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La médiatisation de l’enquête de Florence Aubenas : un cache-misère ?

par Henri Maler,

Précision immédiate : il ne sera question ici, pour l’essentiel, ni de Florence Aubenas, ni de la méthode employée pour mener son enquête, ni du livre - Le Quai de Ouistreham - qu’elle a rédigé, mais de leur médiatisation.

Non que le travail de Florence Aubenas ne mérite ni d’être salué, ni d’être discuté. Mais quand les journalistes couvrent de fleurs l’un-e des leurs, il vaut la peine de s’attarder sur ce qui retient leur attention et mérite leurs éloges…

… Des éloges unanimes venus de tous les horizons du microcosme journalistique. Mais de quoi parlent-ils ? De Florence Aubenas, de sa méthode, du style de son récit, mais fort peu de ce que ce dernier rapporte. Comme s’il ne s’agissait que de mettre en lumière un exemple exemplaire du journalisme lui-même, quitte à rejeter dans l’ombre ces « invisibles » que Florence Aubenas a voulu rendre visibles.

Comme si l’héroïsation d’une journaliste (qui n’en demandait pas tant) et les dithyrambes qui ont accueilli son livre devaient et pouvaient dissimuler les graves défaillances du journalisme ordinaire…

Une médiatisation réussie

Florence Aubenas doit sa notoriété non seulement à ses mois de captivité (dont elle a toujours refusé de rédiger un récit héroïque), mais à son travail de journaliste. Que cette notoriété, qui ne présage en rien des qualités propres de son entreprise, ait servi la promotion de son livre, cela ne fait guère de doute. Elle-même se réjouit de cette « chance  », comme elle le dit notamment dans un entretien accordé à Rue89.

C’est en tout cas un feu nourri d’éloges qui va accueillir son livre, après que le journal qui l’emploie - Le Nouvel Observateur - a fait sa « Une » le 11 février dernier, sur la parution de son enquête : interviewée par Le Monde le 18 février, chroniquée par Libération le même jour, saluée par Le Figaro le 22 février, « Florence » est devenue une héroïne de la presse quotidienne. Et pour à peu près tout ce que la France compte de médias (télé, radio, presse, web), son livre fait « événement ».

Le succès du livre – ce qui n’enlève rien à ses qualités – est, dans un premier temps, le produit d’une campagne de lancement réussie, comme le relève Le Magazine littéraire, sous le titre « Florence Aubenas propulsée en tête des ventes » : « Plateaux télé, émissions de radio, bonnes feuilles dans le Nouvel Obs et pleines pages dans les quotidiens qui comptent… Ces jours derniers, difficile d’échapper au Quai de Ouistreham, soit Florence Aubenas en femme de ménage enchaînant les contrats précaires. Il faut dire que l’ouvrage avait tout du succès programmé. D’abord, Aubenas, dont le nom est encore associé à cinq mois de captivité en Irak, et à de multiples manifestations de soutien en 2005. Ensuite, la méthode (…) ». Et, enfin, le « plan médias » : « Malin, l’éditeur a choisi de faire monter le désir par l’absence : les rédactions ont reçu le livre seulement quelques jours avant sa parution (exception faite du Nouvel Observateur, où Aubenas officie en qualité de grand reporter). Bien sûr, l’objet de toutes les curiosités s’arrache et, sans surprise, crée l’événement [1]. Simple coup médiatique ? Pas seulement, compte tenu de la sincérité et de l’investissement de Florence Aubenas, qui compose ici une véritable enquête journalistique ; mais parution dûment orchestrée, indéniablement. Force est de constater que la stratégie se révèle payante. Lancé le 18 février à 50.000 exemplaires, (…) Le Quai de Ouistreham atteint aujourd’hui 210.000 exemplaires de tirage après quatre réimpressions. Et culmine au sommet du Top 20 Ipsos/Livres Hebdo des meilleures ventes de la semaine du 15 au 21 février ».

Le livre est donc un succès de librairie. Que retiendront les lecteurs ? On ne le sait évidemment pas. Mais qu’en ont retenu les journalistes eux-mêmes, du moins ceux qui ont rendu compte du livre ? Essentiellement, « l’aventure » journalistique qui a présidé à son écriture. Et beaucoup moins ce qu’il tente de faire partager sur les précaires surexploités.

Des éloges ambigus

Force est de le constater : les éloges portent moins sur l’objet de l’enquête – les conditions de vie des « agents d’exécution » précaires – de Florence Aubenas, que sur l’audace de sa démarche [2], et les qualités journalistiques, voire littéraires, de son écriture. Soit, mais à quel prix ?

Au cours d’un chat sur le site de Libération, le 25 février, Florence Aubenas déclare : « C’est leur vie que j’avais envie de raconter, pas la mienne. Je crois que les journalistes sont plus utiles quand ils rendent les autres visibles mais restent invisibles eux-mêmes dans leur travail. » Pourtant ce que nombre de ses confrères ont surtout rendu visible, ce n’est pas la vie « des autres », mais la sienne ou du moins son expérience de reporter. Comme s’il s’agissait d’informer d’abord sur cette expérience, voire même de s’informer auprès d’elle de la conception qu’elle se fait de son métier. De là des articles et des entretiens d’un intérêt inégal – le plus vivant étant sans doute celui qu’a réalisé Rue89 – mais où se découvre, de la part des interlocuteurs de Florence Aubenas, une forme d’ethnocentrisme professionnel, quand ce n’est pas une tentative de construire, à travers un modèle qui n’en revendique en rien le titre, une image idéale qui magnifie et dissimule le journalisme réel. Pour un-e journaliste, célébrer un-e journaliste, c’est toujours peu ou prou célébrer la profession et tenter de lui redonner un peu de prestige alors qu’elle se sait critiquée et remise en question.

Les Échos du 16 février publient un article dont le titre résume assez bien « l’angle » choisi : « Florence recherche emploi, désespérément ». Il commence par cet étonnement qui va droit… à l’inessentiel : « Le plus surprenant dans cette affaire, qui ne manque pas de surprises, c’est peut-être que Florence Aubenas ait pu passer six mois dans le plus pur incognito » [3]. Même si au détour des phrases, il est question des conditions de vie et de travail mises au jour par Florence Aubenas, c’est toujours d’elle – généralement désignée par son seul prénom – qu’il est question. Exemple de cette présentation : « Des employés stressés de Pôle emploi aux cadres méprisants de certaines boîtes d’intérim où on traite les postulants comme des demeurés, des Salons du nettoyage aux trains pour l’emploi, des entretiens d’embauche aux évaluations, Florence Aubenas a effectué un parcours du combattant, souvent humiliant, parfois éclairé du rayon de soleil de la solidarité ou du rire. » La phrase qui suit et qui achève l’article ne retient que des personnages et une étrange leçon : « On n’est pas près d’oublier Victoria, Françoise, Marguerite, Karine, Marilou, Mimi, Philippe, Germain et les autres. Ceux qui s’accrochent, comme ceux qui décrochent. » L’auteur de l’article n’est peut-être « pas près de les oublier ». Mais son lecteur n’est pas près de les connaître.

De même, Le Monde du 18 février publie un entretien – ou, plus exactement, un article entrelardé de propos recueillis auprès de Florence Aubenas – sous le titre : « Entretien. Florence Aubenas : "Voir les choses à hauteur d’être humain" ». Il est presque entièrement consacré, non au livre lui-même et à son contenu (qui ne sont évoqués que très indirectement), mais aux conditions de son élaboration et à son auteure.

Quant au site LCI.fr, le 22 février, il titre : « Moi, Florence Aubenas, femme de ménage ». Un titre qui, ce disant, résume à contre-sens le projet de la journaliste qui, comme on pourra le vérifier plus loin, entendait ne pas s’identifier à sa très provisoire condition. Et l’article commence ainsi : « Elle est devenue le "prolongement d’un aspirateur". De février à juillet 2009, Florence Aubenas s’est glissée dans la peau d’un travailleur précaire. Celui qui galère à trouver un emploi. Celui qui survit grâce au système D. Celui qui illustre tant de reportages sur la crise. » Non, Florence Aubenas ne s’est pas « glissée dans leur peau ». Mais c’est vrai : les travailleurs précaires « illustrent » les reportages – pas si nombreux que ça – sur la crise. Cohérent avec son titre, l’article est essentiellement consacré à Florence Aubenas, même s’il rappelle en quelques mots l’arrière-plan du livre : « Les horaires anarchiques, les salaires de misère mais aussi l’humiliation, la fatigue... Les "filles", comme s’appellent entre elles les femmes de ménage, sont une population corvéable à merci, vulnérable à l’excès, usée jusqu’à la corde. » Avant de s’attarder sur les portraits « extrêmement touchants, jamais misérabilistes ».

Or cette héroïsation de l’enquêtrice contredit ce qu’elle déclare elle-même. Ainsi, Le Nouvel Observateur titre « Le livre événement de Florence Aubenas ». Sous titre : « Dans la peau d’une femme de ménage ». Vraiment ?

Lors du chat de Libération.fr, deux internautes donnent l’occasion à Florence Aubenas de préciser ce que ses laudateurs négligent souvent :
- Dodcoquelicot : « Il n’empêche, et sans vouloir vous offenser, votre démarche, si louable soit-elle, ce n’est quand même pas la vraie vie, non ? Vous aviez un projet, un détachement, un peu comme les "saisonniers", que n’ont pas forcément les personnes qui n’ont pas le choix ? »
- Florence Aubenas : «  Non, ce n’est pas la vraie vie. Les perspectives sont très différentes si vous avez en poche un billet de train pour Paris et un contrat confortable dans la presse (même si j’étais en congé sans solde) : les personnes avec lesquelles je travaillais n’avaient, elles, pas de "vie de rechange". Je ne considère pas que je suis devenue une précaire, avec l’incertitude pour horizon, par un coup de baguette magique : j’ai juste partagé leur quotidien quelques mois, ce n’est pas la même chose. »

Et surtout :
- Geaz : « Quel souvenir le plus fort gardez-vous de ces six mois dans la peau d’une autre ? »
- Florence Aubenas : «  Je n’étais pas dans la peau d’une autre, mais dans la situation d’une autre.  »

C’est leur vie qu’elle voulait raconter [4]. Mais c’est sa vie à elle que nombre de commentateurs commentent. Ainsi cette phrase apparemment anodine du Nouvel Obs, qui résume « l’angle » de l’article : « Florence raconte de façon saisissante ce qu’elle a vécu. » Et La Voix du Nord du jeudi 25 février titre : « Florence Aubenas se plonge dans la France de tout en bas des travailleurs précaires ». Florence Aubenas « plonge »… et La Voix du Nord trempe un orteil : sur les 3400 signes de l’article, 330 seulement sont consacrés aux travailleurs précaires.

De rares exceptions confirment la règle. Ainsi, dans La Croix du 25 février, sous le titre « Invisible parmi les invisibles », Jean-Claude Raspiengeas consacre l’essentiel de son article à la condition des précaires telle que le livre de Florence Aubenas la relate avant de conclure : « Florence Aubenas ramène de ces six mois d’immersion dans la France de la crise un récit accablant, un constat terrifiant sur une époque impitoyable. Mais aussi de beaux portraits de femmes qui s’accrochent, d’hommes fragiles qui ne veulent pas tomber. Des sourires, de l’entraide, aussi. De la générosité sans contrepartie. À la pointe sèche de ce qu’elle a vécu, Florence Aubenas dessine le portrait d’un pays ignoré, recouvert par des discours qui enfouissent la réalité. Elle fait entendre le cri silencieux d’une nouvelle classe d’oubliés. Dans un décor et sous des ciels qui ont la couleur grise de cette misère. » [5] « Oubliés », certes… mais par qui ?

Nombre d’articles s’attachent particulièrement à la forme de son livre. Rien de plus légitime que de souligner ses qualités d’écriture [6]. Béatrice Vallaez, par exemple, sous le titre « Florence Aubenas en femme invisible » commence ainsi son article publié dans Libération le 18 février : « C’est un long reportage. Une œuvre journalistique. Une histoire vraie, nullement romancée, qui ne manque pourtant pas de romanesque. » Romanesque, vraiment ? « C’est une somme d’aventures vécues avec des hommes et des femmes (essentiellement des femmes) qui forme une aventure. Celle dans laquelle Florence Aubenas s’est lancée en février 2009. » Une fois de plus c’est l’aventure de Florence Aubenas qui occupe le devant de la scène.

Parmi les procédés d’écriture, ce sont les portraits qui retiennent l’attention de nombre de commentateurs, au point qu’ils en oublient que ces portraits sont avant tout des personnifications d’une situation sociale – « qu’on sait féroce », comme dit Libération, raison toute trouvée pour s’en détourner : « Plus que la description des conditions de travail, qu’on sait féroces, c’est de ces femmes invisibles que Florence Aubenas fait son miel pour dresser une galerie de portraits édifiants, sans apitoiement. En saisissant au vol des paroles, opinions, sentences, elle donne à ces êtres "transparents" une épaisseur émouvante, jamais larmoyante. » Et le quotidien de livrer, sous forme de « morceaux choisis », quelques-uns de ces propos. Mais, coupés de leur contexte, ils sont simplement pittoresques. On n’ose croire que Libé félicite ainsi Florence Aubenas pour avoir rédigé – alors qu’il n’en est rien - les aveux mal dissimulés d’un ethnocentrisme de classe.

Tout se passe donc comme si, dans le meilleur des cas, la réflexion sur les méthodes d’enquête et sur l’écriture journalistique l’emportait sur toute autre considération. Comme si Florence Aubenas avait d’abord tendu un miroir à la corporation.

Un cache-misère

Les ambiguïtés de ces éloges ne les disqualifient évidemment pas tous et encore moins l’enquête et le livre de Florence Aubenas. Mais ils sont symptomatiques.

Symptomatiques d’abord d’une certaine culture journalistique qui ne connaît du monde social que ce que les médias eux-mêmes en disent, c’est-à-dire – pour être aimable – fort peu de choses [7]. Appelons « naïveté » cette méconnaissance – que Florence Aubenas partageait d’ailleurs, s’agissant des travailleurs précaires, comme elle le reconnaît elle-même, non sans humour [8].

Certes, tenter de comprendre de l’intérieur, en quelque sorte, les conditions de vie et de travail de travailleurs précaires n’est guère fréquent, particulièrement dans la presse écrite. Mais il est pour le moins abusif de présenter comme une découverte sans précédents – et Florence Aubenas se garde de le faire - ce que des dizaines d’ouvrages et une fréquentation même limitée des associations qui soutiennent les travailleurs précaires permettent de savoir.

Un simple détour par le site de la Fnac permet de relever, grâce au mot-clé « précarité », plus de soixante titres d’ouvrages en tous genres, parus depuis 1998. Qui peut croire qu’ils sont tous d’un intérêt moindre que celui de Florence Aubenas ? Or, combien ont valu à leurs auteurs les honneurs des pages de la presse écrite et des studios de radio et de télévision ? En 2007, par exemple, paraissait aux éditions Panama, Et pourtant je me suis levée tôt... - Une immersion dans le quotidien des travailleurs précaires, par Elsa Fayner, journaliste comme Florence Aubenas et qui, comme elle, a partagé le quotidien des travailleurs précaires. Pourquoi les grands médias en ont-ils si peu parlé ? On ne saurait trop conseiller aux journalistes qui mènent leurs enquêtes à partir d’Internet de consulter son blog, « Et voilà le travail ». Un vrai travail de journaliste…

Ces éloges sont symptomatiques aussi de cette clôture du journalisme en CDI qui l’empêche de voir ce qu’il a sous les yeux, à commencer par la précarité qui sévit dans le monde du journalisme lui-même, certes moins dégradante que celle des « femmes de ménages » dont Florence Aubenas a partagé la situation, mais à peine moins misérable.

Ces éloges sont symptomatiques, enfin, des critères d’évaluation du journalisme qui leur sont sous-jacents. Car enfin qui peut croire qu’il n’existe pas d’autre alternative que l’immersion ou le silence et qu’il n’existe pas d’autres façons de donner la parole à des précaires surexploités que de témoigner pour eux ?

Et que dire de certains de ces laudateurs qui ne tarissent pas… d’indécence ? Sur Europe 1, dans l’émission Mediapolis du 27 février, Michel Field, homme de « ménages » pour Casino qui traite si bien ses caissières, a déclaré sa flamme au journalisme social de Florence Aubenas. Dans « Le Grand Journal » de Canal Plus, celle-ci a été reçue avec tous les égards par des journalistes dont on n’a pas souvenir que la misère sociale soit leur principale préoccupation professionnelle. Etc.

Faut-il s’étonner, dans ces conditions, que la promotion du livre d’Aubenas suscite, notamment parmi certains journalistes, un vif agacement ? Qu’une journaliste précaire s’insurge sur son blog – « Le jardin de DB » – contre une forme de mépris social qu’elle croit percevoir chez Florence Aubenas ? Que des « forumeurs » dénoncent ce qu’ils ressentent comme une imposture, voire reprochent à Florence Aubenas (avec une virulence à laquelle on ne peut souscrire), d’avoir exploité le sujet de la précarité parce qu’il serait vendeur ? [9]

Puisque le livre de Florence Aubenas leur a ouvert les yeux, non sur les chiffres de la précarité, mais sur les conditions de travail et d’existence des travailleurs précaires, peut-être les zélateurs occasionnels du journalisme social feront-ils pression pour que les responsables des médias dépêchent des cohortes d’enquêteurs auprès de la Coordination des intermittents et précaires, d’Agir contre le chômage (AC), ou de l’Association pour l’emploi, l’information et la solidarité (Apeis), pour que ces associations les aident dans leur travail. Ou, plus simplement, auprès des journalistes précaires qui vivotent dans les rédactions ou autour d’elles. Peut-être…

Pourquoi le taire ? Les journalistes-enquêteurs, s’ils ont toujours été une minorité, sont devenus de plus en plus rares. De gré ou de force, des journalistes toujours plus nombreux sont devenus des journalistes-animateurs, souvent précaires, payés pour observer « l’info », commenter, chroniquer, éditorialiser, synthétiser, interviewer. Combien désormais sont chargés de re-mouliner des informations glanées sur le web et dans des dépêches d’agences de presse, voire de créer des « buzz » censés rabattre le lecteur potentiel vers la lecture du journal papier ?

De gré ou de force… De leur plein gré, pour ceux d’entre eux qui ne se contentent pas de subir, mais devancent la commande, par un conformisme qui est à peine altéré par un brin de mauvaise conscience. Par la force de l’inertie qui s’impose à eux, malgré eux, pour ceux qui résistent encore et tentent (et parfois réussissent) à imposer quelques « sujets » sociaux qui ne soient pas traités en simples faits-divers. Ceux-là devinent que la glorification de Florence Aubenas ne leur sera vraisemblablement d’aucun secours : la frénésie médiatique autour de son travail d‘enquêtrice le transfigure d’autant mieux en emblème du journalisme idéal qu’il sert de cache-misère au journalisme réel, dont ce travail est un contre-exemple.

Une critique du journalisme

L’enquête et le livre de Florence Aubenas, en effet, sont une critique en acte du journalisme dominant puisqu’elle s’est proposé de faire ce que fort peu de journalistes seulement savent ou peuvent faire. Cette critique, Florence Aubenas elle-même l’explicite à sa façon (mesurée…) quand elle est interrogée par Nelly Kaprièlian pour Les Inrocks (« Entretien avec Florence Aubenas : une saison en précaire », paru le 20 février) :

- Les Inrocks : « Pourquoi avoir choisi d’en faire un livre et pas un feuilleton pour un magazine ? »
- Florence Aubenas : « Je crois qu’il y a un certain nombre de sujets sociaux – les sans-papiers, la précarité – qui posent problème pour les journaux. Ils veulent les traiter tout en craignant d’avoir l’air ennuyeux, sinistres pour le lecteur. Face à ce type de sujets que les journalistes proposent, j’ai vu des générations de chefs de service lever les yeux au ciel, commander cinq feuillets et les réduire à deux, voire ne pas passer le papier du tout. Si la presse jouait pleinement son rôle d’intervention, d’engagement, ces papiers passeraient. Je ne me voyais pas aller en réunion de rédaction au Nouvel Obs pour dire que je voulais faire de longs articles sur les femmes de ménage et la précarité. Traités au cinéma ou dans des livres, ces sujets prennent une autre dimension. »

Or c’est dans la presse écrite que l’on a pu lire les éloges d’un livre, c’est-à-dire d’une enquête qui a peu d’équivalents dans ses colonnes…

Et encore :
- Les Inrocks : « Allez-vous continuer à écrire des livres ? »
- Florence Aubenas : « Oui, car je n’ai pas à y subir le formatage de la presse – les longueurs imposées, et tous ces petits encadrés qui ne servent à rien sinon à détourner le lecteur de la lecture du papier lui-même. Je suis très énervée par les petits encadrés ! La presse devrait être souple, ça devrait être un bolide et on en a fait un tracteur. »

Et enfin :
- Les Inrocks : « La presse a changé ? »
- Florence Aubenas : « En plus de vingt ans, complètement. En presse écrite, on a pris les très mauvais côtés de la télé – les petites interviews express, etc. –, on s’est mis en rivalité avec elle de façon idiote. L’autre drame, c’est l’informatique. Avant, quand on montait le journal avec son cutter et des collages, il n’était pas question de faire des fioritures. Maintenant que la maquette est facilitée par l’informatique, on a rajouté des petites choses dans tous les coins, coloriées avec des teintes atroces, qui empêchent de lire l’essentiel. Le propre de la presse écrite était de pouvoir aller plus loin, de creuser le fond et faire plus long, c’était notre carte à jouer. Aujourd’hui, à force de singer la télé ou l’internet, on perd sur tous les tableaux. »

Rares sont les journalistes de la renommée de Florence Aubenas qui se risquent à ce genre de critiques internes de leur propre métier : des critiques qui en disent plus long que ne le revendique leur auteure sur la médiocrité du journalisme social dans la presse écrite. Sans doute est-ce la raison pour laquelle le journalisme d’enquête, et particulièrement d’enquête sociale, se réfugie dans les livres ou tente d’exister sur la toile [10].

L’enquête de Florence Aubenas ouvre-t-elle un chemin que d’autres journalistes vont pouvoir emprunter, dans la presse écrite elle-même ? Il existe de sérieuses raisons d’en douter.

Henri Maler (avec Olivier Aubert et Amir Si-Larbi)

 
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Notes

[1Dès le 11 février, l’AFP publie une dépêche qui résume l’essentiel du propos du livre et que résume, à son tour, cette phrase : « L’auteur raconte de l’intérieur la vie des femmes qui se disputent l’unique emploi accessible dans cette région sinistrée : "des heures" de nettoyage sous la férule d’employeurs sans états d’âme. ». Mais on y apprend aussi que « Florence Aubenas […] a refusé de répondre aux questions de l’AFP jusqu’à la sortie du livre le 18 février » (note d’Acrimed).

[2Qui, comme on le sait, n’est pas sans précédents. Les plus connus étant : de Günter Walraff, Tête de Turc (Éditions La Découverte, 1986) et d’Anne Tristan, Au Front (Gallimard, 1987).

[3Étonnement partagé par Béatrice Vellayes qui, dans Libération consacre le quart de son article à cette question : « Comment a-t-elle fait pour ne pas être reconnue, c’est la première énigme qui vient à l’esprit. »

[4C’est encore ce qu’elle déclare à Biblobs : « [….] ça ne m’intéresse pas de parler de moi. Quai de Ouistreham, ce n’est pas mon histoire, c’est leur vie à eux. »

[5Autre exception, parmi les entretiens cette fois : les questions posées par une journaliste dans un entretien paru dans les Dernières Nouvelles d’Alsace le 24 février, qui portent plus sur les résultats de l’enquête que sur ses conditions.

[6Une écriture sur laquelle Florence Aubenas s’explique notamment en réponse à BibliObs
- BibliObs : « Votre livre est plus qu’un reportage. On sent aussi un travail littéraire : dans les portraits, la construction générale... Aviez-vous des modèles en tête ? »
- F. Aubenas : « Je ne voulais pas écrire un livre de sociologue, mais un livre dont on ait envie de tourner les pages, pour connaître la suite. Pour moi, c’était un peu comme ça à Caen : il y avait comme un parcours. D’abord arriver, ensuite trouver un boulot, trouver un CDI... Je voulais que le livre garde la trace de ce rythme, de ce parcours. Et puis j’ai rencontré des gens passionnants. Et je voulais aussi que ça se ressente à la lecture. Après, pour ce qui est des modèles... Je lis beaucoup, de la littérature française, des romans du XIXe... mais je ne parlerais pas de modèles, non ».

[7Certes, la sociologie-réellement-existante ne constitue pas toujours une voie royale, mais combien d’enquêtes journalistiques se sont inspirées de La Misère du Monde, dirigée par Pierre Bourdieu et publiée en… 1993 ?

[8Voir par exemple ce qu’elle dit dans un entretien accordé aux Dernières nouvelles d’Alsace (24 février) : « En arrivant sur le terrain, j’ai pu mesurer le nombre d’idées reçues que j’avais sur le sujet. Je les avais toutes. J’ai commencé comme Bécassine chez les précaires ! Je savais que le chômage existe, qu’il est subi et que l’emploi est incertain. Pourtant, en arrivant à Caen, j’étais persuadée que j’allais trouver du travail dans la semaine ! J’ai mis deux mois et demi à trouver deux heures de ménage... J’ai aussi découvert que pour trouver un travail, il faut déjà un certain niveau de confort matériel : posséder une voiture, un téléphone portable et l’internet. L’équipement nécessaire pour être demandeur d’emploi est impressionnant. »

[9Question et réponse sur le site de Biblioobs, sous le titre « Florence Aubenas et “la vie des autres” » :
- BibliObs : « Certains vous reprochent d’exploiter le sujet de la précarité...
- F. Aubenas : « Je ne comprends pas ça. Le journalisme par définition s’intéresse à la vie des autres. Il y a eu des reportages, des enquêtes à Haïti, parmi les SDF, les sans-papiers... C’est le principe même de la presse. Elle a toujours fait des reportages sociaux, et à mon avis, l’erreur serait justement de ne plus en faire. On nous reproche assez, nous les journalistes, de rester dans notre petit monde, de nous interviewer les uns les autres... Je fais des reportages sociaux depuis vingt ans, je ne vois pas pourquoi ça pose un problème maintenant. Quant à dire que je fais du fric... Franchement, si je veux vraiment gagner de l’argent facilement, je fais un livre sur l’Irak [Sans doute fait-elle allusion à sa captivité]. J’ai toujours refusé, ça ne m’intéresse pas de parler de moi. "Quai de Ouistreham", ce n’est pas mon histoire, c’est leur vie à eux. »

[10Parmi ces livres, Quartier Nord, de François Ruffin (Fayard, 2006).

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