L’Express et ses « Unes » en 1965
Pourquoi avoir choisi 1965 ?
En premier lieu, parce que cette date marque un tournant dans l’histoire de l’hebdomadaire. L’Express a alors plus de dix ans d’existence. Créé en 1953 par Jean-Jacques Servan-Schreiber et Françoise Giroud, il n’est au départ qu’un supplément hebdomadaire aux Echos. Classé à gauche, anti-colonialiste, il dénonce l’usage de la torture en Algérie, et soutient Pierre Mendès-France. Mais en 1964-1965, il expérimente – avec succès – une « nouvelle formule », et devient ce qu’il est encore aujourd’hui : un « news magazine » généraliste, à l’instar du Time ou du Spiegel.
C’est d’ailleurs en partie cette évolution, impulsée par son fondateur, qui provoque le départ de Jean Daniel, qui reprend France Observateur, un titre en perte de vitesse, et crée le Nouvel Observateur. Selon Michael Christofferson [1] c’est la « forte dépolitisation de la vie intellectuelle française entre 1962 et 1968 » qui « incite Jean-Jacques Servan-Schreiber à dépolitiser L’Express », pour « attirer un lectorat de cadres et les ressources publicitaires concomitantes ». Mais ce « déclin de l’intérêt pour la politique » est aussi, selon lui, « une des clés de la transformation de France Observateur en Nouvel Observateur »...
Seconde raison du choix de l’an 1965 : le contexte politique. Cette année-là est à la fois celle d’une intensification de l’intervention américaine au Viet-Nam et la dernière du premier septennat du général de Gaulle, qui remportera l’élection présidentielle de décembre face à François Mitterrand, le candidat de la gauche unie. L’Express est alors un journal qui à la différence de L’Express d’aujourd’hui, ne cache pas son engagement – en l’espèce, pour la gauche non communiste : c’est ainsi qu’il appelle sans ambiguïté à voter Mitterrand, et se présente clairement comme un journal d’opposition au pouvoir gaullien.
La nouvelle formule de L’Express est un succès – au moins commercial. Le tirage augmente constamment, et avec lui la pagination... car celle-ci est en grande partie gonflée par la publicité qui afflue : sur les 86 pages du n° 700 (16 novembre 1964), premier de notre corpus, on compte 7 pleines pages de publicité, en noir et blanc sauf les deuxième et troisième de couverture. Un an plus tard, le n° 752 contient, sur 126 pages en tout, 41 pleines pages de pub, dont 17 en couleurs, sur papier glacé. En été ou pendant les fêtes du nouvel an, la publicité et, avec elle, la pagination chutent : 66 pages en tout pour le numéro 758, fin décembre 65.
Que nous apprennent, en général, les « Unes » de 1965, pour autant qu’on puisse les isoler du contenu rédactionnel proprement dit ?
Ce qui frappe d’abord, c’est le changement de « style ». Assez visiblement inspirées par celles du Time, les « Unes » de L’Express sont... dépouillées. Loin de la surcharge d’annonces censément accrocheuses de son lointain héritier, la couverture du magazine de 1965 est d’abord une image – le plus souvent une photo, un montage, plus rarement un dessin. Exceptionnellement, un discret bandeau signale un autre dossier : la « Une » cherche d’abord à séduire ou à frapper par l’image, mais sobrement. Un seul titre, très bref, l’accompagne : ce n’est qu’en pages intérieures, dans le sommaire, que quelques phrases résument le contenu du dossier que le journal choisit de mettre en vedette [2]. Et à analyser ces choix, on comprend que l’intérêt commercial n’est pas le (seul) maître à bord – ou bien que le marketing n’a pas encore emprunté son style à la publicité télévisée en couleur. Un exemple :
Mais qu’apprend-on, de façon plus détaillée, sur les thèmes mis en « Une » et sur la façon de les titrer ?
1. Un magazine politique
Magazine d’information généraliste, L’Express n’en a pas moins, comme aujourd’hui, une prédilection pour les « Unes » à dimension politique. Sous quelles formes et avec quel contenu ?
– L’international - Une première différence saute aux yeux : en 2009, sept « Unes » concernaient plus ou moins directement les questions internationales. Et encore, pour parvenir à ce chiffre, il faut compter, très généreusement, en plus de celle consacrée à la guerre de Gaza en janvier 2009, quatre « Unes » sur Barack Obama, dont celle sur « Obama secret », et celles sur Merkel et Berlusconi qui vendent explicitement des « enquêtes » sur des personnalités. En 1965, quinze « Unes » y sont consacrées.
En 1964-1965, l’intervention militaire des Etats-Unis au Vietnam, est marquée par un tournant : le début de l’intervention terrestre au Sud. Quatre « Unes » sont consacrées à la guerre [3], dont celle-ci en avril 1965 :
Parmi les autres « Unes » traitant de questions internationales, retiennent chronologiquement l’attention de L’Express : « Les Kennedy, un an après » (16 novembre 1964), « Mao Tse-Toung homme de l’année » (selon le choix de L’Express du 28 décembre 1964, qui célèbre un « dictateur pas comme les autres » [4]), « Churchill » (qui vient de mourir, le 25 janvier 1965), « Les mystères de Moscou » (22 février) [5], « Le drame d’Alger » (le coup d’État de Boumedienne, le 28 juin), le roi de Grèce (« Où va le roi », 6 septembre), ou encore Paul VI (« Le pape de l’an 2000 », 4 octobre [6]).
A ces onze « Unes », il convient d’en ajouter quatre qui sont consacrées à la politique internationale, mais appréhendée à travers le prisme hexagonal et, surtout, les prises de position de de Gaulle :
- 23 novembre 1964 : « La M.L.F. contre de Gaulle » [7].
- 1er février 1965 : « Enfin seul » : de Gaulle survivant aux trois « grands » de Yalta – mais « pour quoi faire ? » rumine L’Express.
- 27 septembre : « Le match Erhard/de Gaulle ». Dans le sommaire, le descriptif de cette « Une » vient nous rappeler que la personnalisation de la politique a cependant une histoire : Erhard « a tiré son pays du néant pour le hisser à la troisième place, derrière les deux géants industriels, l’Amérique et l’URSS, vient d’être plébiscité et remet son pays sur la scène politique mondiale. C’est l’anti-de Gaulle et le choc de leurs deux volontés opposées va dominer l’histoire de l’Europe ».
- 25 octobre : « L’axe Moscou-Paris », sur la visite de Couve de Murville à Moscou – L’Express stigmatise alors cette « incarnation parfaite de cette droite qui dirige présentement les affaires françaises sous le triple signe de la banque, de l’armée et de la religion ».
Peut-on se contenter d’incriminer le contexte politique, marqué notamment par la fin de la guerre froide et de la guerre du Vietnam pour expliquer la baisse frappante du nombre de « Unes » consacrées aux questions internationales entre 1965 et 2009 ? Une explication plus simple et plus plausible ne serait-elle pas que « l’international n’est pas vendeur » – et que ce genre de préoccupations l’emporte désormais sur presque toute autre ?
– La politique française - Quinze « Unes » sur des questions internationales, donc, et douze sur la politique nationale [8]. Ces dernières reflètent la présidentialisation du régime – et le parti-pris du journal, son opposition frontale à de Gaulle le propulsant cinq fois à la Une, rarement pour en chanter les louanges.
Trois « Unes » le représentent et lui sont directement consacrées : « Les de Gaulle » (19 juillet) [9], « Un nouveau de Gaulle ? » (13 septembre), et celle-ci, le 8 novembre :
Deux autres le citent mais se penchent davantage sur la politique qu’il conduit : « La guerre que prévoit de Gaulle » (7 décembre 1964 – le descriptif explicite : « le Parlement français a voté la loi-programme militaire. Un débat effarant ») et « L’armée du Général » (le 31 mai : « L’armée du Général est au cœur de son entreprise. C’est ce qui en restera. Ou rien. Que sera cette armée ? »).
Si l’on excepte de Gaulle, le rayon « personnalités politiques » est peu fourni : la personnalisation institutionnelle, amplifiée par la figure du général de Gaulle et sa pratique du pouvoir, est loin d’avoir envahi la vie politique dans son ensemble : on compte une « Une » consacrée à Gaston Defferre [10], une autre pour « Pompidou face à l’orage » (le 18 janvier). Mais comme l’indique le descriptif, l’objet du dossier, c’est plutôt « l’orage » que « Pompidou » : « Les affaires vont mal. M. Pinay l’a dit. M. Pompidou l’a avoué. Mais devant l’orage qui s’annonce, il n’a pas de paratonnerre » . La dernière, significativement, ne cite même pas nommément la personnalité représentée. Le titre annonce : « La tête de l’UNR » [11]. Le descriptif résume : « Tout ce que l’UNR ne doit pas au Général de Gaulle, elle le doit à Roger Frey, ministre de l’Intérieur. Comment a-t-il manœuvré ? ». Pas de révélations sur sa vie privée en vue….
Au total, si l’on fait le compte des « Unes » sur des personnalités politiques, on en compte douze [12] en 1965 (dont 7 étrangères) contre vingt-quatre (dont trois étrangères) en 2009. Mais en 1965, ce sont bien davantage leurs politiques qui sont évoquées, et non les ressorts personnels (voire privés) de leur engagement et les conflits politiciens qui les opposent. De surcroît, en 1965, la politique ne se résumait pas encore, à la Une de L’Express, aux « vedettes » des grands partis. On compte par exemple deux « Unes » sur les élections municipales (« La bataille de Marseille », le 8 février, et « La France vote » le 8 mars), une autre sur « Les cartes du PC » (sur le poids du PC et son évolution).
– L’économique et le social - L’Express, en 1965, alors que la situation économique et sociale est incomparablement moins grave qu’aujourd’hui, la met en « Une », certes quatre fois seulement, mais contre deux en 2009 : L’Express n’a jamais été le journal des classes laborieuses...
Le 14 décembre 1964, l’hebdomadaire annonce pourtant « Moins de travail en 65 ». Le journal s’inquiète légitimement : « le nombre des chômeurs secourus n’a cessé d’augmenter » pour atteindre « 26 000 en octobre ». Même si la montée du chômage s’accompagne de sa banalisation, les rangs des chômeurs, même grossis par la crise, n’auront pas pour autant les honneurs de la « Une » en 2009. En revanche, du côté des solutions proposées, on est plutôt dans la continuité : « Il faut relancer l’économie française sans plus attendre. Comment ? M. Malterre (président de la Confédération Générale des Cadres) souhaite notamment une détente fiscale... ».
Une autre « Une » fait cette fois écho à L’Express que l’on connaît : « Impôts : qui fraude ? » (le 1er mars). Mais les « fraudeurs » (aux Assedic, à la Sécu, au RMI-RSA), ne sont pas ceux que l’on se plaît à pourchasser en 2009 : « 3300 Français seulement ont déclaré un revenu net supérieur à 200 000F. (...) Alors qui achète des Rolls et des Ferrari ? Qui entretient des yachts, des chasses, des avions de tourisme ? (...) Qui réussit à escamoter une part suffisante de revenus suffisants pour se livrer à toutes ces agréables activités ? ». L’Express de 2009 n’aurait-il pas trouvé son grand frère quelque peu « populiste » ?
Au titre de l’actualité économique et sociale, on comptera enfin la « Une » du 30 août sur « La rentrée qui vous attend » et qui promet des « colonnes de chiffres », et celle du 17 mai sur « Les supercerveaux » – un dossier sur « l’automation », et ses conséquences sur l’organisation du travail : « le supercerveau, c’est la machine voleuse d’emploi qui sème depuis 15 ans l’angoisse et le rêve. Quel est son avenir et le nôtre ? »
2. Un magazine culturel et sociétal
Devenu magazine généraliste, L’Express étend la gamme des genres proposés et des thèmes abordés.
– Des « documents » - On trouve régulièrement, à la Une de cet Express-là, des « documents », souvent publiés en feuilletons, extraits d’ouvrages ou reportages. La plupart ont une teneur historique, mais pas toujours. Ainsi, la « Une » sur Berlin (voir l’image ci-dessus) correspond à un texte de Michel Butor sur l’ancienne (et la future) capitale de l’Allemagne. Ces documents – qui renforcent souvent la coloration « internationale » de ces « Unes », sont au nombre de sept [13]. A la différence des « Unes » de 2009 qui, en guise de documents, proposent des révélations fracassantes et recyclent des livres, de préférence croustillants, qui viennent de paraître, le récit historique l’emporte sur l’effet d’annonce et mobilise un effort d’enquête.
– « Vie moderne » - Enfin, un groupe relativement imposant concerne des « sujets de société » ou « d’actualité ». A travers eux, L’Express se pose en magazine de la France « moderne » [14], et vise à toucher un large lectorat. Généralistes et sociétaux, ils sont cependant sensiblement différents des « marronniers » des années 2000 sur l’immobilier ou des révélations qui n’en sont pas sur les Francs-Maçons. Le marketing n’a peut-être pas encore donné sa pleine mesure – ou on ne lui confie pas aveuglément les destinées du journal : quoi qu’il en soit ce sont « Les Jésuites » qui font la « Une » le 3 mai 1965 :
La religion (« Paul VI a peur », 30 novembre 1964 ; « La laïcité », 5 juillet 1965 ), donc, mais aussi l’amour (« en liberté », 11 janvier), la conquête de l’espace (22 mars et 23 août), l’automobile (« Route : pour revenir vivant », 12 avril ; « Citroen contre Mercedes », 11 octobre), « Le scandale du téléphone » (qui fonctionne mal, le 16 août) : autant de sujets censés préoccuper les Français au milieu des années 60. Enfin, pour compléter le tableau (et le lectorat), cette interrogation : « Que pensent les jeunes ? », le 18 octobre 1965 :
Les jeunes, si l’on en croit L’Express et le titre du livre que l’étudiante tient en main, pensent... à La Lutte de classes (de Raymond Aron) !
– Les « Spectacles » - Quatre fois ils ont les honneurs de la « Une ». Aussi aguicheuses soient-elles, ces couvertures ne sont pas un pur prétexte à de belles images et ne relèvent pas encore de la promotion déguisée et de l’admiration obligée. Johnny et Sylvie qui se marient (« Adieu les copains », le 19 avril) : c’est l’occasion pour Danièle Heyman de revenir sur la génération des chanteurs yéyés devenus « chefs d’entreprise » comme Johnny, et qui gagnent « en une soirée le double de ce qu’un professeur agrégé gagne en un mois ». « Dans notre firmament capitaliste » conclut-elle, « ne brillent plus désormais que des étoiles en or ». « Nous les Beatles » (21 juin) ? « C’est une provocante aventure que celle des Beatles, enfants de la guerre et de l’insolence, qui veulent de l’argent, de l’argent ». « Les plus belles filles du monde » (8 août) ? L’occasion pour Françoise Giroud de s’interroger sur l’injonction de la beauté et la « femme-objet ». Enfin, la quatrième, sur « Saint-Tropez » (26 juillet) confie à... Sempé le soin d’en donner sa version, sur quatre pages de dessin.
Sobriété, poids de l’international, « documents » historiques [15] : voilà les traits saillants qui semblent marquer l’écart entre L’Express de 1965 et celui d’aujourd’hui – du moins si on l’observe à travers ses « Unes », qui ont tout l’air d’indiquer le poids encore relatif des services commerciaux [16]. Le même magazine qui en 1965 met en « Une » le roi Constantin II et s’inquiète de la situation politique en Grèce, ou propose quatre « Unes » sur le Vietnam, néglige quelques dizaines d’années plus tard de donner la même visibilité à la guerre d’Afghanistan, par exemple, où se trouve pourtant engagée l’armée française. Le même magazine qui s’ouvre à la « vie moderne » et aux « questions de société » n’a pas encore intégré les aspirations de sa clientèle : les « cadres actifs ». Certes la personnalisation de la vie politique est déjà présente, mais sous forme de mise en bouche et pas de plat de résistance.
1965
2008
Bref, ce qui semble prévaloir alors et pour quelques temps – ce que seule une analyse des articles permettrait de confirmer – c’est un journalisme de l’offre, et non de la demande.
Mais en même temps, on observe, notamment sous couvert d’ouverture aux « questions de société » et à la « vie moderne », une tendance déjà à l’œuvre, et qui ne fera que s’accentuer : la tendance à la « dépolitisation », voulue par son directeur. Comparée aux « Unes » de L’Express des années 2000, elle est à peine perceptible. Et pourtant, à l’époque, elle contribua à pousser « l’aile gauche » de sa rédaction à quitter le journal pour fonder Le Nouvel Obsevateur – qui, lui-même, aujourd’hui…
Alors, L’Express, « c’était mieux avant » ? Pour que cette question ait un sens, encore faudrait-il préciser quels critères permettraient d’en juger. Et pour y répondre, les « Unes » ne pourraient y suffire. En revanche, en mettant en évidence les transformations des techniques de séduction, elles fournissent de précieux indices sur la hiérarchie de l’information et sur les rapports entre l’hebdomadaire et son lectorat.