Précisons tout d’abord, à toutes fins utiles, qu’il ne s’agit pas ici de prendre la défense de Vincent Peillon, condamné par le tribunal de Canal Plus et vilipendé par les « grandes plumes » de la presse en colère, à grand renfort de propos insultants et d’arguments de pacotille, mais de mettre en évidence les problèmes soulevés, directement ou indirectement, par son « coup d’éclat », et de chercher à comprendre comment et pourquoi ils ont été étouffés.
… Et pour cela, il convient de revenir d’abord sur le coup médiatique à l’origine de toute cette affaire : celui d’Arlette Chabot et de ses acolytes.
Coup et contrecoup médiatiques
La cause est entendue : Vincent Peillon, bien qu’il le récuse partiellement [2], a fait « un coup médiatique ». Mais pourquoi ? Pour répliquer à l’orchestration médiatique du débat gouvernemental, et d’abord à un coup médiatique… d’Arlette Chabot.
Parmi les motivations de celle-ci figure, sans doute en bien meilleure place que l’envie d’entretenir un débat « pour faire plaisir » au président, une logique toute simple, toute « naturelle »… Que dit-elle à Canal Plus ? L’argument laisse pantois : « Pourquoi avons-nous invité aussi Marine Le Pen ? Nous l’avons invitée parce que depuis le début on se demande si Eric Besson court derrière le Front National, court derrière les voix oui ou non, donc on s’est dit “ tiens, on va voir comment Eric Besson se comporte et argumente face à Marine Le Pen”. »
Le choix d’inviter Marine Le Pen pour donner la réplique à Eric Besson en début d’émission relève donc d’une mise en scène : un « coup médiatique » qui, sous couvert de soulever une question politique, transforme celle-ci en spectacle…
...qui conforte l’orchestration, sans doute plus machinale qu’intentionnelle, du débat gouvernemental et participe à l’organisation viciée d’un débat vicieux que dénonçait le SNJ-CGT dans un communiqué publié la veille du débat : « […] Il est totalement inadmissible pour le SNJ-CGT qu’un tel spectacle ait lieu sur les antennes du service public qui comme on le voit déjà dans le cadre de ce débat servira encore mieux à flatter les mauvais instincts, à stigmatiser l’autre, à dénoncer l’étranger et faire le lit des thèses racistes et xénophobes que soutient depuis toujours le FN. Les journalistes de France Télévisions et des autres medias ne seront pas les faire-valoir d’un débat aux relents nationalistes, islamophobes et démagogiques voulus par le gouvernement Fillon-Sarkozy à la veille des régionales. […] »
Encore convient-il de distinguer, mieux que ne le fait ce communiqué, la critique du contenu du débat sur l’identité nationale, et celle de son orchestration médiatique : une orchestration qui épouse, volontairement ou pas, les contours de la communication gouvernementale, et qui seule nous importe ici.
C’est en effet d’abord au coup médiatique et à la mise en scène d’Arlette Chabot que répliquent le coup médiatique et la mise en scène de Vincent Peillon. Celui-ci a expliqué, sur Canal Plus, les quatre solutions qui s’offraient à lui. Y aller et « faire un esclandre » ? « Difficulté : le comportement sur le plateau, etc. » [3]. « L’annoncer 12h avant, ou 24 heures » ? « C’est ce qui se fait ordinairement, et donc on ne saisit pas ses concitoyens, ni même d’ailleurs le monde médiatique, ni même ses amis politiques du problème de fond. » Restait « cette solution qui était brutale, pour créer ce débat que je souhaite aujourd’hui. »
Mais seule cette « solution brutale » fut mise en « débat » ou, plus exactement, en accusation. En effet, à en croire la meute des éditorialistes et des chroniqueurs qui a violemment mordu l’accusé, rien n’est plus méprisable que de répondre à un coup médiatique par un coup médiatique. Alain Duhamel s’en indigne sur le plateau du Grand Journal : « vous utilisez les armes médiatiques contre le médiatique ». Et Patrice Chabanet est navré, dans Le Journal de la Haute-Marne du samedi 16 janvier : « l’éléphanteau du PS a utilisé à fond la grosse ficelle qui fait marcher le manège médiatico-politique (…) navrant de chez navrant. » Que « l’éléphanteau du PS » utilise des « grosses ficelles », passe encore. Mais qu’il les utilise pour mettre en cause les pachydermes du « manège » médiatique, l’éléphanteau de la Haute-Marne ne saurait le tolérer.
Coïncidence ?
N’en déplaise à la cohorte des éditorialistes, ce qui était en cause, ce n’était pas seulement le « déroulé » prévu pour cette émission, mais la façon dont France Télévisions s’est inscrit dans le « débat » sur l’identité nationale et a, volontairement ou non, participé à son organisation.
Vincent Peillon l’avait dit, sans la moindre chance d’être entendu, devant le tribunal de Canal Plus : « Il y en a qui ont le droit de mentir et puis les autres en face doivent plier devant les puissances médiatiques ? » Fusionner ainsi l’accusation de mensonge et celle d’abus de pouvoir ne clarifie pas la discussion. Mais sommé de donner un exemple Vincent Peillon poursuit : « En l’occurrence, dans la préparation de l’émission, on ne me dit pas, quand on demande l’accord, qui il y aura. On ne dit pas, quand on fait venir Martine Aubry sur des sujets sociaux, qu’on va consacrer la moitié du temps à l’identité nationale, avec des photos [il désigne le grand écran du plateau] de jeunes filles portant la burqa pendant toute la soirée. Il y a des procédés en France qui doivent cesser. […] On va voir M. Sarkozy trois heures sur TF1 ; on est en période électorale qui commence. On avait ça hier : c’est inscrit dans une stratégie de communication politique et je dis… »
Vincent Peillon ne pourra pas en dire plus ce soir là. Mais ce qu’il dit allusivement de la précédente émission « A vous de juger », diffusée le 26 novembre est exact. Martine Aubry en était la principale invitée. Premier débat ? … Sur l’identité nationale, avec Jean-François Copé (président du groupe UMP à l’Assemblée Nationale. « Débat » qui n’avait pas sans doute pas été suffisamment mené sur France 2 puisque l’émission « Mots croisés », dès le 9 novembre, posait cette délicate et grave question : « Qu’est-ce qu’être français ? » [4]. Et comme un débat en appelle un autre sur un « sujet » si proche qu’il pourrait se confondre, la même émission, un mois plus tard (le 7 décembre), soulevait cette impertinente question : « Que cache la querelle des minarets ? » – avec Gérard Longuet, Jean-Luc Mélenchon, Bruno Gollnisch et… Vincent Peillon.
Ce n’est pas tout. Poussé dans ses retranchements par la bronca médiatique et la réaction de la direction de France Télévisions, Vincent Peillon a affûté ses arguments, et dénoncé, dans une interview au Monde, la tenue de « sept émissions sur neuf organisées aux heures de grande écoute » et « consacrées essentiellement à cette question ». Calcul vérifié par « Arrêt Sur Images » qui ramène le chiffre de sept à six sur neuf – ce qui reste un score honorable.
Ainsi le « piège », dénoncé par Vincent Peillon, contesté par Arlette Chabot, ce n’était pas, quoi qu’en dise celle-ci, et quoique le laisse parfois penser Peillon, l’absence de clarté dans leurs échanges sur le « déroulé » de l’émission, mais son principe même et ses motifs…
…dont le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA), avec l’indépendance d’esprit et l’indépendance tout court dont il est coutumier, préfère ne rien savoir… au nom de l’indépendance de la chefferie de France 2. Le 20 janvier 2010, en effet, sa majesté le CSA s’est fendu d’un communiqué, dans lequel il se dit « très attentif à ce que les auditeurs et les téléspectateurs soient mis à même de se forger leur propre opinion » et se déclare scandalisé parce que « l’un des invités a privé la chaîne, au détriment des téléspectateurs, de faire vivre le débat démocratique dans une émission destinée à l’information du public. » Qu’importe si ce débat coïncidait avec le débat gouvernemental.
Une coïncidence qui mériterait quelques explications.
Servilité ?
Le Monde dans son édition du 24-25 janvier publie des « propos » de Vincent Peillon, « recueillis par Raphaëlle Bacqué et Jean-Michel Normand » - deux plumes rebelles pour un seul entretien. Au cours duquel est posé cette question… exclamative : « Vous regardez tous les jours le journal télévisé de France 2 et de France 3, vous ne pouvez pas dire qu’il est aux ordres ! » Comme si la dépendance structurelle d’une rédaction (et d’abord de sa direction) dépendait d’abord des ordres qu’elle reçoit, et non de rapports de forces inscrits dans les institutions comme le relève, mais partiellement, Vincent Peillon dans sa réponse : « Les rédactions font ce qu’elles peuvent, mais la perspective de la nomination du président du service public par le président de la République exerce déjà une pression sur leur travail et favorise la servilité de certains dirigeants. »
Autre question candide soulevée par les journalistes du Monde : « Le problème de la gauche n’est-il pas qu’elle se laisse dicter l’agenda politique par Nicolas Sarkozy parce qu’elle est incapable d’avancer ses propres arguments sur le chômage, l’éducation ou la fiscalité ? » Peut-être… Mais l’idée même que la plupart des médias se laissent imposer l’agenda politique de Nicolas Sarkozy, co-producteur avec eux d’un agenda médiatique qui rend quasiment inaudibles d’autres sujets et d’autres façons de les aborder ne semble pas avoir effleuré le cerveau de nos questionneurs. Vincent Peillon répond indirectement par un exemple : « […] A Dijon, ce n’est pas la teneur de nos travaux auxquels participaient syndicats, experts, grandes associations qui nous a valu la présence de TF1 et France 2, mais la venue spectaculaire de Ségolène Royal… Ce qui conduit nos concitoyens à juger sévèrement et les médias et les politiques ». Nous pourrions en fournir des dizaines d’autres qui témoigne d’une certaine « servilité » ou, si le mot choque, d’une soumission à des stratégies de communication : une soumission que la proximité sociale et idéologique de la « classe politique et médiatique » (selon l’expression de Michel Denisot) dispense d’être volontaire.
Sans doute, parce qu’elle fut improvisée, la critique de Vincent Peillon – bénéficiaire jusqu’alors d’une médiatisation dont il n’avait guère à se plaindre… – est restée superficielle.
Pourtant, une « tribune » de Jacques Merlino, publiée sur lemonde.fr (mais pas dans Le Monde…) et reprise sur le blog de Peillon (mais pas dans les médias où M. Peillon a été invité…) affirmait par exemple : « Je prendrai la liberté que m’offre la retraite pour dire qu’en trente-deux années de journalisme à France 2, période pendant laquelle j’ai été, reporter, grand reporter, chef de service, présentateur, producteur, rédacteur en chef, bref dans chacune de ces fonctions, j’ai été le témoin direct d’un contrôle du politique sur notre travail. A tel point que je peux affirmer que ce contrôle est totalement intériorisé par les journalistes , qu’ils vivent avec en essayant de le masquer par de l’humour et que tous ceux qui tentent de s’en affranchir vont directement à la case placard ! Qui peut nier que chaque changement politique se traduit dans le service public par un bouleversement total de l’organigramme et du choix des présentateurs ? »…
Plus encore que le « contrôle », ce qui est intériorisé par les responsables de rédaction et nos « grands journalistes », c’est leur dépendance structurelle et leur déférence institutionnelle à l’égard du pouvoir en place, quel qu’il soit. Point n’est besoin de leur donner des ordres pour qu’ils soient dépendants en toute indépendance. Et qu’ils se croient indépendants.
« Servilité » : ne retenant que ce mot (avec l’aide de la rédaction du Monde qui résume l’entretien par ce titre : « Vincent Peillon juge "serviles" les patrons de la télévision publique ») et la comptabilité des émissions, la chefferie de France Télévisions réplique le lendemain dans une tribune publiée dans le même journal. Blessés dans leur dignité, les très indépendants responsables de France Télévisions qui se comportent en simples rouages ont cru bon de répondre par une proclamation de bonnes intentions : « M. Vincent Peillon, empêtré dans ses propres contradictions, a décidé de passer du mensonge à l’insulte en accusant la direction de France Télévisions de "servilité". De tels propos ne mériteraient que le mépris ou la dérision s’ils ne mettaient en cause directement l’honneur de dirigeants et de journalistes qui ont montré depuis des années leur indépendance et leur attachement à la liberté éditoriale et au pluralisme . Liberté dont M. Peillon, qui a pourtant fait quelques études de philosophie, semble ignorer jusqu’à la définition. »
Oubliant qu’ils se sont empressés de s’emparer du « débat » imposé par l’Elysée, peut-être même sans penser à faire acte d’allégeance, les braves petits soldats s’insurgent qu’on puisse leur proposer de s’emparer d’autres sujets : « En effet, au moment même où il nous accuse de servilité, tout en dénonçant la mainmise supposée du pouvoir sur les médias, M. Peillon dicte déjà publiquement les thèmes qui devraient, selon lui, faire la "une" de nos journaux télévisés et magazines d’information. Thèmes d’émissions qui sont comme par hasard ses propres thèmes de campagne. Étrange défense de la liberté des médias, on en conviendra ». La « liberté des médias » se confond donc avec l’arbitraire de leurs chefferies… même et surtout quand elles dépendent de pouvoirs économique ou politique qu’elles ne contrôlent pas. Et en l’occurrence, c’est très librement que les responsables de France Télévisions ont choisi d’épouser la communication gouvernementale. Dont acte !
Oligarchie ?
Ce n’est d’ailleurs qu’au Président de la République que le Président de France Télévisions a des comptes à rendre, puisque seul il a désormais le pouvoir, en dernière instance, de le nommer et de le révoquer. Quant aux deux autres, ils ne sont responsables que devant lui. Ces faiseurs de rois peuvent être aussi des coupeurs de têtes : c’est leur fonction démocratique.
En revanche, demander non leur révocation mais simplement leur démission suffit à vous faire passer pour un adepte de la guillotine [5] Et tous les effarés de présenter Arlette Chabot comme une simple journaliste, comme pour la dédouaner de toute responsabilité : « Réclamer publiquement la démission d’un journaliste n’est cependant pas la preuve la plus éclatante du respect de la liberté des médias… » , déclarent à Vincent Peillon les deux journalistes du Monde, qui s’attirent la réponse suivante : « Arlette Chabot est directrice générale adjointe du groupe France Télévisions, et j’ai aussi mis en cause la responsabilité du président et du directeur général. Ce ne sont pas de simples journalistes. Ce sont les dirigeants du service public et les responsables de cette programmation, contestée aussi par de nombreux journalistes. ».
Demander la démission d’Arlette Chabot à cette occasion n’était sans doute ni justifié ni opportun [6]. Mais en, quoi cela serait-il, par principe, illégitime ou anti-démocratique ? Quand des manifestants demandent la démission d’un ministre ou d’un patron, faut-il s’en indigner ? Pourquoi cela serait-il différent avec un responsable médiatique ? Faut-il comprendre qu’ils n’ont de comptes à rendre qu’à ceux qui les nomment et les révoquent à leur gré ? Ainsi va la cooptation de l’oligarchie de France Télévisions…
Inconséquence ?
Reste à comprendre la portée et les limites du « coup d’éclat » de Vincent Peillon …
La médiatisation a ses raisons que la raison ne connaît pas. Quand on demande à Vincent Peillon, comme nous l’avons fait, « Pourquoi, lors de votre colloque sur l’éducation à Dijon, avez-vous dénoncé l’attitude de Ségolène Royal sans jamais évoquer le rôle et la responsabilité des médias dans le “coup médiatique” que vous avez déploré ? », celui-ci nous répond « Ce qui s’est passé à Dijon a constitué un exemple patent des dérives du système médiatique. J’avais déjà évoqué le rôle des médias lors de cet épisode [7], mais j’avais concentré mes critiques sur Ségolène Royal car elle était précisément responsable du battage médiatique qui avait entouré sa venue à Dijon et occulté l’événement intellectuel et politique que constituait le rassemblement de Dijon sur l’éducation. ». Ce n’était donc que partie remise…
Lui demande-t-on, « Pourquoi, pour vous expliquer, avoir choisi le « Grand Journal », une émission qui entretient avec la “politique spectacle” que vous dénoncez des rapports à tout le moins ambigus ? », Vincent Peillon répond : « Mon geste avait besoin d’être expliqué rapidement ; le Grand Journal, qui est une émission à l’audience large et dont le format me paraissait adapté à cette explication, me permettait de le faire dès le lendemain soir. » Et quand on l’interroge sur la violence du Tribunal et, plus généralement, sur celles des réactions qu’a suscitées son « coup d’éclat », il les déplore. Ainsi, de l’accueil qui lui a été réservé dans le « Grand Journal », « (…)J’ai un peu eu l’impression d’être au tribunal, dans un procès où il y avait plus de place pour l’accusation que pour la défense. Par exemple, Arlette Chabot, dans son intervention téléphonique, a pu parler bien plus longtemps que moi, sans être interrompue ni questionnée, ensuite, par les journalistes présents. J’aurais souhaité pouvoir dialoguer avec elle et répondre point par point à ce qu’elle a affirmé. J’ai également regretté l’attitude de MM. Duhamel et Apathie, qui visiblement avaient formé une opinion définitive avant même de m’entendre. Leur jugement était dur et sans appel. »
Mais quand on lui demande si la violence des réactions « ne mérite pas d’être dénoncée comme telle », Vincent Peillon répond : « Une telle violence m’a surpris et je la déplore en effet. Je suis un peu triste de constater que de "grands journalistes" se scandalisent qu’un élu de la République critique les choix éditoriaux de France 2 - qui a consacré, depuis octobre, six débats sur neuf à l’identité nationale - mais ne trouvent rien à redire quand celui-ci est assimilé à un "voyou" par les responsables éditoriaux de cette même chaîne » – et ne veut ni ne peut, semble-t-il, le faire dans les médias eux-mêmes : lors de ses multiples apparitions médiatiques [8], Vincent Peillon est resté bien silencieux sur le traitement médiatique de son coup médiatique. Comme le lui fait remarquer le journaliste qui l’interroge sur Itélé : « On sait que vous avez beaucoup de sollicitations, forcément, quand on s’attaque aux médias ». C’est pourquoi, sans doute, Acrimed est si souvent sollicitée ! De fait, d’après le blog de M. Peillon, celui-ci a répondu à six invitations en décembre et… 21 en janvier. Un nombre peu compatible, d’après nos propres services statistiques, avec une critique radicale de l’ordre médiatique.
Reste qu’invité par Acrimed à proposer une explication de la virulence des attaques, Vincent Peillon répond à juste titre : « Il y a à mon sens deux explications conjointes. La première, c’est que, par mon geste, j’ai perturbé les règles du jeu médiatique, dont les "grands journalistes" et les patrons de presse, directeurs de chaînes télé et radio, etc., sont les maîtres et les gardiens : ce sont eux qui décident des sujets qui passent, des invités, du déroulé des émissions… bref qui organisent le débat public. Mon acte, qui visait à dénoncer le traitement médiatique réservé au thème de l’identité nationale, a contesté ce pouvoir d’organisation qui est le leur. Mon attaque était frontale : ils se sont sentis menacés et ont donc réagi avec une certaine violence. (…) La seconde raison, plus pragmatique, c’est que puisqu’en effet ces "grands journalistes" ne souhaitaient pas ouvrir ce débat de fond sur leur responsabilité dans l’organisation du débat public et leurs liens avec le pouvoir politique, ils ont préféré m’attaquer sur la forme, c’est-à-dire la méthode que j’avais choisi pour me faire entendre. »
En effet…
Mais si les éditorialistes se sont employés à rendre inaudible le fond du problème soulevé par le « coup médiatique » de M. Peillon, il faut souligner qu’ils ont été bien aidés dans leur tâche.
C’est un problème qui dépasse, et de loin, le seul Vincent Peillon et le seul Parti socialiste : comment se servir des médias sans leur être asservi ? Question que nous soulevons avec insistance [9]. Comment soumettre les médias à une critique effective si l’on entretient avec eux un rapport essentiellement instrumental ? Comment les contester quand on est presque toujours prêt à leur complaire ?
Interrogé par nos soins sur le « soutien reçu de la part de vos amis politiques, et de leur revirement, pour beaucoup d’entre eux », Vincent Peillon souligne le « pouvoir » des médias : « les hommes politiques ont besoin d’eux pour se faire connaître et exister ; cela les incite évidemment à la prudence. Mais s’y plier systématiquement serait pourtant une erreur pour ceux qui veulent changer ce pays ». Mais comment comprendre cette invitation ?
En l’occurrence, la critique aurait peut-être été plus audible si le Parti socialiste, plutôt que de participer à la version médiatique du « débat sur l’identité nationale », fût-ce pour en contester le principe ou le thème, avait adopté une attitude cohérente et une position commune, au lieu de se livrer aux délices de la compétition entre ses porte-parole officieux : une compétition qui sans doute a amené Vincent Peillon à choisir un « coup d’éclat » qui ne permettait à personne de le remplacer.
Une critique vigilante, collective et conséquente (et non des « coups » individuels et isolés) est en effet indispensable. On ne peut se satisfaire de bouffées d’indignation, et s’insurger en janvier contre un débat frelaté sur l’identité nationale après avoir accepté d’y participer le mois précédent. Mais surtout, les critiques auraient eu un peu plus de poids ou de consistance, si un discours véritablement critique vis-à-vis des médias existait davantage dans l’espace médiatique et politique. Si, pour ne prendre qu’un exemple, Vincent Peillon et le Parti socialiste (pour ne rien dire des autres partis) avaient ouvert les yeux et la bouche un peu plus tôt sur les mises en scène d’Arlette Chabot, son absence de tout parti pris, ou encore certaines de ses pratiques de sélection discrétionnaire…
En l’absence d’une telle critique, quoi de plus simple, pour nos « grands journalistes », que d’étouffer tout débat sur le fond et d’attribuer « au coup d’éclat » lui-même le résultat obtenu par leur indécente mobilisation. Une mobilisation saluée par Pascale Clark qui recevait Vincent Peillon sur France Inter, le 28 janvier…
Epilogue : Beaucoup de bruit pour rien ?
Celle-ci, sous couvert, comme elle le dit elle-même, de « tirer un bilan » de son « coup d’éclat », le tire dès le début de l’entretien : « Là vous avez fait du bruit là pour votre opération chaise vide, c’était essentiellement du bruit, non ? ». Puis, feignant de « reprendre le raisonnement » de Peillon, elle lui pose une question… originale : « Je vais reprendre votre raisonnement, hein, pour essayer de le comprendre : vous trouvez ce débat Marine Le Pen/Eric Besson indigne, d’accord. Pourquoi n’avez- vous pas choisi d’aller sur le plateau pour le dire, pour le crier, même, s’il le fallait ? ». Et retour à la case départ : « Mais alors bilan de votre coup d’éclat par la chaise vide : beaucoup de bruit, ça c’est indéniable, mais au-delà, quoi ? »
Et quand Peillon revient sur les démissions qu’il a réclamées, Pascale Clark s’indigne : « Mais pour les accuser de servilité il faut des preuves quand même ! Quelles sont les preuves que vous avez que c’est uniquement pour faire plaisir à Sarkozy qu’ils ont organisé ce débat ? ». Personne n’a cependant demandé à M. de Villepin des « preuves » pour mettre en cause l’indépendance de la Justice après l’appel interjeté par le Procureur de Paris. Même pas Madame Clark dans l’émission du lendemain en grande partie consacrée à l’affaire. Au contraire, quand tout le microcosme médiatique s’est indigné devant le soupçon de « servilité » des dirigeants de France Télévisions, les accusations de l’ex-premier ministre ont été relayées et discutées froidement… comme auraient dû l’être celles de M. Peillon.
Pour finir, Pascale Clark prend en ligne Patrice Duhamel [10]. Dernière question de Pascale Clark au directeur-général de France Télévisions : « Est-ce qu’il y aura d’éventuelles suites judiciaires à l’encontre de Vincent Peillon ? » Dernières questions de Pascale Clark à l’encontre de ce dernier :
- Pascale Clark : « Vous êtes mal compris. Oui, votre coup a été mal compris… »
- Vincent Peillon, incrédule : « Par Patrice Duhamel ? »
- Pascale Clark : « Ben vous vous en êtes pris plein la tête, je parle même pas des dirigeants de France Télévisions (…) On vous a reproché cette attitude. Alors est-ce que, est-ce qu’on peut peut-être le dire après, est-ce que ça été un fiasco ? (…) Très rapidement, parce que c’est fini. »
[…]
- Pascale Clark : « Vous ne regrettez pas ? »
Il faut remercier Pascale Clark d’avoir pris le temps de la réflexion et d’avoir ainsi offert une confirmation caricaturale d’une fin de non-recevoir, en se taisant sur l’essentiel : si « on » a mal compris Vincent Peillon, si « on » ne retient que du « bruit » de son coup médiatique, c’est surtout à cause du tintamarre orchestré par ceux qui disposent des micros et du pouvoir de présenter unanimement « un geste politique » comme un « fiasco », en le vidant de son sens. Ou en lui en attribuant un autre…
…Car, pour les protecteurs du statu quo médiatique, qu’on chahute une session de bavardage, et c’est la démocratie qu’on assassine. Ou, dans la langue d’Yves Thréard : « Il est celui qui a empêché le débat. Et donc la démocratie de vivre ».
Qui sont les amoureux du débat que nous avons abondamment cités ? Des éditorialistes qui se comportent en conseillers en communication et en gardiens de l’espace médiatique dont ils sont les tenanciers, et, pour certains d’entre eux, quoi qu’ils disent ou fassent, les responsables inamovibles, tant que leurs chefs n’ont pas décidé de les remplacer : c’est même à cela qu’on reconnaît leur indépendance.
Henri Maler et Olivier Poche