L’article de L’Express sur Georges Frêche qui a suscité la bronca politico-médiatique que nous avons évoquée ici même comportait un passage sans doute bien plus important pour la démocratie locale que la « tronche pas catholique » de Laurent Fabius. Jacques Molénat écrivait à propos du président de la région Languedoc-Roussillon : « En devenant le client publicitaire numéro un de la presse écrite locale, il est également la providence, pas totalement désintéressée, d’entreprises fragilisées par la crise. En 2008, d’insertions en partenariats, le conseil régional a fait tomber 1,2 million d’euros dans les caisses de Midi libre. Deux ans auparavant, au lendemain d’articles qu’il jugeait désagréables, le président de la région avait, dans un accès de fureur, stoppé net les "subventions" à Midi libre [1] avant de les rétablir progressivement huit mois plus tard. Depuis ce coup de semonce, l’épée de Damoclès publicitaire est suspendue au-dessus des têtes des journalistes du quotidien. Ce n’est pas nécessairement un encouragement à l’audace. »"
Soulignons que ces 1,2 million d’euros ne correspondent qu’aux insertions de la seule région et dans le seul Midi Libre. Selon son directeur de la rédaction, la mesure prise en 2005-2006 contre son journal aurait, elle, coûté 3 M€ au quotidien régional [2]. Car Georges Frêche est aussi président de l’agglo et contrôle directement ou indirectement de nombreux satellites ou partenaires de ces deux collectivités (aménageur urbain, transports, logement social, salles de spectacles, sports, structures culturelles ou ludiques, etc. ) qui sont aussi pourvoyeurs de publicité ou d’annonces légales. Pour avoir une idée de l’impact que peut avoir une ou plusieurs collectivités dans les comptes du journal, il suffit de consulter le résultat net de la Société du journal Midi Libre, selon Les Échos : 12,4 M€ (2006), -4,6 M€ (2007) et 4,6 M€ (2008). Cela ne se limite évidemment pas aux seuls quotidiens : quasiment tous les médias locaux (magazines, réseau France Bleu, France 3 région) bénéficient en partie des subsides des collectivités locales. Y compris les radios dites "libres" via des Messages d’intérêt général (MIG) ou tout simplement des subventions. Avec pour chaque média des impacts variables en fonction notamment de la capacité de résistance de la structure. Liée par exemple à la personnalité et à l’honnêteté plus ou moins grande de ses dirigeants, à sa situation financière, à sa taille, etc.
Évidemment, jamais les journalistes ou les patrons de presse ne reconnaissent publiquement les pressions et s’ils le font, ce n’est que pour affirmer plus fort qu’elles n’ont aucun impact sur leur travail de valeureux journalistes. On en est donc réduit à observer les symptômes [3].
À l’occasion de la campagne pour les élections régionales, Montpellier journal a demandé à chaque candidat s’il considérait qu’utiliser l’arme de la publicité de la collectivité pour faire pression sur les médias était un problème. Tous se sont insurgés pour condamner les pressions existantes tout en affirmant qu’il était hors de question qu’ils recourent à de telles pratiques. Problème, quand il leur a été demandé d’avancer des solutions, les discours se sont fait plus vagues [4].
Cette situation est-elle unique en France ? Ou existe-t-elle un peu partout et est-elle simplement mise au jour par le franc-parler du truculent (euphémismes) président de la région Languedoc-Roussillon ? La deuxième hypothèse semble la plus probable. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer ce qui est arrivé à l’hebdomadaire Lyon capitale, comme on peut le lire ici même ou d’écouter François Léotard, ancien ministre de la communication, ancien député, ancien conseiller général et régional, déclarer : « Permettez moi de dire que, dans certains journaux locaux, les annonceurs que sont les maires, les présidents de conseils généraux, et je dis ça au syndicat national de la presse quotidienne régionale, ces journalistes-là sont esclaves de l’argent qui finance ces campagnes de publicité des maires et des conseillers généraux. [5]. »
Faut-il maintenant attendre que les choses changent d’elles-mêmes en espérant que les belles déclarations de principe des hommes politiques soient enfin appliquées plutôt que d’être oubliées sitôt le pouvoir conquis ? La campagne des élections régionales ne serait-elle pas le moment de lancer, au minimum, une réflexion sur la question voire de demander aux partis politiques quelles mesures ils proposent pour améliorer la liberté de la presse locale ? Le problème est complexe notamment du fait de la crise que traversent les médias. Mais en raison de la progression de la décentralisation et des budgets associés (2 milliards d’euros pour la seule agglomération de Montpellier et la région Languedoc-Roussillon que préside Georges Frêche), il y a urgence à poser un diagnostic, ouvrir le débat et prendre des mesures pour que les médias s’approchent un peu plus de ce que tout citoyen est en droit d’attendre de leur part : des informations et non pas de la propagande payée avec leurs impôts pour les convaincre de voter pour celui qui diffuse la propagande payée avec leurs impôts pour les convaincre… de revoter, pour celui qui, etc.
Jacques-Olivier Teyssier