiper l’auto-infirmation que risque de s’infliger immanquablement l’outsider critique qui, entrant avec le ferme projet de faire entendre « un autre son de cloche », finira par faire ding-ding comme tous les autres autour de lui.
Déception – l’inanité des formats en miettes
Si encore la normalisation politique était la seule avanie prévisible… Mais il faut compter avec les déceptions à répétition que promet au chercheur hétérodoxe le jeu du coup d’éclat médiatique. Il n’est pas certain que l’interview imaginaire de Nicolas Cori fasse un modèle général et si, exceptionnellement, un ou deux coups fumants de cette sorte peuvent être réussis, il faut d’abord s’interroger sur la durée des traces qu’ils laisseront, et ensuite bien voir que la plupart des situations où sont conviés à intervenir les « experts » ne sont pas de cette nature.
Hormis les dix secondes de rigueur de tout passage dans un JT, la situation standard est plutôt celle d’un plateau à plusieurs invités, cette parodie de « débat » où les médias aiment à trouver la confirmation de leur essence démocratique, alors qu’aussi bien le déséquilibre des forces contradictoires en présence (quand les forces sont véritablement contradictoires, c’est-à-dire que tous les experts ne disent pas à quelques variantes près la même chose), la complicité active de l’animateur, généralement un de ces « grands » des médias dont on sait de quel côté ils penchent, l’indigence des formats, c’est-à-dire des temps alloués à la parole, et le climat de demi-foire d’empoigne avec interruptions permanentes, conspirent pour rendre absolument impossible de développer un point de vue hétérodoxe, d’emblée privé de tout l’arrière-plan de (fausses) évidences, de cela-va-de-soi (« on ne peut pas augmenter les impôts », « la flexibilité est nécessaire », « comment peut-on envisager le protectionnisme dans une économie mondialisée ») accumulés pendant deux décennies.
Là où l’expert modal peut se contenter de parler par demi-phrases et de convoquer tout ce fonds d’« évidences » par la mobilisation d’un simple mot, l’outsider hétérodoxe doit entreprendre de construire de zéro des arguments qui ont contre eux tout un sens commun médiatique, et ceci sans la moindre chance ou presque de pouvoir aller au bout et de ne pas être interrompu par l’« impartial animateur », ou par un contradicteur, qui d’une seule remarque laissera le raisonnement en plan, fera bifurquer la discussion vers un tout autre sujet, laissant le pauvre type emberlificoté dans son laborieux développement au milieu du gué et grosjean comme devant – on n’est pas forcé d’aller se mettre dans des situations perdues d’avance ; pour la cause qu’on défend, on aurait même plutôt intérêt à les éviter.
Il apparaît malheureusement que l’intervention hétérodoxe soit condamnée au dilemme de l’« interview Pujadas », mais sous une forme sloganisée qui, dans l’opinion, renverra inévitablement l’intervenant au registre de l’« extrémisme » – « c’est du Besancenot », « ils n’ont rien à proposer » – ou bien du discours argumenté, mais privé de ses conditions de possibilité, et certain de finir en torche. Ça s’appelle la condition de minoritaire, minoritaire pas seulement au sens du nombre mais au sens du désavantage systémique, et il n’y a pas de mystère : on n’en sort que par le temps long d’une somme d’actions individuelles, sans espoir en temps réel, et dont nul n’est d’ailleurs assuré de voir le bout…
Décrépitude – les pentes fatales de la facilité médiatique
Et puis il y a la décrépitude intellectuelle. Car il y a pire, parce que plus insidieux, que les déconvenues instantanées de ces expériences nécessairement désastreuses. Au chercheur qui se hasarderait à jouer ce jeu et qui, désirant le jouer avec quelque succès, se plierait aux formats imposés pour y faire entrer son discours, il faut surtout craindre les effets de long terme d’un genre qui ne laisse pas la pensée indemne. Si la misère du format condamne à la pauvreté du discours, réduit à une série de slogans et blindé dans le registre de l’assertorique, c’est-à-dire des affirmations-coups de force, coupées de leurs vrais arguments puisque le temps n’est pas offert à la présentation de ceux-ci, il ne faut surtout pas espérer qu’il n’y aurait là qu’une suite d’inconvénients instantanés sans conséquence sur le reste de l’activité intellectuelle de l’intéressé. Ce sont les illusions du sujet souverain qui conduisent certains à s’imaginer qu’ils sont les garants de leur propre intégrité intellectuelle et que, sortis du studio où ils se sont octroyés quelques libertés avec la rigueur argumentative, ils redeviennent exactement les mêmes.
Il n’y a sans doute pas plus grand risque pour un intellectuel que l’habitude de la facilité intellectuelle – où le pousse irrésistiblement l’exercice médiatique. Car d’« entorse » en « licence », d’« écart » en « tolérance », toujours ponctuels ça va sans dire, c’est tout un habitus, celui de l’exigence analytique, du raisonnement bien articulé, qui progressivement et silencieusement part en lambeaux. La fréquence des sollicitations, ne laissant plus le temps de travailler, condamne alors au recyclage des mêmes questions et des mêmes réponses, vite glanées… dans la presse, seul fournisseur d’informations dans la temporalité… qui lui soit adéquate, là où le travail intellectuel vise d’abord au renouvellement de sa pensée et aussi (surtout) à la formulation d’autres questions que celles que les médias s’obstinent à mettre à leur agenda, en général toutes plus mal bâties les unes que les autres. Il ne s’agit pas de dire ici que tous les économistes présents dans les médias subissent cette fatale dégradation, mais qu’il est un seuil, et aussi un mode, de présence, dont j’ai l’impression que Nicolas Cori voudrait me le voir franchir, au-delà duquel on n’y échappe pas.
Contre la philosophie héroïque de l’intellectuel démiurge, la division du travail
Les références à la « pureté », au souci des universitaires de la préserver, de ne pas se « compromettre », auraient du sens s’adressant à ceux qui n’ont aucun désir de quelque engagement que ce soit et préfèrent jouer le jeu du champ académique sans prendre le moindre risque à l’extérieur. Le fait est que le grand renfermement académique des intellectuels en deux décennies est impressionnant. On ne saurait pour autant en tirer la conclusion opposée qu’il leur faudrait maintenant aller partout et y faire n’importe quoi. Je pourrais bien accepter de m’entendre dire que derrière tous ces arguments, il y a aussi une sorte d’amour-propre d’intellectuel (ou d’aspirant intellectuel) inquiet de déchoir à ses propres yeux. Mais je demande qu’on me présente un seul professionnel, quel que soit son métier, qui n’ait pas ses normes et ses points d’honneur, et qui n’y regarde à deux fois au moment où on lui intime d’envoyer balader tout ça et d’accepter de faire autrement – c’est-à-dire mal – ce qu’il essaye d’habitude de faire « bien », et ceci au nom de nécessités supérieures.
Mais la question en fait est tout autre : elle est de savoir où on est le plus utile et à quoi faire. Un chercheur est-il plus utile à prendre le temps de ses recherches, à cultiver autant que possible les exigences qui lui sont propres, ou bien à faire le pitre multimédia avec la quasi-certitude de s’y abîmer irréversiblement – il suffit de voir l’état intellectuel pitoyable de bon nombre de ceux qui s’y sont risqués ? C’est probablement en ce point que se situe la faiblesse principale de l’argument de Nicolas Cori : dans une certaine philosophie héroïque de l’individu et la mésestimation corrélative des avantages de la division du travail.
Il n’est pas au pouvoir d’un seul individu d’intégrer en lui seul tous les maillons de la chaîne de production d’idées, depuis l’élaboration la plus théorique-scientifique jusqu’à l’action politique de propagande en passant par tous les intermédiaires médiatiques. Certes, on peut ne pas être insensible à l’injonction de Nicolas Cori, considérant que « la plus grande plaie aujourd’hui s’appelle le capitalisme financier », à « faire tout ce qui est en son pouvoir pour le supprimer ». Mais c’est que, pour ce qui me concerne, mon pouvoir, à supposer que j’en aie le moindre, est très très petit, et qu’au surplus il risque de s’autodétruire dans l’abus de son emploi médiatique.
La vérité, c’est que la destruction du capitalisme financier est une entreprise collective et que chacun y prend sa part à sa place ! Par un argument ricardien que les économistes connaissent bien, chacun devrait être là où son avantage comparatif est le plus grand : les chercheurs à la production d’idées, d’autres à leur adaptation et à leur diffusion. Me prêtant des capacités que je n’ai pas, Nicolas Cori me demande même de penser à la réforme des médias ! Mais je n’ai rigoureusement aucune compétence pour ce faire !, même s’il m’arrive d’avoir une ou deux idées que je mets au pot commun quand elles me traversent l’esprit (c’est-à-dire rarement) [6].
La seule chose que je pourrais dire en cette matière invoquerait une nouvelle fois l’argument de la division du travail et suggérerait que, la production-diffusion des idées étant une chaîne, il faut nécessairement qu’elle ait une pluralité de maillons. De ce point de vue, et pour peu qu’on requalifie positivement le mot auquel Bourdieu avait donné une coloration plutôt négative, je dirais que ce dont nous manquons le plus, ce sont des doxosophes [7] de gauche (je veux dire vraiment de gauche), c’est-à-dire des gens qui, n’appartenant pas eux-mêmes au monde des producteurs intellectuels directs, en seraient cependant suffisamment proches pour connaître les travaux qui s’y élaborent, les adapter et les faire connaître, éventuellement avec les réductions et les approximations assumées que suppose le passage par les médias, mais non sans efficacité. Mais, à la question « pourquoi y a-t-il tant de doxosophes libéraux et si peu, ou pas du tout de gauche ? », la réponse renvoie comme toujours à la sélectivité orientée des médias qui, trahissant la vocation inscrite dans leur nom même de médias, c’est-à-dire de médiateurs, livrant accès à l’espace du débat public dont ils sont les gate-keepers monopolistiques, ne donnent la parole que dans un seul sens (à quelques alibis marginaux près).
Et puisque Nicolas Cori me pose la question, je lui dirai que, de tous les intermédiaires appelés à prendre leur part dans la chaîne de production-diffusion des idées, les journalistes ne sont pas les moindres. N’est-ce pas à eux qu’il appartiendrait en principe de faire connaître au public les travaux, les analyses, les positions et les propositions élaborées par les chercheurs, et précisément par ceux qu’on entend le moins ? Faire connaître : voilà une tâche en apparence toute simple ; il suffit de dire : « Sur ce sujet, X pense ceci, Y a écrit cela, Z a une analyse un peu inhabituelle et deux propositions en stock, et je porte tout ça à votre connaissance » – une tâche extraordinairement prosaïque, puisque finalement il n’est question que de restituer en adaptant un peu, mais pourquoi ne restituerait-on que des « faits » et jamais des idées, et ne voit-on pas que dans le moyen ou long terme, cette simple restitution pourrait significativement contribuer à modifier le paysage idéologique, bien davantage qu’en confiant à quelques pauvres types un peu dépassés par l’ampleur de la tâche et surtout (légitimement) inquiets de s’y perdre, le soin de tout faire eux-mêmes, depuis la production jusqu’à la vente et l’après vente.
On dira qu’il y a parfois des interviews qui font cela, mais d’abord avec toujours le même problème de l’accès sélectif, et puis surtout, pourquoi aurait-on systématiquement besoin de la bobine et de la mise en scène de l’interviewé ? Ça n’est pas qu’il ne soit pas parfois intéressant de lui donner la parole, mais si les conditions qui lui sont offertes n’y sont pas propices, ses travaux ne peuvent-ils pas tout autant être restitués au style indirect et par d’autres qui ne s’estiment pas sujets aux mêmes contraintes ?
La complémentarité – ici celle des registres et des contraintes relatives à ces registres – est l’essence de la division du travail. C’est elle le véritable sujet – collectif – de la production sociale et de la transformation politique des idées – et non quelques individus particuliers dont les forces propres sont risibles comparées à celle d’un système hostile qu’ils n’ont aucune chance de bousculer.
Il ne s’agit pas de dire, comme s’y précipiteront vraisemblablement quelques lectures malveillantes, que le discours dans les médias « rend bête » et que l’intellectuel, très préoccupé de lui-même, ne veut pas de cette bêtise et préfère la laisser à d’autres – les intermédiaires. Il est juste question de faire remarquer que ces interventions à répétition, avec tout ce qu’elles charrient insidieusement de pressions à la normalisation et d’incitations à la facilité, sont vouées à rapidement faire de lui un mauvais intellectuel et, à la fin des fins, un « plus intellectuel du tout », refermement tragique de cette boucle fatale qui aura conduit un individu à s’engager au nom d’une spécificité – son intellectualité –, mais selon des modalités d’engagement qui la détruiront à coup presque sûr, et le feront, lui, tout autre qu’il n’était, en particulier tout autre que ce pour quoi il lui avait été demandé initialement de s’engager – il faut s’imaginer ce que deviendrait, et en combien de temps il le deviendrait, un chercheur en physique à qui l’on demanderait, au nom des enjeux supérieurs de l’éducation scientifique de la jeunesse, de laisser son laboratoire pour consacrer le plus clair de son temps à la tournée des lycées. L’immense avantage de la division du travail (au milieu de tant de servitudes), c’est d’autoriser les agents à ne pas être ou à ne pas devenir ce qu’ils ne sont pas : un chercheur n’a pas à se faire doxosophe, ou alors avec parcimonie ; et inversement un doxosophe peut pleinement s’autoriser de son registre propre puisqu’il n’a pas à s’imposer les contraintes de l’intellectuel – prendre du temps, s’accorder d’être parfois obscur et long car la réflexion qui s’efforce de progresser n’est pas immédiatement claire, etc.
Que chacun fasse donc ce qu’il croit lui incomber là où il est, selon ce qu’il est le plus apte à faire et là où les conditions sont les meilleures pour qu’il le fasse, tel serait finalement le sens de ma réponse à Nicolas Cori. Renonçant aux chimères de l’intervenant héroïque, on s’apercevra d’ailleurs qu’il est une multitude de canaux de diffusion des idées qui, loin des médias standard, s’offrent aux interventions des producteurs directs, depuis les livres non pas académiques mais à destination d’un plus large public [8], tout de même les plus adéquats à l’exposition des idées – mais qui en parle ? qui les fait connaître ? –, la publication de textes sur Internet, les interventions dans les niches de l’espace médiatique, petits journaux mais qui ne comptent pas le nombre de signes, petites radios mais qui ne comptent pas les minutes, jusqu’aux débats dans des arrière-salles de café, des librairies ou des salles de projection, rencontres qualitativement les plus gratifiantes et quantitativement les plus misérables, toutes choses qui passent sous les écrans radars et, aux observateurs les plus superficiels, sont renvoyées à l’inexistence pure et simple.
Il est exact qu’on y regarde à deux fois avant de se détourner des médias de masse et de leur capacité de diffusion – j’ai eu l’occasion d’expérimenter, lors de la campagne sur le Traité constitutionnel européen, en 2005, tout ce qui sépare la publication confidentielle de textes sur Internet d’un simple passage à France Culture (qui est tout de même le moins massif des médias de masse…). On ne fait pas ce genre d’expérience sans en être impressionné ni garder quelque regret de ce que l’on pourrait faire à nouveau si… Mais ce regret n’a pas grand sens. Il n’est que le souvenir d’une expérience limitée et l’imagination d’une chimère : la chimère de médias autres que ce qu’ils sont. Il ne s’en suit pas que nulle intervention n’y soit possible, mais que les lieux où sont offertes des conditions de parole adéquates à l’exposition convenable d’une réflexion sont comptés. Hors de ces lieux exceptionnels, il y a moins à gagner qu’à perdre à trop fréquenter les médias – politiquement, en relégitimation à moindre frais d’organes libéraux, et personnellement en détérioration progressive de sa capacité de pensée critique : car on oublie que ce n’est pas le tout d’aller dans les médias ; encore faut-il avoir quelque chose à y dire, et quelque chose de significativement différent de ce qui sourd de la ronde des dévots – qu’on n’est pas forcé d’aller grossir.
Frédéric Lordon, 17 août 2009.
– Quels rapports aux médias ? (Acrimed)
Sur cette question, nous avons publié de très nombreux articles. Elle concerne, à des titres divers, les chercheurs et les intellectuels, d’une part, les associations, les syndicats et les formations politiques, d’autre part.
- Sur les premiers – chercheurs et intellectuels -, seuls concernés par la contribution de Frédéric Lordon, on pourra se reporter au résumé d’une intervention d’Henri Maler lors d’un Jeudi d’Acrimed de 1997 : « Des intellectuels pour petit écran » et, douze ans plus tard, « Lettre ouverte à nos amis des Universités », avril 2009. Voir également : la rubrique « Les rapports entre journalistes et intellectuels : cul et chemise ? », par Pierre Rimbert, novembre 2004.
- Sur les seconds - associations syndicats et formations politiques - on pourra lire, notamment, « Se servir des médias dominants sans leur être asservis ? » [9], ainsi qu’à « Contestation des médias ou contestation pour les médias », intervention de Serge Halimi au Forum social Européen de 2003 [10]. Et, s’agissant de notre Association, « Acrimed dans les médias ? ».