D’emblée, la présidence (royale, sans doute puisqu’elle siège au palais de Miraflores) nous est présentée comme une poche sans fond dont « le budget annuel [de 2009] de 139 millions d’euros alloué à la présidence a été dépensé dès le premier semestre », et à laquelle la très princière Assemblée nationale a décidé d’ « éviter de se retrouver dans l’embarras financier ».
Les faits paraissent graves, et a priori difficilement justifiables. Cependant Le Monde, soucieux du respect de l’impartialité et de l’équilibre les plus stricts, nous apporte des éléments qui permettent de justifier cette augmentation.
Des dépenses somptuaires ?
Un seul sous-titre, intercalé entre deux paragraphes, en gras, en majuscules et dans une police plus grosse que le reste de l’article, cette information d’importance cruciale - puisqu’il permet d’expliquer… un peu moins de 0,006% du budget - : « 61 000 euros de blanchisserie »
Sous ce sous-titre, l’article explique. « La présidence a justifié cette hausse en arguant que son budget profitait également aux Vénézuéliens, puisque 6,32 millions d’euros [soit 0.62% du budget total de la présidence] sont alloués à des dons et aides au "peuple souverain" [mis en guillemet par Le Monde] par l’intermédiaire d’une caisse qui finance huit fondations sociales. » La présidence, manifestement, se moque du monde et du Monde. Comment justifier une hausse vertigineuse du budget de la présidence par une somme qui représente moins de 1% du total ?
… Surtout quand on compare ces 6,32 millions aux 5,6 millions d’euros consacrés par la présidence à la seule sécurité du président, auxquels doivent s’ajouter 5,3 millions alloués par le ministère de la défense sur ses propres crédits ! La présidence, manifestement, exagère si l’on en croit Le Monde, quand pour justifier les sommes allouées à cette sécurité présidentielle, « grosse consommatrice de frais », le président « assure [souligné, en gras, italique par l’auteur] avoir fait l’objet de vingt-huit tentatives d’assassinat et coups d’Etat en dix ans ». Le Monde se méfie : soit. Mais Le Monde omet de mentionner quelques faits. Par exemple, ceux-ci :
- En 2002, un coup d’Etat, qui voit le patron du MEDEF local s’installer au pouvoir renverse le gouvernement démocratiquement élu d’Hugo Chávez.
- En 2004, plus de 89 paramilitaires (sur un total de 150) sont arrêtés, en armes, s’entraînant dans la ferme d’un opposant au gouvernement vénézuélien [2]
- En 2006, Semana [3] relaie le témoignage de Rafael García, ancien responsable informatique du DAS (Departamento Administrativo de seguridad de Colombia [4], qui affirme « que les services colombiens ont participé à l’élaboration d’un plan de meurtres de personnalités vénézuéliennes, dont le propre président Chávez. »
- En 2009, Al Jazeera obtient le témoignage de Geovanny Velasquez Zambrano, ex-chef paramilitaire, selon lequel 25 millions $ auraient été proposés pour assassiner Hugo Chávez.
- De l’aveu même de l’extrême droite réactionnaire de Miami, il y a eu au moins 638 façons imaginées pour tuer Fidel Castro [5]
Et Le Monde de poursuivre par l’énumération, en vrac, de quelques postes de dépense, dont 6 millions pour les voyages à l’étranger, 240000 euros de costumes et chaussures et les fameux 61000 euros de blanchisserie. Le Monde nous fait d’ailleurs part du sentiment de « honte » éprouvé par Hugo Chávez face à l’ampleur de telles futilités [6] avant de conclure par les baisses de crédits constatés dans d’autres ministères (Éducation, Intérieur, Alimentation, Travail) « à l’inverse du budget présidentiel à la hausse » : on ne fait bien sûr pas d’omelettes sans casser d’œufs !
Une désinformation somptueuse
On aurait pu s’arrêter là, constater qu’une fois de plus, Le Monde mêle grossièrement le détail non pertinent à l’ « information », ridiculise de façon générale les politiques menées sans toutefois les expliciter, et omet honteusement de rappeler (ou même d’évoquer pour la première fois) les menaces réelles qui pèsent sur la sécurité du président vénézuélien. (Ce dernier étant le seul à nous « assurer » qu’il est en fait complètement paranoïaque). Il ne s’agirait après tout que des habituelles turpitudes du Monde lorsqu’il est question de parler du Venezuela ou plus généralement des transformations sociales en cours en Amérique Latine.
Tout se passe comme si Le Monde avait pour seul objectif de démontrer qu’Hugo Chávez détourne l’argent public (ou, au mieux, dépense l’argent public sans compter). Sinon comment expliquer que l’article ne permet pas de comprendre l’origine de l’augmentation du budget présidentiel de 638% ? En effet, l’ensemble des sommes évoquées, censées entrer dans le budget présidentiel, atteignent tout au plus, pour le budget 2010, l’équivalent d’un peu moins de 12 millions d’euros (un peu plus en y incluant la blanchisserie). Douze millions d’euros sur un budget de 1025,82 millions d’euros (plus d’1 milliard d’euros ! !). Pourquoi Le Monde ne s’est-il pas étendu sur le reste des dépenses ? Pour expliquer cette augmentation de 638%, ne doit-il pas y avoir quelques frais de bouche atteignant allègrement les 100 millions d’euros, quelques achats de ces 4X4 Hummer plaqués or dont les nouveaux riches bobolivariens raffolent ?
Pour pallier l’étrange distraction du Monde, il ne reste plus qu’à effectuer un modeste travail de journaliste et chercher les informations à la source : le « projet de loi de finances pour l’exercice fiscal 2010 ».
Une simple lecture en diagonale de « l’exposé des motifs » [7] permet de combler les étonnantes lacunes de l’article du Monde.
En effet, le projet de loi de finances énonce noir sur blanc que « le gouvernement national, en vue de garantir l’optimisation de l’exécution des missions sociales » [8] « [décide d’en imputer les dépenses sur le budget] du ministère du pouvoir populaire du bureau de la présidence, celles-ci atteindront 2826,2 millions bolivars forts [soit environ 878,5 millions d’euros] […] et représentent 85,1% des crédits budgétaires de cet organe de la république. » [9]
Il y a donc réaffectation de crédits, autrefois imputés sur d’autres ministères lors des années précédentes (dont 2009) qui seront, pour 2010, directement imputés sur le budget de la présidence. Omettre cette précision, c’est vider de tout sens la fameuse « augmentation de 638% » (censée choquer les esprits), puisque ces crédits, en 2009, n’étaient pas supportés par le budget de la présidence. Plutôt que s’interroger sur le sens politique de cette réaffectation (qui est loin d’aller de soi), Le Monde la passe sous silence.
Le même document montre, une fois de plus noir sur blanc, à l’aide d’un tableau, comment les dépenses pour les missions sociales, imputées sur le budget de la présidence viennent abonder les dépenses des autres ministères (à titre d’exemple, 495 millions de bolivars forts, au titre de la « Mission Sucre » et 301,8 millions de bolivars forts au titre de la « Mission Samuel Robinson », imputés sur le budget 2010 de la présidence viennent abonder les dépenses respectivement du ministère de l’éducation supérieure et du ministère de l’éducation.
Ainsi, les baisses de crédits constatées dans les autres ministères (Education, Intérieur, Alimentation, Travail) « à l’inverse du budget présidentiel à la hausse » par les yeux affûtés du Monde, sont en fait en partie abondées par le budget de la présidence. Contrairement donc à ce que laisse entendre Le Monde, les dépenses prévues dans des domaines si cruciaux n’auraient pas tant diminué…
Il faudrait beaucoup de naïveté pour croire que la « révolution bolivarienne » est à l’abri des gâchis, de la corruption et du népotisme et que tout va pour le mieux dans le meilleur des Venezuela possible. Mais un journalisme responsable fournirait aux lecteurs des informations factuelles vérifiables et des enquêtes sociales approfondies. Manifestement, Le Monde a d’autres soucis.
Lucho Ziegler
NB. Comme il l’avoue incidemment, Le Monde s’est borné à recycler, mais sans le lire vraiment, un article du quotidien vénézuélien d’opposition, El Nacional (« Aumentaron en 638% presupuesto de gastos para la Presidencia » ; lien périmé, octobre 2013) mentionné au passage, dans lequel on peut lire par exemple : « Cependant, l’on n’observe pas d’affectations de crédits pour certaines missions comme Guaicaipuro, Árbol, Milagro, Hábitat y Ciencia. Les Missions qui recevront les plus grandes ressources seront Alimentación, avec 2,7 milliards de bolivars forts ; Barrio Adentro, avec 841,5 millions de bolivars ; Madres del Bario, avec 713,2 millions ; Sucre, avec 495 millions et Robinson avec 301,8 millions. Du projet, il ressort que le fonds se crée face à la nécessité d’entretenir une meilleure coordination de l’exécution et du contrôle des missions. [10] »
Circulation circulaire de la désinformation : Libération.fr, le 26 octobre 2009 titre « Aló, presidente ? Votre budget est en hausse de 638% » et scrute le budget présidentiel de la même façon sur Le Monde. - Les difficultés auxquelles est confrontée l‘économie vénézuélienne, qu’on les impute totalement, partiellement ou pas du tout au gouvernement, mériteraient de vraies analyses, comme celle - discutable, parce qu’elle, au moins, est digne d’être discutée - que Lamia Oualalou a publié sur Médiapart le 23 juillet 2009 sous le titre « Venezuela : la révolution bolivarienne sans pétrodollars” (reproduit sur plusieurs sites dont celui d’ « Alternatives international ») [11]