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Les coûts de l’accès à la profession de journaliste

Nous publions ci-dessous une traduction d’un article d’ Alyssa Lenhoff and Tim Francisco, paru le 28 septembre 2009 sur le site de Working-Class Perspectives sous le titre « The Costs of Becoming a Journalist » (Acrimed)

Un rapport du Cabinet Office britannique [1] publié cet été atteste de manière saisissante de la disparition des classes populaires [working class] de la profession de journaliste ; l’étude formule plusieurs observations qui sont également pertinentes pour les médias américains.

Le rapport, intitulé « Libérer les aspirations », relève notamment que les journalistes nés depuis 1970 sont pour la plupart issus des classes moyennes aisées [middle class], voire de la grande bourgeoisie [upper middle class]. Et la profession de journaliste se classe au troisième rang des professions les plus fermées socialement, juste derrière les médecins et les avocats.

Parmi les conclusions de l’étude : « Entre les cohortes générationnelles nées en 1958 et en 1970, la plus forte baisse de mobilité sociale s’est produite dans les métiers du journalisme et de la comptabilité. Par exemple, les journalistes et les animateurs de radio ou de télévision nés en 1958 avaient en moyenne grandi dans des familles jouissant d’un revenu supérieur d’environ 5,5 % au revenu moyen, mais cet écart s’est élevé à 42,4 % pour la génération des journalistes et animateurs nés en 1970. »

La « National Union of Journalists » [syndicat britannique des journalistes] a indiqué au panel qui a établi le rapport qu’un sondage réalisé en 2002 par le Forum de formation au journalisme a montré que moins de 10% des nouveaux journalistes sont issus des classes populaires, et que seulement trois pourcents sont issus de foyers dont le chef de famille est ouvrier spécialisé ou non qualifié.

L’une des nombreuses révélations inquiétantes du rapport, et la plus immédiatement transposable à la situation étatsunienne, est que, pour entrer dans la profession de journaliste, il est nécessaire d’accomplir au moins un stage, qui souvent, voire la plupart du temps, n’est pas rémunéré. Un coup d’œil rapide sur les stages disponibles ici aux États-Unis révèle que sur 50 offres de stages répertoriées sur le site internet « journalismjobs.com », seulement 15 proposent une rémunération. Sur les 50 stages recensés, 15 autres ne sont pas rétribués par un salaire mais par la validation d’unités de valeur universitaires, ce qui, dans de nombreuses universités, y compris la nôtre, signifie qu’en fait faire un stage coûte de l’argent à l’étudiante : l’argent de ses frais de scolarité. Ici, à l’Université d’Etat de Youngstown, les étudiant-e-s peuvent valider au maximum six heures en faisant des stages, mais dans de nombreuses universités, ce chiffre peut aller jusqu’à 12 voire 16 heures, conduisant les étudiant-e-s à dépenser plusieurs milliers de dollars (au moins) pour valider un semestre entier d’expérience professionnelle.

En théorie, l’étudiant-e qui peut s’offrir ce luxe et assumer en outre le coût de la vie là où se déroule son stage, peut alors prétendre à un poste de débutant quelque part, une fois son diplôme obtenu. Evidemment, nombre des stages les plus prestigieux se déroulent dans les grands centres médiatiques de New York et de Washington, où le coût de la vie est hors de portée d’un-e étudiant-e issu-e d’un ménage à revenu moyen, et a fortiori inférieur à la moyenne.

Pour les 15 stages répertoriés qui sont rémunérés, le salaire brut moyen est légèrement inférieur à 250$ [environ 170€] par semaine, pour 35 heures de travail en moyenne . Dans ces conditions, un-e étudiant-e qui travaille pour payer ses frais de scolarité, son loyer et aussi, dans bien des cas, subvenir aux besoins d’une famille, tout en poursuivant des études, ne peut même pas envisager d’accomplir un stage rémunéré.

Ceci signifie, bien sûr, que seuls les étudiant-e-s qui peuvent se permettre de travailler gratuitement pendant plusieurs mois acquièrent les références requises pour accéder à la profession qu’ils/elles ont choisie.

Les implications générales de cette exclusion de la profession de journaliste sont évidentes et ont été documentées par nous-mêmes et par d’autres : moins les étudiant-e-s issu-e-s des classes populaires ont l’opportunité de devenir journaliste, moins on trouve de journalistes sensibles aux problèmes complexes auxquels sont confrontées les classes populaires, et d’articles sur les problèmes auxquels sont confrontés les travailleurs.

La meilleure façon de remédier à cette injustice serait évidemment que toutes les entreprises des médias versent une sorte de minimum vital à leurs stagiaires ; mais cette solution est difficilement envisageable dans le marché des médias actuel, alors que de nombreux titres luttent pour survivre.

Et, si la tendance actuelle d’inscription dans les formations de journaliste se maintient, il y aura largement assez de candidat-e-s prêt-e-s à payer pour travailler ou à travailler sans être payé-e-s. Le Chronicle of Higher Education rapporte qu’en dépit des sombres perspectives d’emploi pour les jeunes diplômé-e-s, de plus en plus d’étudiant-e-s choisissent le journalisme comme matière principale, accroissant la concurrence pour les rares emplois et consolidant la pratique des stages non rémunérés comme moyen de prendre une longueur d’avance sur la concurrence.

Derek Thompson, journaliste à The Atlantic, suggère même que, bien que la pratique actuelle soit clairement génératrice d’exclusion, « ce n’est ni la responsabilité ni l’intérêt d’activités comme les magazines et les organismes sans but lucratif, qui fonctionnent avec de maigres budgets et des marges étroites, de concevoir une offre de stages qui aille jusqu’à satisfaire les personnes défavorisées. » Selon Thompson, ce sont plutôt les universités qui devraient agir, en élargissant la gamme des stages reconnus, ou en assurant leur financement.

C’est précisément ce que certains établissements, comme le Dartmouth College, ont fait en finançant les périodes de stage des étudiant-e-s. L’école distribue des bourses pour permettre aux étudiant-e-s d’effectuer des stages non rémunérés, bourses éventuellement complétées par une aide financière à destination des bénéficiaires de bourses sur critères sociaux.

Mais pour les étudiant-e-s des classes populaires qui sont inscrits dans des collèges universitaires ou des universités moins en fonds que celle de Dartmouth, l’alternative se réduit le plus souvent à choisir entre un stage non rémunéré qui les enfoncera un peu plus profondément dans l’endettement, et un emploi qui leur permettrait de couvrir les frais d’une année supplémentaire – la peste, ou le choléra.

Les conséquences de cette fermeture sociale de plus en plus hermétique de la profession sont désastreuses, et vont au-delà d’une simple question d’égale représentation des classes sociales parmi les journalistes professionnels, dans un souci d’égalité ou de diversité.

Si, de plus en plus, les journalistes sont issus d’une classe sociale ou d’un segment de la société privilégié, il est probable que même les meilleurs d’entre eux ne remettront pas en question les grands récits qui ont trompé les classes populaires depuis des décennies : le profit maximum prime sur un traitement juste et équitable, ce qui est bon pour les affaires est toujours bon pour l’Amérique, et ainsi de suite.

Au bout du compte, on aura plus d’articles qui omettent de remettre en question ces postulats fondamentaux, et qui réduisent forcément le travailleur à un banal dispositif anecdotique, tremplin narratif vers les gens et les enjeux « vraiment importants ».

Alyssa Lenhoff and Tim Francisco
- Traduction de David Skrzynski pour Acrimed

 
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Notes

[1Il s’agit grosso modo d’un secrétariat général du gouvernement, qui appuie le Premier ministre et le gouvernement, et assure la coordination des politiques et de la stratégie interministérielles (Note d’Acrimed).

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