Le 2 octobre, le peuple irlandais a donc adopté le traité de Lisbonne par référendum, par 67,1 % des voix. Les autres gouvernements ayant ratifié le traité par voie parlementaire, cette procédure irlandaise fait figure d’exception. Au Figaro, comme ailleurs, on s’en était réjoui : « Heureusement, l’Irlande est le seul pays dont la Constitution l’oblige à soumettre tout traité au vote populaire. » [1]
Car les référendums réservent parfois des mauvaises surprises… qu’on préfère parfois oublier. Ainsi, Jean-Claude Casanova avait déclaré lors d’un « débat » le 25 avril 2009 sur France Culture que « le projet européen n’est pas clair, aujourd’hui on ne sait pas sur quelles institutions européennes nous allons nous trouver puisque les Irlandais ne se sont pas encore prononcés [sur le Traité de Lisbonne] ». Puisqu’ils n’avaient pas encore donné la bonne réponse…
Et comme ils n’avaient pas voté « comme il faut » la première fois, il allait de soi que les Irlandais devaient passer un « référendum de rattrapage [2] »… Les cancres qui avaient voté « non » ont ainsi eu l’occasion de se racheter. En revanche, les brillants analystes qui avaient si bien travaillé lors des précédentes campagnes référendaires ont pour leur part continué sereinement sur leur lancée. [3]
Mini-information pour « mini-traité »
« L’évidence » de la nécessité et de la légitimité de cette nouvelle consultation suffit sans doute à expliquer pourquoi il a fallu pratiquement attendre le 2 octobre, le jour même du scrutin pour que nos commentateurs en parlent. Pour en dire quoi ?
Comme on peut le supposer, pour rappeler d’abord que le sort du traité de Lisbonne était une nouvelle fois suspendu au bon vouloir des Irlandais généralement considérés comme des « ingrats » [4], minoritaires et pourtant capables de briser « le destin institutionnel » des autres Européens. Ainsi, La Croix, le 2 octobre, attend le résultat « pour savoir si 0,9 % de la population de l’UE enterrera, à elle seule, le traité de Lisbonne ». Le Monde regrette quant à lui que « la petite Irlande, 4,4 millions d’habitants, tienne dans ses mains, pour une bonne part, le destin institutionnel de 500 millions d’Européens. » Bref, le « petit poisson irlandais » (Libération, le 2 octobre), comme les plus « gros poissons » privés de consultation populaire, ne devrait pas avoir son mot à dire – du moins en dehors des enceintes parlementaires.
Présenté comme une évidence qui ne mérite aucune discussion, le parti-pris en faveur du traité a pour corollaire une condamnation plus ou moins voilée de ce pays qui ose tarder à le ratifier. Si « Dublin bloque un traité censé mieux faire fonctionner l’Europe » (France Info, le 2 octobre), l’Irlande est « responsable de la paralysie » (lemonde.fr, le 3 octobre). Mais heureusement « demain soir, la porte irlandaise pourrait bien s’ouvrir » (La Croix, le 2 octobre). De même, des titres comme « L’Europe attend l’Irlande » (Libération, le 2 octobre) ou « L’Europe attend le "oui" irlandais » (La Croix, le 2 octobre), confondent allègrement les institutions européennes et les peuples européens, et expriment d’abord l’impatience des responsables de rédaction.
Comme en 2008, et comme en 2005, les défenseurs du « oui » sont toujours évoqués favorablement. Libération se félicite ainsi sans vergogne qu’un évêque ait rappelé que « le traité de Lisbonne n’altère pas la position légale sur l’avortement en Irlande. Un catholique peut, sans réserve et en bonne conscience, voter oui ». Les partisans du « non », même s’ils sont « insaisissables, éclatés en une myriade de groupes aux revendications idéologiques parfois contradictoires » comme nous le rappelle Le Monde du 2 octobre, font au moins l’unanimité de la presse française : « nationalistes », « égoïstes », ou « populistes », le choix est large, mais les connotations inchangées.
Si les journalistes envisagent la victoire du « non », les conséquences sont à sens unique : cela « discréditerait l’UE sur la scène internationale » (La Croix, le 2 octobre), cela « plongerait l’Europe dans une grande incertitude » (France Info, le 2 octobre), « l’UE resterait figée dans le traité de Nice » (Le Figaro, le 2 octobre), ce qui « empêche[rait] d’avoir une vraie impulsion politique » et provoquerait « une difficulté à avancer » (Le Parisien, le 2 octobre). Bref, « si le "oui" l’emporte [...], tous les espoirs sont permis » (Le Figaro, le 2 octobre).
Que pour les partisans du « oui », le traité de Lisbonne et plus largement les modalités actuelles de la construction européenne soient un motif d’espérance est somme toute assez logique. Mais que leur consensus soit présenté comme un accord unanime soustrait à toute contestation relève de la propagande. Ce n’est pas leur parti-pris qui est ici en question mais le déni de pluralisme sur lequel ce parti-pris repose.
De la même manière qu’en 2008, on ne cesse de minorer la portée du texte, comme si celle-ci était au-dessus de toute controverse. Le 17 juin 2008, Le Monde estimait sans rire que « la modestie du traité correspond[ait] à l’état d’esprit des élites européennes ». Un an plus tard, à suivre le « cela va de soi » des commentaires, ce « mini-traité » est toujours aussi modestement inoffensif. Sur France Info, on rappelle qu’il est simplement « censé mieux faire fonctionner l’Europe à vingt-sept » (France Info) ; dans Le Monde, il était tout aussi modestement « destiné à améliorer le fonctionnement de l’Union européenne » ; pour Libération, il « vise à rationaliser le fonctionnement de l’UE ».
Il est très rare que les médias s’attardent sur les changements précis que le Traité de Lisbonne apporterait. Et quand c’est le cas leur portée réelle est soustraite à toute discussion. Serait-ce que la plupart de ces journalistes n’a guère étudié les détails de ce traité « extrêmement technique et totalement illisible pour le commun des mortels » (Le Monde, 6 octobre 2009) ? En tout état de cause, en répercutant le discours de ses partisans, ils endossent de fait le rôle d’attachés de presse de l’actuelle construction européenne.
Et quand ils évoquent le contenu de ce texte, « destiné à améliorer le fonctionnement de l’Union européenne », selon Le Monde du 1er octobre 2009, « unique tremplin de relance de la construction européenne » (Métro, le 5 octobre), à qui décidément « rien n’aura été épargné » (lemonde.fr, le 3 octobre), les pseudo-évidences unilatérales l’emportent sur le souci d’informer. On ne contestera pas le droit à des médias de parti-pris… de prendre parti. Encore serait-il souhaitable qu’ils le fassent sans passer à la trappe les arguments de leurs adversaires. La lecture du Monde peut laisser penser que nous avons entre les mains un prospectus émanant de la Commission européenne : « Depuis le premier vote, les Irlandais ont obtenu du Conseil européen des "garanties" sur les sujets qui avaient le plus alimenté leurs inquiétudes ». La Croix (le 2 octobre) ne s’embarrasse guère de précautions oratoires : « Cette fois, les partisans du "oui" ont réfuté inlassablement les faux arguments des nonistes . » Et dans Le Parisien du 2 octobre, on fait le point, de façon exemplaire, sur « ce qui change », en cas de « oui » ou de « non ». Le résultat est sans appel : en cas de « non », aucun avantage, mais des inconvénients ; en cas de « oui »… c’est l’inverse.
Où l’on comprend que la peur a parfois du bon
La victoire du « oui » n’a été une surprise pour personne. Et le 2 octobre, les commentateurs s’accordaient à trouver dans la crise économique un élément majeur d’explication : « La crise, meilleure alliée du traité de Lisbonne en Irlande » (Le Monde) ; « La crise pousse les Irlandais à soutenir le traité de Lisbonne » (La Tribune) ; « Pour les Irlandais, touchés de plein fouet par la crise, l’UE est désormais un secours » (Libération) ; « La crise, c’est sans doute la vraie clef de ce scrutin » (France Info), etc. Bref, « La crise économique a changé la donne » (La Tribune).
En 2005, on avait reproché aux Français d’avoir voté « non » par peur, caprice et mauvaise humeur. En 2008, les commentateurs s’étaient emportés contre « la mécanique infernale des référendums, ces machines à faire répondre non aux questions qui ne sont pas posées » [5], reprochant là encore aux Irlandais de se prononcer sur tout, sauf sur le texte qui leur était soumis.
En 2009, les mêmes n’ont fait aucune difficulté pour saluer le résultat d’un référendum conforme à leurs attentes, même si ce résultat, de leur propre aveu, découlait, au moins en partie, de la crise économique. La peur serait donc, parfois, bonne conseillère ? Quel crédit accorder à ces « explications » ad hoc dont l’usage varie en fonction des prises de parti ?
« La crise économique a fait réfléchir les Irlandais », lit-on sous la plume d’Eric Albert de La Tribune. En tout cas, elle les a fait changer d’avis, et cela suffit au bonheur de nombre d’éditorialistes. Si ces irréfléchis d’Irlandais, après avoir accepté le traité, s’étaient avisés de faire machine arrière à cause, notamment, de la crise économique, que n’aurait-on pas entendu ?
Dans l’enthousiasme, le ton se fait d’ailleurs volontiers condescendant et revanchard envers un « tigre celtique » qui a perdu de sa superbe et réapprend les bonnes manières : « la crise financière a frappé de plein fouet une Irlande triomphante, oublieuse de ce qu’elle devait à l’Europe » (La Croix, 2 octobre) ; « La récession […] est venue rappeler aux Irlandais les avantages de faire partie de l’Europe » (La Tribune, le 2 octobre) ; « En 2008, le Tigre celtique montrait les crocs après une croissance effrénée […] et s’est offert un baroud d’honneur face à un traité européen mal compris, parce que mal expliqué » (La Croix, le 2 octobre) ; « En 2008, les Irlandais se croyaient invulnérables. Aujourd’hui, ils font profil bas. Et ils voient dans l’Union, à qui ils ont dû leur décollage, une bouée de sauvetage » (Le Monde, le 2 octobre).
Tout est bien qui finit bien ?
« C’est fait ! », s’exclame Métro, qui en redemande en « une » : « Le oui de l’Irlande ne suffit pas ». Au lendemain d’un résultat attendu, sa confirmation a inspiré aux rédactions des titres enthousiastes. « Un pas décisif vient d’être franchi », s’exclame La Tribune le 5 octobre, car ce « Oui à l’Europe » (Direct matin) la met « de nouveau sur les rails »(Le Journal du dimanche). « L’Europe » ou celle du traité de Lisbonne ? Peu importe ? Et la confusion règne aussi au Parisien, qui titre « Le oui irlandais soulage l’Europe ». Comme au Journal du Dimanche, pour qui « avec ce oui irlandais, c’est toute l’Europe qui a poussé un ouf de soulagement ». « L’Europe » ? Ceux qui la dirigent, ceux qui la soutiennent, ou ceux qui la composent ? Peu importe ?
Le quotidien de référence est à peine plus subtil. « "C’est un grand jour pour l’Europe" », titre lemonde.fr à l’annonce du résultat. Les guillemets signalent une citation : n’allons pas voir là une quelconque prise de position du quotidien… Dans son édition datée du 6 octobre, il laisse cette fois le soin à un dicton de suggérer que les « nonistes » impénitents seraient des imbéciles : « Comme le dit le dicton, il n’y a que les gens d’esprit qui savent changer d’avis » (le 6 octobre). Pour Le Figaro la victoire du « oui » est plus simplement une question d’information : « Mieux renseignés , les Irlandais ont été beaucoup moins sensibles aux slogans chocs du camp du non. »
Comme souvent, ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire. Les aventures du traité de Lisbonne ne font pas exception à la règle. Et dans un article de La Tribune, on apprend ainsi qu’« après le « oui » massif des Irlandais, tous les citoyens européens ont, directement ou non, approuvé le traité de Lisbonne. » Même ceux qui ont directement désapprouvé son grand frère jumeau ?
Mais Métro l’indiquait déjà : ce résultat « ne suffit pas ». Une fois le oui irlandais obtenu, les médias dominants se sont alors logiquement attaqués au « dernier obstacle à la ratification » (La Tribune, le 5 octobre) – à savoir le président tchèque Vaclav Klaus. Faut-il le préciser ? Ce n’est en rien prendre position sur les positions de ce président que de souligner, une fois encore, que les journalistes concernés ont préféré poursuivre leur campagne, plutôt que d’informer.
Poursuivre leur campagne, c’est-à-dire adopter presque unanimement une vision partisane du processus de ratification du traité. En s’alarmant, comme le JDD, des « Tchèques en embuscade », et de leur « entreprise de "sabordage" », qui « pourrait même tourner au cauchemar pour l’Union européenne ». En s’inquiétant, comme Libération, de « ce scénario catastrophe ». En présentant, comme La Tribune, Vaclav Klaus comme « seul contre le traité de Lisbonne », et même « seul contre l’Europe ». Ou encore en dénonçant, comme Le Figaro, les « manœuvres indignes » d’un président tchèque qui « voudrait prendre en otage le traité » et piétiner « la volonté maintenant exprimée de 500 millions d’Européens. »
Dans un éditorial qui offre un exemple exemplaire de cette impartiale modération, Sophie Gherardi prévient, dans La Tribune du 5 octobre : « L’Europe, il n’y croit pas et il n’aime pas. Et quand Vaclav Klaus n’aime pas, il est capable d’aller très loin. Jusqu’à détruire son propre pays, par exemple ». Conclusion logique : « Une pression phénoménale va s’exercer sur lui. » On ne saurait mieux dire.
Christophe Barbier nous l’avait expliqué, dans un « C dans l’air » au titre inoubliable, « L’Irlande torpille l’Europe » : « La Constitution était trop ambitieuse pour le niveau de maturité des peuples. » Mais pour les « éclairer », il ne faut pas compter sur la qualité de l’information et sur le pluralisme des commentaires. Les peuples ne sont peut-être pas assez mûrs pour les supporter !
Un collectif d’Acrimed
* Cet article s’appuie sur la documentation réunie et certaines analyses développées dans l’article de Laurent Dauré, « Traité de Lisbonne : le soulagement des fulminants », publié notamment sur le site Le Grand soir.