« Je revendique mon côté nana, car je crois en l’abyssale profondeur de la futilité » ... (Rédactrice en chef du magazine suisse Femina [2])
La presse féminine est consternante. Certains se contentent d’en rire, tandis que d’autres la lisent pour se détendre, comme elles regarderaient une série B... A première vue, les féminins n’ont rien à voir avec la presse dite « sérieuse », politique, et ces amoncèlements de fadaises n’apparaissent pas franchement comme une priorité sur laquelle se pencher. Toutefois, considérer la presse dite « féminine » comme une sous presse pour un sous lectorat, nous empêche bien souvent de l’appréhender comme un vecteur idéologique à part entière, qui pourtant, réactualise sans cesse l’image d’une femme mythique, femme par nature, à la place immuable, figée dans une éternité de douceur et de beauté, d’hétérosexualité et de maternité. Tentons donc une plongée dans « l’abyssale profondeur de la futilité » pour voir ce que nous cachent les brames glamour de la féminité...
En ouvrant un féminin, on apprend par exemple - entre deux pages de publicité -, que les femmes ne font plus le ménage, mais cocoonent, tartinées d’une onéreuse crème qui « repulpe la peau au sein même de sa structure fondamentale où vivent les fibres de collagène » [3]. On découvre également qu’elles ne font plus « la bouffe et les courses », mais se passionnent pour le Laos grâce à la recette d’un plat exotique super tendance, soutiennent le commerce équitable ou l’agriculture biologique. Inventif et jamais à court d’idées euphorisantes, le magazine Féminin Psycho prend lui aussi part à l’enrichissement de cette novlangue, en remplaçant l’archaïque expression « faire un enfant », par... succomber à un « fantasme d’éternité ».
« Plusieurs anciennes étudiantes d’université, dans un questionnaire distribué lors de leur vingt-cinquième réunion annuelle, ont déclaré, l’air un peu coupable, qu’elles étaient ‘simplement’ épouses et mères. Mais d’autres ont immédiatement dit que le fait d’accéder à des métiers traditionnellement réservés aux hommes ne conduisait pas nécessairement à réussir sa vie. La maternité commençait à revenir à la mode. »
Le « retour » de la maternité est régulièrement présenté dans les médias comme un retour à la normale, Féminin Psycho n’échappe pas à la règle, et tente à son tour de convaincre les femmes de leur destin biologique, dans une rubrique sobrement intitulée « moi et la vie », où deux articles d’un dossier sont consacrés au désir d’enfant : « Ne pas avoir d’enfant… », et, « C’est décidé : je veux un enfant ! ».
Ces deux articles, écrits par deux journalistes différents, sont deux angles d’un même discours, et sont construits pour se compléter. Par exemple, au témoignage ouvrant le premier papier : « D’aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais voulu avoir d’enfant. Vraiment jamais », le deuxième répond, en sous-titre, par « ne jamais dire jamais ! ».
Caution scientifique et vox populi
Avant même de commencer la lecture du dossier, l’illustration photographique plante un décor binaire extrêmement clair : alors que le premier article présente des femmes sans enfant en proie au doute et à des sentiments négatifs, le deuxième véhicule l’image d’une mère nageant dans un bonheur franc et net.
Dans le premier article, tandis qu’en arrière plan, un nounours à l’air triste vous scrute, deux phrases vous sautent aux yeux : « on la soupçonne alors de ne pas aimer les enfants… » ainsi que « vivre épanouis sans progéniture, tel est leur désir... ». Deux photos de femmes aux couleurs pastel assurent l’illustration : l’une contemple ses pieds et semble absorbée par des pensées pas franchement réjouissantes, tandis que l’autre regarde en l’air avec une mine d’évaporée, allongée sur son lit comme une ado qui n’a pas grandie. Aucune ne sourit.
Dans le deuxième article, le ton est nettement plus joyeux ; les deux phrases mises en exergue sont cette fois : « J’ai su que ce serait lui et pas un autre… », et, « C’est dans les grands moments d’amour que naît le désir d’enfant ». Une pleine page est consacrée à la photo d’un beau bébé blondinet aux yeux bleus, ses deux petites quenottes dehors et la gougoutte de bave au menton. En arrière plan, sa mère affiche un sourire éclatant.
De plus, les points de suspension du titre du premier article (« Ne pas avoir d’enfant… ») qui semblent à la fois désigner une situation provisoire, mal affirmée, contrastent avec les points d’exclamations des titres du deuxième article, sous-entendant ainsi un accomplissement presque logique. Enfin, le corps du texte est jalonné par quelques témoignages, introduits ponctuellement par l’usage des guillemets et les deux articles comportent chacun deux encadrés :
- celui d’un témoin qui raconte toute son histoire dans un style direct (ce ne sont pas des propos rapportés par le journaliste)
- celui d’un expert, (une psychologue pour le premier article et un sexologue andrologue pour le second), qui s’exprime par le biais d’un question/réponse avec le magazine.
Ainsi, la mise en page de l’article permet une dynamique de légitimation des différents propos tenus : ils se répondent, se confirment, se valident et s’illustrent mutuellement. L’auteur de l’article fait le lien entre la science de l’expert et le vécu réel des femmes « témoins » : tout se corrobore, tout s’explique, tout est donc vrai.
La question de la liberté de choix en matière de maternité est présentée comme une question de biologie : les vraies femmes doivent normalement vouloir devenir mères. On ne lutte pas contre la nature. Dès lors, quoi de mieux qu’un scientifique pour expliquer ces phénomènes naturels, dépolitiser le débat et lui offrir un gage de sérieux. Lorsqu’en plus, il s’agit d’UNE scientifique qui explique que « le pire est la réduction de la féminité à la maternité, qui tend à ranger les femmes au service de tous », la caution devient plus qu’excellente, elle est inattaquable. Cette psychologue semble d’ailleurs parfaitement consciente de son rôle lorsqu’elle ajoute qu’« (…) il serait médiatiquement incorrect de contester aux femmes la possibilité de choisir leur vie (…) ». Mais c’est précisément à cette contestation que va se livrer méticuleusement l’auteure de l’article, en ajoutant au poids de la science celui de la morale.
En effet, si la journaliste commence en dénonçant mollement les préjugés contre les femmes sans enfants (« [elles] sont en général suspectées de mille maux par leurs semblables », « Les hommes, eux, bénéficient d’un jugement nettement plus clément […] »), elle glisse ensuite subrepticement vers un autre type de discours en insinuant que « pour beaucoup », ces femmes ont tout de même un comportement douteux : « Le doute est de mise et, pour beaucoup, il y a d’emblée confusion entre maternité et féminité, comme s’il fallait absolument être mère pour être femme. » Enfin, elle se fait porte-parole de cette majorité : « Ne seraient-elles pas un peu trop égoïstes en pensant que tout tourne autour (…) de leur propre carrière ? Ne seraient-elles pas irresponsables, inconséquentes ou dans l’incapacité d’assumer les charges liées à l’éducation d’un enfant ? » ; « On peut trouver justifié que (…) notre cousine ne soit pas encore mère à 30 ans, mais inexcusable qu’elle ne le soit pas à 35 ou 40. »
Le changement de ton implique forcément une réception différente pour la lectrice : aux froides excuses que l’article accorde au départ à ces pauvres femmes, succède ensuite un questionnement dans un style plus direct utilisant le pronom « on ». L’auteure se place ainsi comme le porte voix des lectrices et donc de la société, c’est à dire de toute une loi morale contre lesquelles ces femmes qui refusent la maternité s’entêtent.
Le sérieux de la science et le poids de la morale, va donc permettre à un message subliminal de se dessiner entre les lignes du discours officiel : les femmes sans enfants sont des malheureuses qui ne s’en rendent pas compte, des êtres qui n’ont pas encore accédés à la maturité ni aux sentiments profonds. Ce sont des handicapées relationnelles : égoïstes, névrosées, seules ou mal accompagnées.
Quand les hormones passent, le libre arbitre trépasse…
Pour le sexologue andrologue, qui lance son cri tribal depuis un encadré réservé à l’« expert », procréer est naturel : « (…) ne serait-ce qu’à un niveau hormonal, les femmes ont un désir d’enfant. (…) C’est donc un besoin naturel (…) ». Par contre, refuser de devenir mère demande « (…) un cheminement particulier qui conduit à cette décision ».
Partant de la norme maternelle, c’est l’absence de désir d’enfant qui poserait question : opposant ainsi un vide à une nature pleine. Ces femmes ne seraient pas entières, mais amputées, ou pas encore abouties. Plus encore, elles n’existeraient pas vraiment, étant uniquement définies par la négative ; elles sont des non mères, qui ont fait un non choix :
- « (…) les femmes qui ne font pas le choix d’être mère » (et non : qui font le choix de ne pas être mère.)
- (…) ne revendiquent absolument aucun désir de procréer (…) » (et non : revendiquent le désir de ne pas procréer. Notons l’emploi du verbe « revendiquer »)
- « (…) des 10% de femmes qui, en France, restent sans enfant. » : comme rester les bras ballants, rester en carafe ou sur le carreau ?
Les témoignages de ces non mères, assurent l’illustration des propos tenus par la journaliste et les experts. Au détour d’une phrase, chacune va exprimer un malaise qui va corroborer l’image véhiculée par l’article : celle d’une femme qui souffre forcément de quelque chose pour refuser la maternité. Valérie, par exemple, n’a « (…) pas le désir de maternité » et se demande : « Serait-ce un gêne que nous devrions absolument avoir ? Sommes-nous pour autant des monstres d’égoïsme ? ». Cécile, quant à elle, fait part de ses angoisses de « solitude », de « manque », de « vide » ; et enfin Virginie, rapporte les propos réjouissants de son compagnon : « Selon lui, avec une mère comme moi, quasi névrosée avec l’obsession de tout bien faire, tout enfant normal ferait ses valises à 3 ans et demanderait son émancipation ! »
Présentées également comme des jouisseuses sans vergogne, légères et inconséquentes, l’article avance plusieurs raisons à leur refus de maternité : « envie de ne pas faire comme tout le monde », « peur de grossir, de ne plus être libre, d’être une femme au foyer », « envie de ne pas subir les transformations physiques dues à une grossesse », « profiter des opportunités », « privilégier la situation professionnelle », « (…) indécrottables jouisseurs célibataires ». Les enfants ne sont d’ailleurs désignés que par des termes péjoratifs comme « progéniture », « entrave », « fardeau » qui viennent « brider » ces femmes.
Puis, afin de mieux encore souligner l’immaturité et l’égoïsme de ces femmes, l’auteure les oppose aux couples qui n’ont pas la chance de pouvoir procréer mais sont « prêts à traverser des épreuves longues, douloureuses et coûteuses pour enfin donner naissance ou adopter l’enfant qui les rendra heureux (…) ».
Enfin, nos témoins sont dépeintes comme fragiles, indécises, mal organisées ou carrément névrosée jusqu’à la moelle : « (…) quasi névrosée avec l’obsession de tout bien faire (…) ». Elles ont « une image généralement négative de la famille », une « absence de stabilité amoureuse », « peur de la situation économique pleine d’inconnus », « peur de ne pas être à la hauteur », « peur de ne pas assumer un rôle qui me paraît lourd (…) », peur de manquer de cette « énergie immense (…), d’un moral et d’une organisation admirables » que doit avoir la mère d’aujourd’hui…
Les peurs retranscrites ici traduisent un défaut de féminité : la vraie femme étant censée instinctivement savoir comment vivre une maternité, prendre en main l’organisation de la sphère domestique à l’arrivée de l’enfant, prendre en charge plus tard l’éducation etc. Il semble permis d’être effrayée un moment par la maternité, par inexpérience, mais pas au point pathologique de refuser de s’y engager.
Ce défaut de féminité serait dû à une mauvaise transmission des valeurs féminines : la responsabilité en incomberait alors à… d’autres femmes. Les mauvaises mères et les vilaines féministes seraient donc coupables d’avoir brimé le « besoin naturel » de procréer chez certaines femmes. L’article, nous le verrons par la suite, fera d’une pierre deux coups en présentant le témoignage d’une femme qui retrouvera son instinct maternel à la suite du décès de sa mère féministe
Pour l’experte psychologue, c’est l’histoire personnelle qui est centrale dans le choix de ces femmes. Or cette histoire, serait celle des « (…) images maternelles que la fillette a rencontré dans son enfance ». Une femme prendrait « symboliquement la place de sa propre mère » en procréant : les névrosées qui refusent « l’affrontement » avec leur mère restent donc bloquées au même stade que celle qui veulent « (…) rester l’enfant éternel de ma mère ». Celles qui refusent de devenir mère seraient donc immatures. Le sexologue renchérit : « Cela dépend énormément de la relation mère/fille. (…) Si cette image (de la mère) est négative, on peut (…) ne pas désirer être mère à son tour ». Une mauvaise mère étoufferait donc l’instinct maternel de sa fille…
Quand les mères sont également des féministes, il faut carrément attendre leur mort pour devenir une ‘femme’ : « Ma mère était une féministe de la première heure (…) elle était même assez fière d’avoir une fille aussi libre dans son corps et dans sa tête. J’étais donc la digne fille de ma mère. Les choses ont changé vers 1999 quand ma mère est décédée. (…) L’idée d’être mère faisait doucement son petit bout de chemin. »
« Car après trois décennies de libération sexuelle et de dictature de l’orgasme, on s’aperçoit que le désir pour le désir s’avère décevant. »
Le féminisme des années soixante-dix a donc permis aux femmes d’acquérir la liberté de choisir de ne pas faire d’enfant, certes, mais le journal nous explique implicitement qu’elles en sont malheureuses, ou le seront bientôt ; elles doutent, souffrent de névroses, de blocages inconscients… Entre les lignes, il faut lire qu’elles sont malades de liberté, parce que cette liberté n’est pas dans leur nature. Sophie, 36 ans, qui témoigne dans l’article, s’en excuse même : « j’avais un caractère trop indépendant (…) ».
Le besoin d’indépendance de Sophie, qualifié d’excessif, (excessif pour une femme bien entendu), semble l’avoir dérouté un temps de son destin biologique, de sa nature. En effet, Sophie, petite, n’était « pas du genre à coiffer des poupées ». Elle se décrit comme « casse cou », « dans l’armée », « mes liaisons étaient très courtes, et je choisissais des partenaires libertins (…) ». Le journaliste complète la description du ‘garçon manqué’ : « (…) à 18, puis à 23 ans, elle décide même de se faire avorter. A l’époque, cette technicienne informatique n’avait qu’une seule idée en tête : profiter de la vie et des hommes. . Mais, heureusement, un évènement inattendu va faire oublier à Sophie ce besoin excessif de liberté et elle va renouer avec une vie plus conforme à sa condition de femme, nous allons le voir…
Chassez le naturel, et il revient au galop : de la « dictature de l’orgasme » à la démocratie du hochet...
Le constat est triste. 10%6 des femmes françaises se traîneraient sur les ruines de la quête du plaisir et de l’indépendance, errantes, telles des fantômes, angoissées, vides et perdues, à cause de trois décennies de féminisme. Quant au couple et à la société, ils auraient sombré dans la crise… Mais heureusement « la solution semble à portée de bras ! »
« Ne jamais dire jamais ! Si l’idée de faire un enfant était impensable, elle peut refaire surface des années après et changer votre vie. (…) ». Traduction : si l’idée « peut refaire surface », c’est qu’elle était enfouie dans vos tripes. Chassez le naturel, et il revient au galop…
L’auteur fait d’abord mine de rejeter toute vision manichéenne, donc toute simplification douteuse grâce à des phrases du type : « le désir (d’enfant) se construit », il n’y a pas d’un côté les femmes « désireuses de repeupler la planète » et de l’autre « des femmes – souvent taxées d’égoïsme- abhorrant depuis toujours la maternité ». Puis il assène : « Rares sont les décisions irréversibles. », allusion au concept très à la mode dans les médias, de l’horloge biologique, épée de Damoclès de la femme « libérée ». L’adjectif « rare » signifie évidemment que les femmes qui ne veulent pas d’enfant changent presque toujours d’avis ; presque, car il y a toujours des femmes incurables, et d’autres, dont le corps sanctionnera l’inconséquence.. Le terme « irréversible » évoque donc la fin de la période de fécondité des femmes : lorsque ces femmes se décideront enfin à faire un enfant (puisque elles le feront, c’est presque sûr), il sera peut-être trop tard : elles seront trop vieilles.
Il faut donc absolument sauver ces femmes avant qu’il ne soit trop tard. Le suspens est insoutenable ; une vilaine crampe nous prend à la lecture du cas de Sophie, que nous avons déjà évoqué plus haut. Souvenez-vous que Sophie est présentée comme une sorte de cas extrême, pas féminine pour un sou : « pas du genre à coiffer des poupées ». « casse cou , genre rafting, escalade, parachute », « dans l’armée », « mes liaisons étaient très courtes, et je choisissais des partenaires libertins (…) », « A 18, puis à 23 ans, elle décide même de se faire avorter. A l’époque, cette technicienne informatique n’avait qu’une seule idée en tête : profiter de la vie et des hommes. »
Heureusement, l’article nous apprend que celle-ci est devenue entre temps « une maman comblée ». On est un peu sonné tout de même : si Sophie, qui semblait particulièrement perdue à la cause maternelle, est devenue une « maman comblée », c’est que toutes les femmes peuvent y arriver !
On respire.
Sophie est un cas passionnant : si à « 25 ans » elle faisait n’importe quoi, elle semble par contre être devenu femme à « 36 ans » : en insistant sur les deux temps de la vie de Sophie (25, puis 36 ans), l’article pose en quelque sorte les limites de l’acceptable, faisant ainsi écho au premier article (« On peut trouver justifié que (…) notre cousine ne soit pas encore mère à 30 ans, mais inexcusable qu’elle ne le soit pas à 35 ou 40. »). Un vrai cas d’école cette Sophie. Remarquons au passage que l’auteur désigne dans un premier temps Sophie par son prénom, ou « elle », ou encore « cette technicienne informatique ». Puis, lorsqu’elle est ENFIN devenue mère, il l’appelle « la jeune femme ».
Les progrès de la condition féminine semblent alors se résumer à l’allongement de la période de tolérance accordée aux femmes qui ne se dépêchent pas de devenir mère. La tolérance décroissant au fil du temps, il ne reste bientôt qu’une possibilité de repenti aux femmes : les « grossesses tardives ».
Les femmes sont bouffées par les mythes : Les rôles éternels
Eve avait piétiné les jolies fleurettes de l’Eden de son inconséquence légendaire, Adam recolle les morceaux. Partons donc en quête d’« éternité » avec lui…
« Et ce fantasme d’éternité est plus fort que tous les liens légaux, moraux et sociaux qui régissent le couple. »
Qui va « sauver l’amour », se demande en vibrant l’auteur de l’article ? Un Homme bien sûr…
Pour commencer, il faut un Adam moderne, pour ne pas être suspecté de retomber dans les vieux schémas patriarcaux. La simple énonciation faisant, ici, toujours office de vérité, l’auteur annonce que les hommes « changent », influencés à leur tour par le féminisme. Il se paie même le luxe de préciser « Avec un peu de retard ». Un brin d’humour ne fait pas de mal.
Il justifie tout de même le scoop par une petite cuisine journalistique, dont voilà la recette :
Evidez toute pensée critique, pimentez de condiments sociologiques (« domination masculine ») puis agrémentez de pépites scientifiques comme « les hommes se construisent moins dans la virilité » (prenez garde à ne pas vous couper : le « plus » ou le « moins » est un outil quantitatif très pointu). Mélangez enfin le tout, laissez reposer et servez froid, comme la revanche, la soupe est prête !
Voilà, c’est fait, les hommes ont fait peau neuve. Qu’ils entrent en scène. Et c’est face à l’Armaggedon du féminisme qui a imposé le « désir pour le désir », que les Bruce Willis de la natalité réagissent. Les hommes sauvent le genre humain, rien que cela... « Monsieur exprime un désir d’enfant, parfois même plus fort que Madame. » Dieu soit loué.
La vie de Sophie, dont le témoignage est décidément très riche, semble en effet avoir basculée, comme le prédisait l’article dans son introduction :
« Puis un jour, elle rencontre le père de ses enfants : “ j’ai su que ce serait lui et pas un autre. »” Six mois plus tard, elle tombe enceinte : “ J’ai tellement aimé ça qu’un an et dix-huit jours après la naissance de ma petite Valériane, naissait un petit Florian ” ajoute la jeune femme, âgée de 36 ans. Aujourd’hui, elle dit “être une maman comblée” (…) ».
Tout le monde commence donc bien à comprendre, grâce à Sophie, que même chez un vrai garçon manqué, le désir d’enfant ne serait qu’enfoui, et que seul un prince charmant pourrait révéler la femme à sa vraie nature, la maternité.
La même révélation soudaine, phénomène frisant le paranormal, est arrivé à Nora, 37 ans, concepteur multimédia (qui témoigne dans l’encadré « témoin » de l’article « c’est décidé : je veux un enfant ! »).
Là encore, à 37 ans, elle est juste dans les temps et si on s’intéresse à elle, et pas à une femme plus jeune c’est parce qu’il est important de faire résonner bien fort le tic-tac de « l’horloge biologique ».
Nora, souffre d’un handicap : sa mère était une « féministe de la première heure ». Elle aussi, donc, est un de ces cas désespérés qui va voir sa vie basculer : « Je n’en ai eu réellement le désir (d’enfant) qu’à partir du moment ou j’ai rencontré le futur père de mes enfants » : conforme donc, Zorro est arrivé… Puis la magie opère : « (…) nous avons très naturellement et très bizarrement eu l’envie profonde de faire un enfant (…) ensemble. ».On flirte avec l’occulte.
Nora était comme dénaturée, c’est pour cela que ce besoin naturel, cet instinct qui jaillit l’étonne tant. Elle ressent la profondeur de sentiments mûrs et un besoin tripal de procréer depuis sa rencontre avec l’HOMME. L’envie profonde de Nora fait également écho au début de l’article qui voyait dans les envies soudaines de maternité un « désir plus profond », opposé, donc, aux désirs superficiels des non-mères.
Hantés quelques instants par le spectre de la dénatalité (30% des allemandes et 40% des américaines « restent » sans enfants) ou les groupes extrémistes australiens qui invitent au « boycott des taxes servant à financer les allocations familiales », les auteurs nous rassurent enfin, car il paraitrait en effet qu’en France, tout rentre dans l’ordre : « La mode du foyer, du cocooning où il fait bon de gazouiller autour du nid semble plus que jamais de retour ». Nora en témoigne d’ailleurs : « Ça a beaucoup étonné nos amis respectifs pour lesquels nous étions d’indécrottables jouisseurs célibataires et pour lesquels nous sommes maintenant l’exemple type de la famille. »
Heureusement, donc, que les premières troupes vertueuses sont là, faisant entendre le « credo des couples modernes » : « je pouponne donc je suis ! », juste réponse à la « dictature de l’orgasme » imposée par plus de « trois décennies de libération sexuelle » (entendre de libération des femmes).
Un « travail idéologique de dissimulation du travail idéologique »
À grand renfort de tautologies (la femme sera toujours la femme et les choses étant ce qu’elles sont...) et d’images caricaturales (le prince charmant, le nid douillet...), l’article nous prend la main et nous fait profiter des vertus moralisatrices et normatives du « happy end » : comme dans la belle au bois dormant, tout s’arrange à la fin, selon un ordre naturel, c’est à dire, qui ne se discute pas...
Le sous-titre « La fin du désir pour le désir » annonce un grand questionnement : « qu’est-ce qui pourrait bien attiser la flamme de la maternité ? » (notons qu’on n’attise qu’une flamme présente, un peu étouffée seulement). La réponse est simple comme bonjour : le fantasme d’éternité. Le ton de la fin de l’article change franchement. Jouant sur le registre du surnaturel - « miracle », « magie », « magique », « éternelle », « éternité » (3 fois !)) - l’auteur explique qu’il faut voir dans l’Enfant le quasi messie venant sauver une société en crise. Explication apocalyptique finale…
La « fièvre hormonale » que connaît le couple (période pendant laquelle il se laisserait diaboliquement aller à de sauvages recherches de plaisir purement égoïstes) ne durerait qu’ « entre deux ou trois ans ». Puis elle laisserait place au vide, et enfin à la séparation. « Faire un enfant s’avère le moyen idéal de tisser les liens et même de les consolider pour l’éternité. » L’enfant est présenté comme un être aux pouvoirs surnaturels : « Non pas qu’il offre un remède miracle aux couples qui battent de l’aile, mais force est de constater que l’arriver d’un bébé a le pouvoir presque magique de consolider une relation. » Ce n’est donc pas vraiment un miracle, c’est juste « presque magique » ! La preuve : L’enfant sauvera l’amour, le couple, « Et au-delà du couple, c’est peut-être de la crise de toute une société que l’enfant va devoir répondre ! » (mais de quelle crise parle-t-il ?). Voilà donc notre douce et respectable madone à l’enfant, bien à sa place, attendant le retour d’un prince éternellement et profondément lié à elle.
La référence implicite aux mythes, dont « la fonction [...] est d’évacuer le réel », permet à la presse féminine de réaffirmer et de réactualiser sans cesse un discours conservateur, de le dépoussiérer et de l’ancrer, de rendre les rôles sociaux « traditionnels » indépassables.
Dans ce dossier, afin de passer d’un constat censé traduire une réalité (il y a des femmes qui veulent des enfants et d’autres non), à l’affirmation que la fonction naturelle et obligatoire des femmes était leur rôle de procréation, le travail de glissement opéré tout au long de l’article a donc suivi ce chemin : -> Il existe des femmes qui n’ont pas de désir d’enfant... -> ces femmes sont temporairement malades pour ne pas ressentir de désir d’enfant, mais... -> presque toutes seront amenées à changer d’avis lorsqu’elle rencontreront l’Amour avec un grand A... -> l’Enfant seul peut créer et maintenir un lien profond dans un couple -> une société où les couples ne sont pas liés profondément est une société en crise -> procréer est donc le seul remède à la crise de la société
D’où cette conclusion implicite :
Les femmes, dont la fonction naturelle et instinctive est de procréer, assurent l’équilibre de la société en assumant cette fonction, donc, celles qui refusent de l’assumer mettent en péril l’équilibre de la société
S’il est « médiatiquement incorrect de contester aux femmes la possibilité de choisir leur vie », il semble en revanche médiatiquement tout à fait possible et nécessaire de rappeler en douceur que si la laisse s’est allongée, si elle peut se porter avec des strass et le sourire, elle n’en demeure pas moins toujours une laisse sur laquelle on tire de temps en temps pour un bon rappel à l’ordre naturel.