Une publicité infiltrée
Le « placement de produit » (« product placement » en anglais) est une technique publicitaire qui consiste à mettre en avant un produit dans un programme a priori non publicitaire (clip, fiction, émission de divertissement ou d’actualité, programme sportif, etc.), en l’incorporant à la trame narrative de ce programme contre rémunération ou avantages matériels (prêts de décors, etc.).
Selon cette définition, ne relève donc pas à proprement parler du « placement de produit » la mention à titre gratuit d’un produit ou d’une marque dans l’un des ces programmes, par exemple quand un des intervenants y fait référence (dans un débat, un talk-show, etc.) ou quand elle rend le récit plus crédible dans le cadre d’une fiction, dans le cas où la marque, bien que déposée, est passée dans le langage courant et est plus largement usitée que le terme générique qui devrait la remplacer [1]. Pourtant cette pratique peut être assimilée à du placement de produit au regard des décrets et textes de loi existants.
Contrairement à la publicité « classique », qui se présente comme telle, le placement de produit mise sur l’ignorance du spectateur – puisque celui-ci n’est en principe pas averti qu’il a affaire à de la publicité [2] – pour toucher plus sûrement son inconscient. Très présente dans le monde anglo-saxon, notamment au cinéma, mais encore peu développée en France, cette publicité pernicieuse pourrait y faire vraiment son apparition dans les années à venir, en particulier à la télévision, où elle était interdite depuis 1992 car assimilable à de la publicité clandestine [3]. En effet, un article peu connu de la loi du 5 mars 2009 – celle qui, entre autres dispositions, restreint la présence de la publicité sur les chaînes de la télévision publique française… – permet paradoxalement d’ouvrir la brèche en organisant le retour du placement de produit [4].
D’ici la fin de l’année, le CSA devra rendre ses conclusions et propositions pour réglementer cette pratique dans le cadre de cette loi et de la directive « Services de médias audiovisuels sans frontières » adoptée en 2007 par le Parlement européen [5] qu’elle transpose.
Après consultation des parties concernées (annonceurs, producteurs, réalisateurs, chaînes de télévision), le CSA a jusqu’au 19 décembre pour rendre ses conclusions et propositions en vue de l’application de l’article 14-1 ajouté à la loi Léotard du 30 septembre 1986 par l’article 40 de la loi du 5 mars 2009. Voici ce que prévoit cet article :
« le Conseil supérieur de l’audiovisuel fixe les conditions dans lesquelles les programmes des services de communication audiovisuelle, et notamment les vidéomusiques, peuvent comporter du placement de produit.
Le Conseil supérieur de l’audiovisuel veille à ce que les programmes comportant du placement de produit respectent les exigences suivantes :
1° Leur contenu et, dans le cas de la radiodiffusion télévisuelle, leur programmation ne doivent en aucun cas être influencés de manière à porter atteinte à la responsabilité et à l’indépendance éditoriale de l’éditeur de services de médias ;
2° Ils n’incitent pas directement à l’achat ou à la location des produits ou services d’un tiers et ne peuvent en particulier comporter des références promotionnelles spécifiques à ces produits ou services ;
3° Ils ne mettent pas en avant de manière injustifiée le produit en question ;
4° Les téléspectateurs sont clairement informés de l’existence d’un placement de produit. Les programmes comportant du placement de produit sont identifiés de manière appropriée au début et à la fin de leur diffusion, ainsi que lorsqu’un programme reprend après une interruption publicitaire, afin d’éviter toute confusion de la part du téléspectateur. »
Il s’agit là mot pour mot (hormis les références au CSA) de la transposition partielle en droit français de l’article 3 octies de la directive européenne 2007/65/CE qui précise par ailleurs que le placement de produit demeure interdit dans le cadre d’émissions d’information et d’actualité, les documentaires et les programmes pour enfants et qu’« en tout état de cause, les programmes ne comportent pas de placement :
- de produits du tabac ou de cigarettes, ou de placement de produits émanant d’entreprises qui ont pour activité principale la fabrication ou la vente de cigarettes et d’autres produits du tabac, ou
- de médicaments ou de traitements médicaux spécifiques disponibles uniquement sur ordonnance dans l’Etat membre de la compétence duquel relève le fournisseur de services de médias. »
Dans une interview accordée au « gratuit » 20 Minutes le 22 avril dernier [6], Christine Kelly, présidente du groupe de travail « Publicité et protection des consommateurs » au CSA, détaille les orientations qui devraient être prises :
« Il est évident que nous ne serons pas plus permissifs que cette directive. En revanche, nous pourrons être plus restrictifs. Les émissions de divertissement et les programmes sportifs par exemple, ne sont pas soumis à cette interdiction. » Elle y explique que conformément à la directive européenne, « le tabac, l’alcool et les médicaments seront prohibés », mais qu’une des questions que se pose le groupe de travail dont elle en charge « est celle des aliments gras et sucrés, dont les publicités sont déjà encadrées (les spots doivent être accompagnés d’un message sanitaire et renvoyer sur le site www.mangerbouger.fr, ndlr). »
Néanmoins, quelle que soit la manière – « permissive » ou non – dont il sera appliqué, ce texte de loi est d’ores et déjà un recul par rapport au cadre très restrictif existant jusque-là en France, puisqu’il ouvre de toute façon la voie au placement de produit. Et il est à noter que, cette fois-ci, la directive européenne n’est pas seule responsable : elle autorise en effet explicitement les Etats membres de l’Union européenne à adopter des législations plus contraignantes, le principe central étant que « le placement de produit est interdit » (paragraphe 1 de l’article 3 octies), le reste n’étant que des dérogations à ce principe, dérogations que la directive autorise mais qu’elle ne rend pas obligatoires.
Un marché juteux
Si la question de savoir comment se partageront les recettes publicitaires issues du placement de produit entre producteurs et chaînes de télévision n’est pas tranchée [7], une chose est sûre : le marché qui va ainsi être créé promet d’être juteux, en particulier pour les annonceurs.
Pour l’instant, les prix pratiqués dans le secteur cinématographique sont relativement modestes, et donc bien plus avantageux que l’achat de quelques secondes dans un tunnel publicitaire : de l’ordre de 5 000 à 90 000 euros [8] en fonction de la place prise par la marque dans le film, de la notoriété du réalisateur, du succès attendu, etc. « A l’extrême, sur de très lourdes productions, les placements peuvent être valorisés à plusieurs centaines de milliers d’euros », notait Stratégies en 2007, soit « de 1 à 5 % du budget d’un film », selon Olivier Bouthiller [9], directeur de Marques & Films, la principale entreprise du secteur. Le document que nous publions en annexe de cet article indique par exemple qu’une publicité fromagère subreptice « dans une fiction premium grand public » avec Florent Pagny et Cristiana Réali sur TF1, est proposée à 9 000 euros.
Si le placement de produit est donc loin d’être en tête des modes de financement du cinéma français, il devrait se développer dans les années à venir [10] et s’étendre aux téléfilms et autres programmes télévisés, qui à titre d’exemple représentent 70% des placements aux Etats-Unis [11].
Avec des retombées pour les annonceurs sans commune mesure avec l’investissement de départ : « La région Nord-Pas-de-Calais ne regrette certainement pas d’avoir investi dans "Bienvenue chez les Ch’tis", qui a cumulé, dans les mois qui ont suivi sa sortie en salles, plus de 20 millions d’entrées... Une véritable aubaine pour les marques locales associées au film de Dany Boon », souligne La Tribune, dont l’article déjà cité se poursuit ainsi :
« "En 2008, nos ventes ont progressé de 25 % et nous avons gagné une notoriété nationale", reconnaît Annick Castelain, directrice générale de la Brasserie Castelain dont la bière Ch’ti est omniprésente. La production, soucieuse d’ancrer le film dans la réalité locale, n’a pas exigé d’argent. L’entreprise s’est contentée d’apporter différents éléments de décor. Pour équiper en lunettes les "Men in Black", Ray Ban n’aura pas profité de la même aubaine. Mais peu importe. Ses ventes ont explosé de 200 % après la sortie du film en salles. Une sortie qui n’est d’ailleurs qu’une étape dans la vie d’une création cinématographique, puisqu’elle est ensuite éditée en DVD et programmée par une chaîne de télévision. En diffusant le mois dernier "Bienvenue chez les Ch’tis", Canal Plus a, par exemple, battu tous ses records d’audience pour un film, avec plus de 5,5 millions de téléspectateurs. "Chaque diffusion inscrit un peu plus le souvenir de la marque. C’est l’un des avantages du placement de produits", souligne Jean-Marc Lehu [12]. »
Et si le succès d’un film peut être incertain, la faiblesse de l’investissement de départ permet de relativiser le risque de perte pour l’annonceur.
Une menace pour le journalisme
En France, si on en croit Christine Kelly, le CSA n’envisagerait pas, conformément à la directive 2007/65/CE, d’autoriser le placement de produit dans les programmes d’information et d’actualité, les documentaires et les programmes pour enfants. Pourtant, rien dans l’article 40 de la loi du 5 mars 2009 sur l’audiovisuel ne l’interdit explicitement. La loi n’est donc pas claire à ce sujet, même si le droit européen est censé primer. Surtout, ni la loi ni la directive ne définissent ce qu’est un programme d’actualité ou d’information, alors que la différence entre reportage et publi-reportage est parfois plus que ténue et alors que le mélange des genres est de plus en plus fréquent entre divertissement et information ou débat politique, à l’image par exemple de feue l’émission « L’arène de France » présentée par Stéphane Bern que nous avions analysée ici même. Dès lors, comment éviter que le champ (plus ou moins) libre laissé au placement de produit ne jette le soupçon sur le travail des journalistes, animateurs et chroniqueurs de télévision officiant dans ces programmes ?
En Belgique, où le placement de produit n’a pas attendu sa légalisation toute récente par le Parlement de la communauté française [13] pour pénétrer à la RTBF (radio-télévision belge francophone), Bernard Hennebert, (qui se présente comme « journaliste-animateur », se fait l’écho de cette inquiétude sur son site personnel – « Consoloisirs » – et dans la presse belge [14] :
« La perversion de cette nouvelle mise en évidence des annonceurs est au moins double. Fini, le zapping anti-pub : le public va échapper plus difficilement aux annonceurs puisque ceux-ci logent dans le programme lui-même. Mais il s’agit surtout d’une atteinte au droit de travailler pour les journalistes ou les animateurs et leurs syndicats semblent en sous-estimer les enjeux. Qui croira encore qu’un Joveneau nous présente tel guide plutôt que tel autre, parce qu’il l’a lu et a trouvé son contenu plus pertinent ? Le placement de produit réduit le personnel médiatique, qu’il le veuille ou non, à des “marchands de tapis” et ne peut mener qu’à une progressive décrédibilisation de leur profession auprès de leur public. L’Association des Journalistes Professionnels aura-t-elle le courage d’en débattre avant qu’il ne soit trop tard, notamment dans son mensuel Journalistes ? »
Enfin, ce n’est sans doute pas un hasard si l’introduction d’une législation plus permissive sur le placement de produit en France se fait via le même texte de loi qui régit la diminution progressive de la publicité « classique » sur les chaînes de service public. Si les chaînes de télévision devaient percevoir une partie des revenus générés par le placement de produit, nul doute que ces dernières y trouveraient un moyen, même très imparfait, de compenser les pertes financières liées à la suppression des tunnels publicitaires. Rien dans le texte de loi ne semble en effet l’empêcher, le placement de produit n’y étant ni explicitement défini comme une forme de publicité, ni interdit sur les chaînes publiques. Ce sera donc au CSA de trancher...
Pour déplorer que son gouvernement « pousse ainsi nos télés publiques à ressembler de plus en plus à leurs consœurs privées », Bernard Hennebert, en janvier 2009, citait encore, la France comme le contre-exemple positif à suivre en Belgique. Il est peu probable que ce contre-exemple dure longtemps…
Marie-Anne Boutoleau
P.S. : Cliquez ici pour accéder à l’annexe de cet article, « Les secrets de fabrication d’une bonne fiction au fromage : l’offre de TF1 aux fromages de Franche-Comté ».