C’est un bien curieux traité que négocie actuellement l’Union européenne. Porté depuis 2006-2007 par les pays du Nord (Canada, Australie, États-Unis, Japon, Nouvelle-Zélande, Suisse, Union européenne) flanqués de quelques complices parmi les « nouveaux pays industrialisés » et les « pays en voie de développement » (Corée du Sud, Émirats arabes unis, Jordanie, Maroc, Mexique, Singapour) [2], le traité en gestation vise à renforcer dans les pays signataires (pour commencer) la protection des droits de propriété intellectuelle dans des domaines aussi divers que les brevets sur les médicaments [3] ou l’environnement numérique.
Un bien curieux traité, en effet : un traité qui s’affiche comme commercial (d’où le secret qui entoure sa négociation), mais qui en réalité prévoit d’harmoniser les sanctions civiles et pénales dans les pays signataires en cas de violation du droit d’auteur [4]... En bref, un traité qui est tout sauf commercial, comme nous l’expliquait Jérémie Zimmermann lors du dernier jeudi d’Acrimed.
D’après les informations qui filtrent au compte-gouttes depuis plusieurs mois, et notamment un document de la commission européenne (en anglais) daté du 29 octobre 2009, qui commente les propositions américaines, l’ACTA pourrait graver dans le marbre du droit international la riposte graduée ou le filtrage de l’Internet.
Voici un aperçu des points qui figureraient dans le chapitre Internet du traité [5] :
– Obligations générales. Comme l’indique Numérama dans sa synthèse publiée le 30 novembre dernier , « le traité oblige les états signataires à mettre en place des mesures "efficaces" contre les violations aux droits d’auteur sur Internet, mais l’Union Européenne fait remarquer que le texte ne prévoit pas que les procédures doivent être "justes, équitables et/ou proportionnées". Ces contreparties sont pourtant prévues par d’autres traités sur la propriété intellectuelle, les ADPIC et les IPRED. »
– Responsabilité des tiers en matière de violation de droits d’auteur. Le traité prévoirait d’engager la responsabilité pénale des intermédiaires techniques en cas de violation des droits d’auteur, en étendant à la notion de « responsabilité par incitation » (« contributory copyright infringement »), soit le fait d’aider ou d’inciter à la violation des droits d’auteur, par exemple par la fourniture de dispositifs techniques pouvant permettre ces violations (et même si ces dispositifs n’y sont pas exclusivement destinés) [6].
Les négociateurs européens soulignent que cela va bien au-delà de l’acquis communautaire et des lois nationales de plusieurs états membres. Les FAI (fournisseurs d’accès à Internet) sont particulièrement concernés : ils pourraient être mis à contribution pour bloquer les sites incriminés sur simple notification (« notice-and-take down »), avoir l’obligation de mettre en place une « politique raisonnable » de lutte contre « le stockage ou la transmission non autorisée de matériel protégé par droit d’auteur ou droits voisins » et devoir couper l’accès à Internet des internautes incriminés.
Concernant le blocage et la mise en place de la « politique raisonnable », les négociateurs de la commission notent qu’ils vont au-delà de l’acquis communautaire défini par la directive sur le commerce électronique. Concernant la mise en place d’une riposte graduée, ils soulignent que ce sujet fait ou a fait débat dans plusieurs états membres, notamment autour de la question de savoir si une telle mesure pouvait être prise sans l’intervention d’un juge (en France, le Conseil constitutionnel a tranché en censurant la première version de la loi Hadopi sur ce point : c’est non) et notent qu’au niveau européen, cette possibilité est encore en cours de négociation entre le Parlement et le conseil des ministres des télécommunications, dans le cadre de l’élaboration du « paquet télécom ».
Incompatible avec le droit européen, la riposte graduée l’est également avec le droit américain, y compris le très controversé Digital Millenium Copyright Act, l’équivalent américain de notre DADVSI.
L’Australie a démenti en début de mois que la riposte graduée fasse l’objet de négociations. Mais la Commission européenne est plus nuancée, note Numérama, se bornant à affirmer par la voix de la commissaire Benita Ferrero-Waldner (en anglais) : l’ACTA serait « en ligne avec le corps de la législation de l’UE, qui respecte pleinement les droits et libertés fondamentaux et les libertés civiles, telles que la protection des données personnelles ». Et que « ceci inclut les aspects du ’Paquet Télécom’ pertinents en matière de Droits de Propriété Intellectuelle ». La Commission explique aussi que si la suspension de l’accès à Internet pour les internautes récalcitrants restait dans le domaine du possible, elle ne pourrait se faire que dans le cadre de l’amendement 138 au paquet télécom, voté après un interminable feuilleton législatif et qui impose au préalable « une procédure équitable et impartiale, assurant, notamment, que le principe de la présomption d’innocence et le droit pour la personne d’être entendu soient pleinement respectés. » Et Numérama de conclure : « La réponse de la Commission, en revanche, ne dit rien du filtrage. Or c’est aussi un aspect fondamental redouté de l’ACTA, plus encore que la riposte graduée qui restera sans doute une menace plus qu’une réalité. »
– Sanctions anti-contournement des DRM (« Digital Rights Management », ou « gestion des droits numériques » en français, soit un ensemble de dispositifs permettant de limiter l’usage qui peut être fait des œuvres sur support numérique) : comme le résume Numérama dans sa synthèse citée ci-dessus, « les États-Unis veulent imposer des peines civiles et pénales en cas de contournement des DRM. L’Union européenne souhaite cependant que les mesures ne soient pas trop strictes, et ne visent pas le simple "accès" à une œuvre (par exemple contourner un contrôle de région sur un DVD), mais bien l’interdiction de contourner pour violer un droit d’auteur, en particulier par la reproduction de l’œuvre. ». Le traité devrait également définir les procédures civiles et pénales à suivre pour sanctionner les vilains délinquants.
De plus, toujours selon le document de la Commission, une note de bas de page rédigée par les États-Unis interdit (« may not require ») l’interopérabilité des DRM, c’est à dire la capacité pour l’utilisateur final de lire et de reproduire sous n’importe quel format, sur n’importe quel support, avec n’importe quel système d’exploitation ou logiciel les œuvres protégées qu’il aura achetées. Les négociateurs européens notent que cette question est pour l’instant gérée au niveau des États membres, la réglementation européenne (Directive 2001/29/EC) se contentant de laisser ouverte la question de l’interopérabilité, soulignant qu’elle n’est pas obligatoire (« implies no obligation ») – ce qui est sensiblement différent d’une interdiction pure et simple – mais doit être encouragée. Enfin, la proposition étasunienne contiendrait le même type de mesure concernant les métadonnées, ensemble de données permettant d’identifier et d’authentifier un document numérique.
– Un traité scélérat ? - Si ces faits étaient confirmés, le traité ACTA ferait peser une vraie menace sur les libertés publiques dans les pays signataires et au niveau mondial, puisque ce traité vise à pouvoir être étendu aux pays du tiers-monde intéressés (ou qu’on saura intéresser, notamment pour protéger les brevets sur le médicament). S’il n’est pas impossible que certains des points mentionnés ci-dessus, et notamment la riposte graduée, ne soient plus à l’ordre du jour, il n’en reste pas moins que l’opacité qui entoure les négociations n’est pas rassurante. Si le secret peut éventuellement être légitime dans le cas d’accords purement commerciaux, il ne se justifie plus dès lors qu’il s’agit de mesures pénales ou civiles susceptibles de concerner l’ensemble des citoyens et d’un traité qui va bien au-delà de ce que préconisent les actuelles normes internationales (telles que définies par le traité de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle – OMPI), européennes et de la plupart des lois nationales des États partie.
Bien que les parties prenantes à l’ACTA aient publié une déclaration commune affirmant qu’« il est courant que dans le cadre de négociations commerciales entre États souverains on ne partage pas les textes en négociation avec le grand public, en particulier aux premiers stades de la négociation », plusieurs ONG étasuniennes ont à l’inverse fait remarquer que ce secret n’est au contraire pas du tout la norme.
Le chercheur canadien Michael Geist détaille (en anglais) ce que disent les ONG en question : « elles notent que les traités sur l’OMC, l’OMPI, l’OMS , la CNUDCI , l’UNIDROIT, la CNUCED, l’OCDE [7], la Conférence de La Haye sur le droit international privé et un assortiment d’autres conventions ont tous été beaucoup plus ouverts que l’ACTA. Par exemple, les traités Internet de l’OMPI, qui offrent le plus proche parallèle avec les dispositions Internet de l’ACTA, étaient, par comparaison, très transparent. » Et Michael Geist de citer ces ONG : « Les deux traités Internet de l’OMPI (Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur – WCT et Traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes – WPPT) ont été négociés lors d’une rencontre complètement ouverte au Centre de Convention de Genève. Le public a été autorisé à y assister sans accréditation. Les projets de textes pour le WCT et le WPPT ont été rendus publics et le gouvernement américain a demandé des commentaires sur les projets de textes, qui étaient disponibles, entre autres, auprès du Bureau étasunien en charge du droit d’auteur (US Copyright Office). » Dès lors, qu’ont donc à cacher les négociateurs de l’ACTA ?
Alors que les prises de position pour demander plus de transparence et la publication des textes en cours de négociation se multiplient dans le monde entier, émanant tant d’organisations de défense des libertés publiques (nous avons publié ici même l’appel de la Quadrature du Net à attaquer l’ACTA) que d’organisations politiques ou de parlementaires (par exemple l’eurodéputée Florence Castex), les négociateurs, de leur côté, soufflent le chaud et le froid et leurs actes ne suivent pas leurs déclarations. Relatant les propos se voulant rassurants de responsables américains et européens, Numérama conclut : « Personne n’ayant accès au cœur de l’ACTA, il est impossible et inimaginable d’accorder un quelconque crédit aux assurances apportées par ces différentes personnes ».
Les négociations devraient se poursuivre jusqu’en 2011. Jusqu’à quand ceux qui les mènent garderont-ils le silence sur leur contenu ?
Marie-Anne Boutoleau