Imaginons une personne, férue de politique et passionnée de débats télévisés, qui, tombée dans un profond coma en 1980, en sortirait aujourd’hui. Imaginons que, à son réveil, depuis son lit, elle regarde « Le Grand Journal ». Il y a tout lieu de craindre que, sous le choc, elle rechute cette fois dans un coma définitif.
En effet, l’apparition du tout publicitaire, des reportages montés comme des clips et de la mise en scène spectaculaire de l’affrontement d’idées ; le choix de l’instantané, la primauté de la forme sur le fond, et l’impertinence comme gage d’indépendance sont des ingrédients qui peuvent faire défaillir quiconque a pu, un jour, se passionner pour la politique. Défaillir devant la mise en spectacle de la politique à la télévision… dont le « Grand journal » est certainement l’exemple le plus abouti.
Une émission structurée [2]
La première partie du « Grand journal », de 19h10 à 19h50, traite de l’actualité politique, économique et sociale. La seconde partie, originalement appelée « Le Grand journal, la suite », débute après « les Guignols » vers 20h10 et aborde l’actualité culturelle. Elle permet aux artistes et vedettes du moment de faire leur ronde promotionnelle. Cela ressemble à ce que l’on voit partout ailleurs : les applaudissements encouragés se succèdent aux blagues téléphonées des invités, et les pages de publicité réelles précèdent ce que l’on pourrait appeler les placements de produits culturels… Seule nous concernera ici la première partie de l’émission. Celle-ci entraîne, par sa construction même, la déstructuration de tout discours politique. Quel que soit l’invité, son propos, noyé au milieu de la publicité, des chroniques et des questions de cuisine politicienne, ne pourra être que haché, coupé, fractionné, en un mot : mutilé.
Si l’émission déstructure toute pensée politique, elle le fait de façon très… structurée.
Présenté par Michel Denisot épaulé par Jean-Michel Aphatie, Ali Baddou et Ariane Massenet, le « Grand Journal » démarre donc vers 19h10. Cinq minutes plus tard, un sujet de deux minutes environ, monté comme un clip, et intitulé « La Petite question », interpelle l’invité [3]. A 19h20, il est grand temps de procéder à une première coupure publicitaire qui s’étend sur quatre minutes. Quand vient le moment du retour sur le plateau, vers 19h24, l’invité principal est souvent rejoint par un autre pour quelques minutes d’interview. Vers 19h30, Jean-Michel Aphatie, qui a déjà posé des questions, fait une sorte de revue de presse de l’actualité politique. Cela dure cinq minutes. L’invité peut rarement réagir à ce qui vient d’être dit puisque Yann Barthès démarre son « Petit journal actu » vers 19h35. La chronique – assemblage d’images d’actualité commentées (nous y reviendrons) – dure cinq à six minutes. S’ensuit la séquence ridicule de la météo sur deux minutes. Ouf ! Il est 19h42, le moment de la deuxième page de publicité. Ensuite, à 19h46, Michel Denisot annonce « le Zapping » qui s’étale sur quatre à cinq minutes. Une réaction est parfois demandée à l’invité, mais pas trop longue, car c’est, à 19h51, l’heure de la troisième séquence de publicité, qui dure cette fois cinq minutes… puisqu’elle précède l’émission désormais mythique des « Guignols ».
En définitive, si l’on fait le calcul, l’invité n’est sollicité que pendant une bonne quinzaine de minutes (sur quarante), mais, répondant à des questions, s’exprime beaucoup moins longtemps. Difficile, donc, de développer des idées.
Mais le pire est ailleurs. A la structure de l’émission correspond son contenu : l’émission s’est armée d’une équipe de journalistes dont les interventions contribuent à dépolitiser la politique en faisant ressortir les jeux politiciens plus que les enjeux politiques.
Le sommet est atteint une fois par semaine, chaque vendredi : ce soir-là, « le Grand journal » cède, comme de nombreuses émissions, aux sirènes du spectacle de la polémique en utilisant les grosses ficelles des joutes verbales entre éditorialistes [4].
Mais c’est quotidiennement que Michel Denisot et ses acolytes contribuent à transformer les questions politiques en sketches de cabaret. Selon deux modalités principales : d’abord, mélange des genres oblige, en badinant avec l’invité ou en se moquant de lui ; ensuite, en se préoccupant de cuisine politicienne, pimentée de tentatives de « se faire » l’invité, c’est-à-dire de le piéger afin de déposer un trophée sur sa cheminée.
La futilité est réservée à Ariane Massenet (très bien épaulée par Michel Denisot), l’insolence d’apparence est partagée par Ali Baddou et Jean-Michel Aphatie, mais c’est ce dernier qui s’occupe du petit jeu politicien…
Futilité et frivolité
Lors de la venue de Ségolène Royal, le 30 septembre 2009, Michel Denisot accueille l’ex-candidate socialiste par une question qui tourne à vide (à relire deux fois) : « Alors on va commencer par les journées du Parti socialiste, les journées parlementaires qui ont lieu à Toulouse aujourd’hui et demain pour se prononcer sur la rénovation du parti socialiste qui n’interviendrait que l’été prochain… Euh, est-ce que vous y serez, et on a un peu l’impression d’assister à une course de lenteur pour un parti qui est en état d’urgence… Sur la rénovation… C’est toujours reporté. » Cette intervention est si amphigourique qu’elle trouble Ségolène Royal, qui demande : « La question, c’est les journées parlementaires ? »
Apparemment effacé, Denisot ne s’en tient qu’au « travail » d’animation et à quelques questions futiles qui ne doivent pas lui demander de grands efforts de préparation avant chaque émission. Ainsi Pascal Bruckner, auteur d’un livre sur l’amour, dès son arrivée sur le plateau, doit faire face à cette pertinente question : « Alors on a d’abord envie de vous demander, comment va l’amour aujourd’hui ? » (1er octobre) Et à la fin de l’émission, Denisot se tourne vers Eric Besson : « Quelle est votre définition du paradoxe amoureux ? ».
Abordant le procès Clearstream en compagnie d’une brochette d’éditorialistes habitués des plateaux de télévision (Alain Duhamel, Jean-Michel Aphatie, Hervé Gattegno et Renaud Dély), notre maître de cérémonie pose cette question (2 octobre) : « Est-ce que Dominique de Villepin, aujourd’hui, vous paraît condamnable, ou pas ? » Avant de préciser : « Si le procès s’arrêtait mercredi soir… » Soit une hypothèse idiote pour mieux éclairer la situation… Passant à un autre sujet, il effectue une transition très habile : « On passe au Parti socialiste, euh… Martine Aubry est en forme ?... Ou pas ? »
Mais c’est à Ariane Massenet qu’incombe la mission de la légèreté. Régulièrement, elle pose des questions aux invités en précisant les règles : il s’agit de « répondre juste par oui ou par non. On ne développe pas. Juste oui/non. » Une règle qui rend impossible toute argumentation politique et qui, évidemment, ne s’applique qu’à des sujets qui peuvent se passer de toute argumentation. Lors de la venue de Ségolène Royal les trois questions posées ont été :
– « Martine Aubry est-elle une bonne première secrétaire ? Oui/non, faut cocher. » Une question qualifiée de « sérieuse » par son auteure.
– « Est-ce que vous avez eu envie à un moment de tout plaquer ? Oui/non. » Royal répond « non » et — mal lui en prend — veut développer… « C’est non », tranchent de concert Massenet et Denisot.
– « Serez-vous candidate à la présidentielle de 2012 ? » Royal : « C’est trop tôt pour vous le dire, je ne sais pas encore… » Une réponse que Massenet interprète évidemment comme un « oui ».
Un dernier exemple : quand Jean-Luc Mélenchon est invité avec Frédéric Lefebvre (5 octobre 2009), Massenet s’intéresse à la façon dont l’un perçoit l’autre, et demande à chacun de définir son rival par un mot, l’objectif à peine dissimulé étant de montrer qu’ils se ressemblent par leurs tempéraments. Et donc d’effacer les différences politiques.
Politicailleries et anecdotes
Jean-Michel Aphatie ne s’en cache pas : il adore la cuisine politique [5] et « Le Grand Journal » lui permet de se livrer sans retenue à cette passion. S’adressant à Christine Lagarde (comme aux autres personnalités politiques), il « ose » : « Vous êtes candidate pour 2012 ? » Si on ne se souvient pas de la réponse, c’est que l’éventualité d’une candidature de Mme Lagarde n’avait guère retenu l’attention, si ce n’est celle d’Aphatie lui-même. De même, lors de la venue de Ségolène Royal, Aphatie se garde bien de poser des questions d’orientation, seuls l’intéressent les troubles, certes bien réels, que connaît le Parti socialiste : « C’est votre parti. Vous avez pas envie de claquer la porte quand vous voyez tout ça ? » Réponse de Royal : « Mais j’en fais toujours partie pour l’instant. » Aphatie : « C’est pas définitif ? » Royal qui tente de se dépêtrer de la situation : « Je ne suis pas là pour parler de moi. Je suis là pour parler… » Aphatie, fort du rôle qu’il revendique : « Vous êtes là pour répondre aux questions aussi. » Royal : « Oui, mais je peux choisir les questions auxquelles je réponds. » La réponse est inacceptable pour notre chef-cuisinier politique qui rétorque : « Ah… ça ce serait une nouveauté tout de même… Je vous fais une liste de questions et vous choisirez ? » Et pourquoi pas ? Cela permettrait peut-être aux émissions qui se disent politiques de parler de… politique.
Mais lorsque Ségolène Royal, énumère les différentes crises économiques et affirme qu’elle trouve cela « bien plus important que les questions sur telle ou telle organisation », l’intervieweur assène, en guise de conclusion : « Vous serez heureuse le jour où vous quitterez le Parti socialiste. C’est ça. » Sans réponse. Et il réitère, d’un ton catégorique : « Vous serez heureuse le jour où vous quitterez le Parti socialiste. » Royal se tourne alors vers lui : « Monsieur Aphatie, permettez-moi de réserver le précieux temps d’antenne que vous me consacrez et que vous m’offrez aujourd’hui… » Avant d’être coupée, cette fois, par Denisot : « Ce n’est pas un cadeau… hein ? »
Denisot est content : Aphatie a tenu son rôle. Et le spectacle peut continuer. Mais si les cuisiniers et les bateleurs peuvent occuper ainsi le devant de la scène, c’est aussi parce que les représentants politiques se sont prêtés au jeu. Presque tous, quelle que soit leur position sur l’échiquier politique, ont cédé, parfois malgré eux, aux sirènes d’une personnalisation qui détourne des questions dont les politiques sont censés s’occuper.
Souvent plus soucieux de rapporter des anecdotes que de traiter des problèmes eux-mêmes, Jean-Michel Aphatie fait aussi office de chroniqueur. Chaque soir, il se fend d’un compte rendu de l’actualité politique, parfois sous forme de revue de presse. Cela lui permet de commenter. Et ça, Jean-Michel Aphatie, il aime. Commenter le rapport de Nicolas Sarkozy avec François Fillon, commenter l’histoire d’amour fictive de Valéry Giscard d’Estaing avec Lady Diana, commenter la relation conflictuelle entre Martine Aubry et Ségolène Royal, etc. Et le 2 octobre, on apprend par exemple dans sa chronique que Jacques Chirac est « le mordu de la semaine » puisque… son chien vient de le mordre.
Quatre moments de détente
Entre 19h10 et 19h50, en plus des trois coupures publicitaires et de la chronique de Jean-Michel Aphatie, quatre rubriques scandent l’émission : la « Petite question » de Bruno Donnet, la météo, le « Petit journal de l’actu » présenté par Yann Barthès, et le Zapping.
– La « Petite question » se veut provocatrice. Présentée sur un ton « décalé », elle est prend la forme d’un montage censément humoristique où des extraits télévisuels - souvent peu flatteurs - de l’invité répondent aux phrases de Donnet. En général, elle fait flop, l’invité préférant sourire que répondre. Après avoir évoqué les liens qui unissent Ségolène Royal et Georges Frêche, Bruno Donnet finit par poser, au bout de deux minutes, sa « petite question » à la socialiste : « Vous sentez-vous à ce point seule pour accepter d’être aussi mal accompagnée ? » Lors de la venue de Jean-Luc Mélenchon et Frédéric Lefebvre (5 octobre 2009), Donnet les présente ainsi : « deux gros clients, deux têtes de lard de la vie politique. (…) Venus pour s’étriper autour d’un mets de choix : la Poste. » « S’étriper »… c’est bien le sens que donne Canal Plus à la politique. Débattre, non. Se battre, oui. Et si tel est le cas, ce n’est pas parce que la question le mérite, mais parce que la personnalité des combattants le justifie [6].
– La météo, présentée par Pauline Lefèvre, adopte aussi le ton « branché » spécifique à Canal Plus. La présentatrice, forcément jolie, n’est pas confinée dans le rôle de récitante des prévisions de Météo France. Elle aussi a le droit de plaisanter avec l’invité ou à son propos, au risque que ses blagues de potache ne fassent rire que ses comparses.
- Avec Ségolène Royal, elle lit un SMS (réel ou imaginaire ?) qui aurait été envoyé aux militants : « Non-cumul des mandats, primaires, renouvellement, parité, le 1er octobre tu as la parole. Viens voter. Fais circuler ce SMS autour de toi. Le parti socialiste. » La réponse (pas drôle) de Lefèvre : « Je ne viendrai pas voter le 1er octobre car g déjà voté l’année dernière é g retrouvé mon bulletin 2 vote en train 2 flotter dans la cuvette des toilettes. Plein de poutoux à tous ! Pauline. »
- Au lendemain du « oui » irlandais au Traité de Lisbonne, Pauline Lefèvre débarque habillée en vert, accompagnée d’une musique irlandaise, des verres de Guinness pour tout le monde, et elle dit n’importe quoi : « On va continuer de fêter ensemble l’entrée de l’Irlande dans l’Europe (sic), enfin la continuité de tout ça, avec une bonne grosse averse demain matin. » (5 octobre 2009)
– Le « Petit journal actu » de Yann Barthès achève de rendre dérisoires toutes ces tentatives de tourner en dérision. Yann Barthès, style branché bobo, barbe de deux jours, costume décontracté, retrace l’actualité politique des dernières 24 heures parfois avec humour, souvent avec moquerie, mais rarement avec finesse. Montée comme un véritable clip, la séquence, sur fond musical, est illustrée par de très courts extraits vidéos (environ une quarantaine de plans, sans compter ceux sur Barthès lui-même) s’attelant à décrédibiliser des personnes (une phrase répétée plusieurs fois dans le même discours, le nom des députés à l’assemblée nationale, un tic verbal d’un homme politique, une grimace, une coiffure, etc.). Le fond, déjà peu présent dans l’émission est laissé de côté pendant plus de cinq minutes. Le problème de cette rubrique n’est pas sa nature – elle contient parfois des séquences cocasses – mais sa place – vers 19h30, au milieu d’une émission dans laquelle on est censé parler de… l’actualité, traitée ici comme le sera, dans la deuxième partie de l’émission, l’actualité « people » qui permet à Yann Barthès de répéter, au fond, le même exercice avec « Le petit journal people » : un symptôme.
– Reste « le Zapping » qui est sans doute l’une des rubriques les plus anciennes et les plus mythiques de Canal Plus. Généralement observateur très juste de la télévision, le Zapping n’a pas de fonction dépolitisante. Sa ligne éditoriale, qui se traduit par le choix de l’ordre des séquences sélectionnées, est réellement impertinente. Mais elle ne suffit pas à sauver le reste de l’émission…
L’émission « Le Grand Journal » est un symptôme de l’évolution de la télévision en général et de celle de Canal Plus en particulier. Diffusée à la même heure que le fut le talk show « Nulle Part Ailleurs », elle en est une version profondément dégradée. Emission de mélange des genres « Nulle Part Ailleurs », avait déjà progressivement perdu de son caractère corrosif et atypique entre ses débuts en 1987 et sa disparition en 2001.
Créée en septembre 2004, l’émission « Le Grand Journal » renoue avec la tradition des cabarets de chansonniers, avec, en vedettes, cette fois, des journalistes !
Mathias Reymond et Franz Peultier