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La Société interaméricaine de presse (SIP) contre l’émancipation médiatique

par Nils Solari,

Du 6 au 10 novembre 2009, s’est tenue à Buenos Aires la 65ème assemblée générale de la Société Interaméricaine de Presse (SIP). Une lecture rapide des conclusions générales de la réunion laisse entrevoir une partialité caricaturale : aucune mention du coup d’Etat au Honduras et de véhémentes critiques à l’égard – presque exclusif - des pays de l’Alba (l’Alliance Bolivarienne des Amériques)…

Rien de bien surprenant pourtant. La SIP répond une nouvelle fois au dessein pour lequel elle a été modelée : stopper tout élan d’émancipation - notamment médiatique - qui pourrait faire obstacle aux intérêts privés et à la politique étrangère états-unienne au niveau des Amériques…

Dans un article intitulé « La SIP arremete contra unión latinoamericana  » [1], le Correo del Orinoco souligne que « L’organisme qui regroupe les patrons des médias de communication n’a pu occulter sa tendance politique à l’issue de son assemblée générale (…) ». Mais qui est vraiment la SIP ?

I. Qu’est-ce que la SIP ?

Sur son site la Société Interaméricaine de Presse (SIP) se définit comme « une organisation sans but lucratif qui se consacre à défendre la liberté d’expression et de presse dans toutes les Amériques. » Et de préciser ainsi ses « principaux objectifs » :
- Défendre la liberté de presse n’importe où elle est contestée au niveau des Amériques
- Protéger les intérêts de la presse des Amériques
- Défendre la dignité, les droits et les responsabilités du journalisme
- Encourager des standards élevés de professionnalisme et de conduite entrepreneuriale
- Promouvoir l’échange d’idées et d’information qui contribue au développement technique et professionnel de la presse
- Encourager une ample connaissance et l’échange le plus important d’information entre les peuples des Amériques en appui aux principes de base d’une société libre et de la liberté individuelle » [2]

Rien de bien extraordinaire en apparence mais, la SIP, c’est d’abord…

Le Medef des entreprises de presse sur le continent américain…

Toujours selon son site [3], la SIP trouve son origine en 1926, avec le Premier Congrès Panaméricain de Journalistes qui eut lieu à Washington DC et qui avait approuvé à l’époque, une résolution recommandant l’institution d’un organisme interaméricain permanent de journalistes. Ladite résolution ne fut pas suivie d’effet jusqu’en 1942 à Mexico où un nouveau « premier congrès panaméricain » décida de créer une Commission permanente. Des conférences postérieures (La Havane, Caracas, Bogotá et Quito) établirent l’organisation sous son nom actuel et approuvèrent ses statuts et règlements. Organisation strictement latino-américaine au début, elle fut rejointe ensuite par un groupe nord-américain similaire en 1946.

Jusqu’en 1950, la SIP était accueillie et financée par les gouvernements. Elle fonctionnait selon le principe de vote un pays = une voix, et beaucoup de membres n’étaient alors pas forcément des journalistes. Depuis cette date (« peut être l’année la plus importante », précise l’historique), les délégués ont adopté de nouveaux règlements fixant que les fonds proviendraient désormais exclusivement de ses membres et de dons issus de fondations : « la SIP s’est alors convertie en une entité indépendante qui ne répond d’aucun gouvernement ni d’intérêt particulier  ». Les membres et associés de la SIP représentent des publications et chaînes de journaux ; chaque délégué siège au titre de sa propre publication et est doté d’une voix pour le vote.

Le groupement se vante aujourd’hui de compter plus de 1 300 publications affiliées « de la Patagonie jusqu’à l’Alaska » (avec un siège dans plus de 30 pays), et totalisant plus de 43 millions d’exemplaires : « La force de la SIP provient de ses associés. N’importe quelle influence que l’organisation puisse exercer en défense des traditions démocratiques provient d’une unité d’intention qui va au-delà des barrières géographiques et culturelles ; plus l’organisation a d’associés, plus importante est son influence [4] »

Quelle « unité d’intention » ? Quelle « influence » ?

Le bras « médiatiquement armé » de la politique du « containment »

Le passage de la « Commission permanente » à la SIP proprement dite s’est effectué à la Havane en 1943, sous les auspices du chef de la junte militaire, le président Fulgencio Batista.

Sur son blog, sous le titre « ¿Qué y a quién defiende la SIP ? » (15/11/2009) , Juan Gargurevich, historien du journalisme et professeur à l’Université de San Marcos et à la Pontificia Universidad Católica (Pérou), précise :

« Il ne faut pas oublier, par exemple, que pour la contrôler [la SIP], les Etats-Unis ont forcé en 1949 le changement de “un pays une voix” à “un journal une voix” ; et comme ils possédaient –jusqu’à aujourd’hui -, le plus grand nombre de titres [de presse], ils sont parvenus à la contrôler avec l’aide d’associés sud-américains qui partageaient des penchants maccarthystes. Ce fut une étape noire de la SIP dans la mesure où elle a contribué à la persécution des gauches latino-américaines, en la justifiant, dénonçant d’ailleurs et à maintes reprises des syndicats qui n’avaient rien à voir avec la vieille URSS (…) Durant la vague nationaliste des années soixante dix, les membres de la SIP ont ouvert le feu contre ceux qui planifiaient des politiques de communication et, évidemment, ils furent les alliés de la démolition du célèbre appel d’un “Nouvel Ordre Mondial de l’Information et de la Communication”, au début des années 80. »

Pis encore, nombre de travaux ou blogs comme « Taringa », « el Aire Libre », ou Indymedia Bolivie font état de la collaboration active de la SIP avec les régimes dictatoriaux en Amérique latine (l’Argentine de Videla, le Chili de Pinochet, le Nicaragua de Somoza, etc…) … et par conséquent, avec l’incontournable CIA états-unienne…

Pascual Serrano précise à ce propos que la SIP fut « créée en 1943 et refondée en 1950 par les agents de la CIA Jules Dubois et Joshua Powers, au côté de l’agent du Département d’Etat Tom Wallace. Son orientation était axée sur l’appui inconditionnel à la politique extérieure des États-Unis, à la lutte anti-syndicale et anti-communiste inspirée par Mac Carthy et la promotion du libéralisme économique (…) Pour la SIP, la liberté de la presse et la démocratie sont seulement compatibles avec la propriété privée des moyens de communication, ce qui constitue une interprétation très particulière de la pluralité de l’information. (…) [5] »...

Dans le même article, Serrano rappelle deux haut-faits de la SIP :

- « Pendant le gouvernement d’Allende au Chili, la SIP a joué un rôle premier dans la campagne visant à promouvoir l’intervention militaire. A l’occasion de la Journée nationale de la Presse, le 12 février 1973, le président chilien avait déclaré : “Nous nous sommes vus obligés de souligner l’absence d’autorité morale et d’objectivité de la part de ceux qui se nichent dans la Société interaméricaine de Presse”. ».
- « L’exemple le plus clair de qui dirige la SIP et avec quel modèle de liberté d’expression nous a été offert le 9 octobre dernier [2003] au moment où la conseillère de sécurité nationale des États-Unis, Condoleezza Rice, a ordonné via une téléconférence avec l’Assemblée générale de la Société interaméricaine de Presse “d’appuyer le gouvernement constitutionnel de Bolivie ” dont la démission était exigée par les Boliviens après le massacre de plus de 80 personnes par la répression policière. [6]. »

Pour ne rien dire des positions de la SIP sur la question des médias au Venezuela ou en Argentine... De façon générale, la SIP s’est dressée contre toutes les tentatives de démocratisation de l’espace médiatique, au nom de la liberté de la presse systématiquement confondue avec la liberté des entreprises de presse… de la SIP.

II. La 65ème assemblée générale de la SIP en 2009

Conformément à ses statuts, la réunion de milieu d’année et l’Assemblée générale de la SIP se sont tenues cette année en Amérique latine, respectivement à Asunción (Paraguay) et Buenos Aires (Argentine),

Détails touristiques ?

Or, dans sa « lettre d’information » (appel à convocation), on apprend que c’est la troisième fois qu’une telle assemblée générale se tenait dans la capitale Argentine (la précédente en 1968) et que cette dernière était supposée recevoir la SIP « (…) avec les bras ouverts […] lors d’un rendez vous qui à coup sûr sera mémorable  » [7]. Outre les considérations touristiques destinées à appâter les futurs congressistes et les agapes pour leurs « accompagnantes » (pour un coût à faire blêmir un pigiste !), la lettre mentionne les efforts du comité d’accueil qui « s’est retrouvé depuis des mois à planifier chaque détail de l’évènement  »

Chaque détail ? Le choix d’organiser tel événement en Argentine pourrait apparaître totalement anodin… si cette réunion n’était pas intervenue dans le pays où près d’un mois auparavant fut promulguée la « loi sur les services de communication audiovisuelle », comdamnée par les grands groupes médiatiques de la région… et la SIP [8]… Le lieu des réjouissances : l’hôtel Hilton Buenos Aires dans le quartier de Puerto Madero disposait, outre des avantages que procure un tel type d’hébergement, l’avantage symbolique d’être « un des lieux les mieux situés dans la capitale fédérale, face à la Casa Rosada , siège du gouvernement national  ».

Tandis que patrons de presse festoyaient, des étudiants manifestaient à l’extérieur du Hilton, brandissant des slogans tels que « la SIP défend à sa convenance les intérêts des groupes monopolistiques des médias  » [9].

Au siège syndical de la Fédération argentine des Travailleurs de presse, se tenait également en guise de contre-forum la Première Rencontre Internationale « Médias et Démocratie en Amérique latine », et traitait des conditions de travail du secteur. Luis Làzzaro, coordinateur du Comité Fédéral de Radiodiffusion affecté au Secrétariat des Medias de communication de la présidence de la République argentine y aurait comparé les membres de la SIP à un « un chœur épouvantable de dinosaures [10] »

Résolutions et déclarations générales

Dès le préambule de la déclaration générale, le syndicat des patrons de presse s’en prend à « l’action coordonnée de gouvernements pour contrôler la presse et le discrédit constant à laquelle ils la soumettent, l’avancée démesurée de la violence faite aux journalistes, la prolifération de lois restrictives et de décisions judiciaires arbitraires qui limitent le travail informatif ». [11]

La SIP y voit « des indices clairs de détérioration de la liberté de la presse et de l’affaiblissement consécutif du système démocratique », sans pour autant faire mention, dans ces mêmes conclusions, du coup d’Etat au Honduras du 28 juin 2009. Il faut parcourir les deux résolutions ayant trait à ce pays pour trouver la référence à ce sombre évènement - le terme de « coup d’Etat » n’apparaît que deux fois – ; et alors que le président de la Commission des Affaires Internationales de la SIP n’est autre que Jorge Canahuati, représentant de La Prensa, un journal hondurien…

Non, la SIP est bien plus préoccupée par une certaine « tendance à l’autoritarisme » sur le continent dont l’origine est clairement identifiée : « (…) il n’est un hasard que plusieurs gouvernements soient désormais unis par une idéologie exportée depuis le Venezuela par le président Hugo Chávez (…). Cette tendance à la manipulation de la loi se reflètent dans d’autres législations de divers pays, comme la nouvelle Loi sur les Services de Communication Audiovisuelle promue par le gouvernement d’Argentine dans le cadre d’une campagne inédite de harcèlement contre les médias indépendants  ; le Projet de Loi de Communication qu’étudie l’Assemblée Nationale en Equateur et ses répliques comme la proposition de loi sur les médias au Salvador  ».

Et de poursuivre : « L’asservissement contre la liberté d’expression légitimé par des réformes constitutionnelles et des lois faites sur mesure est liée à la création et l’acquisition de médias de la part de l’Etat et des secteurs proches du pouvoir, qui sont utilisés comme des organes de propagande  ».

Pour autant, la SIP se réjouit de « quelques aspects positifs comme la dépénalisation des délits de diffamation et injures en Uruguay et l’envoi au Congrès argentin de la part du Pouvoir exécutif d’un projet de loi pour dépénaliser les délits d’injures et calomnies, sur la base d’une décision rendue par la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme », pratiques qui sont légion en Amérique latine mais qui à coup sûr participent de la « liberté de la presse », notamment à l’encontre des institutions officielles de certains pays…

Le ton est du même acabit lorsque l’on s’attache à la lecture des résolutions détaillées par pays. Comme le précise à nouveau le Correo del Orinoco (Venezuela) [12] : « les accusations les plus sévères [portées par la SIP] ont été émises à l’encontre de l’Argentine, de la Bolivie, de Cuba, de l’Equateur, du Nicaragua et du Venezuela, pays qui ont été désignés comme les principaux responsables des restrictions de la liberté de la presse et les tentatives pour contrôler l’information. Est-ce un hasard que 6 de ces 7 [pays] soient membres de l’Alliance Bolivarienne pour les Peuples des Amériques (ALBA)  ? »

Un hasard ? Sûrement pas. Il suffit pour s’en convaincre de s’être penché sur les origines et les faits d’armes de la SIP depuis sa création jusqu’à aujourd’hui. On comprend dès lors qu’elle n’ait pas souhaité changé de cap historique et idéologique durant sa dernière assemblée générale.

Nils Solari

 
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Notes

[1Repris sous le titre « Dinosaurios de la SIP arremeten contra la ALBA y la integración latinoamericana  », sur le site « La revolutionvive », 11/11/2009 (site périmé - janvier 2014).

[2Page de présentation de la SIP. Traduction libre soulignée par nous, ici comme dans la suite.

[5Pascual Serrano, Le vrai visage de la Société interaméricaine de presse (SIP), 30 /10/ 2003,, sur le site de RISA.

[6Pascual Serrano, op.cit, reprenant une information du quotidien mexicain La Jornada, du 9-10-2003

[7Carta de informaciòn, 2/04/2009,

[9« La SIP defiende por conveniencia los intereses de los grupos monopólicos de medios de comunicación », (Dinosaurios de la SIP arremeten contra la ALBA y la integración latinoamericana, sur le site « La revolutionvive ».

[10un coro desaforado de dinosaurios”, Dinosaurios de la SIP arremeten contra la ALBA y la integración latinoamericana, op.cit.

[11,Conclusions de la 65ème assemblée générale de la SIP, Communiqué de presse.

[12Dinosaurios de la SIP arremeten contra la ALBA y la integración latinoamericana, op.cit.

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