Quelques éléments de contexte : avec la débâcle financière de 2007, les États ont été mis à contribution pour prévenir une faillite généralisée du système bancaire privé. La crise financière a abouti sur une récession puis, à cause notamment de la diminution des recettes fiscales, sur une « crise de la dette » qui frappe de nombreux pays européens. Désormais, ce sont les comptes publics qui montrent des signes de fragilité.
Dans ces conditions, le gouvernement grec récemment élu, qui fait face à un déficit budgétaire plus important qu’annoncé par le précédent gouvernement, a décidé de mettre en place d’un plan d’austérité budgétaire. L’annonce de ce plan, a été accueillie par des journées de grève générale, à l’appel des grandes centrales syndicales.
Depuis la France, les journalistes informent sur les mobilisations grecques avec les moyens du bord. La Grèce est en Europe, elle n’en demeure pas loin un pays lointain pour de nombreux journaux qui ne disposent pas de correspondants sur place. Dès lors, l’information se bricole à partir de dépêches d’agence (par définition très synthétiques) et de l’interprétation de sondages tronqués… Que retiendront les lecteurs ?
Acte I - 24 février 2010 : grève générale… malgré le « soutien de plus de six Grecs sur dix à la cure de rigueur »
Qu’ont appris les lecteurs français, le jour même et par Internet, sur les mobiles, les objectifs, et les formes de la grève générale ? Presque rien… La plupart des médias recyclent les dépêches de l’AFP et les résultats des sondages.
En direct de l’AFP
Quelles sont les cibles de la grève ? Le 24 février, la langue automatique d’un certain journalisme la désigne comme une fantomatique « rigueur » (dont on décline à peine les manifestations) ou, pire, comme une « cure de rigueur » : comme on parle d’une « cure de jouvence ».
« La Grèce est presque totalement paralysée mercredi par une grève générale organisée par les grandes centrales syndicales contre la cure de rigueur décidée par le gouvernement socialiste pour sortir le pays d’une crise financière et budgétaire sans précédent », expliquent à l’unisson Le Point.fr, Le Parisien.fr, Liberation.fr et, à un ou deux mots près, Les Echos.fr, Lexpress.fr, La Voixdu Nord.fr et de nombreux autres, en se bornant à citer l’AFP [1], tandis que Nouvelobs.com et Le Figaro, qui ne s’abreuvent pas à la même source, lui préfèrent le terme « plan d’austérité » [2].
Mais quelle est donc la recette de ce mystérieux « plan d’austérité » ou de cette « cure de rigueur » ? Les descriptions fournies le 24 février sont pour le moins peu détaillées. Dépêche d’agence oblige ! Et quand on n’a que cela à recopier…
Pour Le Parisien, et Libération, il s’agirait de « notamment repousser l’âge moyen du départ en retraite de deux ans, à 63 ans et demi ». Lepoint.fr y ajoute un « gel des salaires », sans préciser davantage, et pour cause : la dépêche n’en dit pas plus.
NouvelObs.com et Le Figaro s’avèrent à peine plus complets : « Les socialistes au pouvoir ont gelé salaires et embauches dans la fonction publique, réduit les primes, augmenté des taxes à la consommation et décidé de reculer l’âge de départ à la retraite [3]. » « L’augmentation de la TVA, l’augmentation des taxes sur les carburants, les cigarettes et l’alcool, l’imposition des produits de luxe, et de nouvelle baisse dans les allocations/primes des fonctionnaires [4]. »
On ne saura rien des conséquences sociales des mesures prises sur les conditions de vie des grecs. Ni des rapports de forces sociaux et politiques avec le gouvernement, mais seulement… « la paralysie », seule conséquence de la grève, qui semble frapper la Grèce comme une catastrophe naturelle :
« Depuis minuit, les transports aériens et maritimes étaient à l’arrêt et les dessertes ferroviaires pratiquement toutes interrompues [5] » expliquent en chœur Le Monde [6] et LeParisien.fr.
Le site Internet du Nouvel Observateur, qui se réfère à l’AP plutôt qu’à l’AFP, fait en revanche preuve d’originalité, puisqu’il précise… que « des millions d’habitants de la banlieue d’Athènes, privés de la majeure partie des transports publics, ont dû trouver d’autres solutions pour se déplacer ».
Enfin, nous apprennent entre autres Liberation.fr et LeParisien.fr, « le pays est également privé de toute information des radios et télévisions en raison du ralliement du syndicat des journalistes, qui sanctionne ses membres s’ils ne participent pas à la grève. Les journaux ne paraîtront pas jeudi. »
Quant à la participation aux manifestations, ce sont encore les dépêches de l’AFP qui nourrissent les articles d’informations parfois contradictoires, selon les horaires de publication des articles : les chiffres cités par LePoint.fr et LeParisien.fr pour le matin de ce 24 février indiquent « près de 10000 manifestants selon la police » à Athènes pour le premier, « plus de 10000 » pour le second… Sauf que la police comptait 30.000 manifestants à l’appel des grandes centrales d’après une autre dépêche AFP qui ne mentionne pas les chiffres des organisateurs, et même 45.000 si on y ajoute les 15.000 manifestants du PAME qui ont organisé un cortège séparé [7]. Le PAME ? C’est-à-dire ? Les lecteurs apprendront seulement par la dépêche de l’AFP (reprise conjointement dans les articles des sites de Libération, du Parisien et du Point.) qu’il s’agirait d’un « émanation de l’ultra-orthodoxe parti communiste (KKE) » : un adjectif aussi limpide que celui d’ « ultra-gauche » appliqué à une « mouvance » à l’occasion de l’affaire de Tarnac…
Est-ce tout ? Pas exactement, grâce aux sondages : face à l’opinion mobilisée (dont on ne sait presque rien), l’opinion sondée devrait nous informer de l’essentiel !
Sur la foi des sondages
Difficile de se faire une idée sur la mobilisation populaire, son suivi et/ou son succès depuis les grandes rédactions parisiennes… Pour donner un aperçu des rapports de force sociaux et politiques, la presse s’est appuyée dans une large mesure sur un sondage publié dans le quotidien grec Ethnos, cité par l’AFP dont les chiffres permettent à moindre frais de donner aux commentaires une caution d’« objectivité ».
Le 21 février, LaTribune.fr avait ouvert le bal, et écrivait : « Dans ce climat tendu, les trois-quarts des Grecs veulent la paix sociale jusqu’au dénouement de la crise qui frappe le pays, selon un sondage publié dimanche dans le journal grec Ethnos. 75,6% d’un échantillon de 1.400 personnes, représentatif de la population grecque, souhaitent la paix sociale » [8].
Une information reprise trois jours plus tard dans de nombreux médias : « À en croire les baromètres d’opinion toutefois, le gouvernement peut compter sur le soutien de plus de six Grecs sur dix. Selon un sondage publié dimanche, 75 % des Grecs veulent la paix sociale jusqu’à la sortie de crise », écrit par exemple la mystérieuse « correspondance » athénienne du Monde du 24 février, qui n’est autre en réalité que l’AFP.
Puisée à la même source, la même information est reprise presque mot pour mot sur les sites de Libération, du Parisien, du Point, de Challenges : « Les sondages attestent en effet d’un soutien de plus de six Grecs sur dix à la cure de rigueur. Selon la dernière enquête, publiée dimanche, 75 % des Grecs souhaitent la paix sociale jusqu’au dénouement de la crise. » [9]
Tout comme LaTribune.fr, LeNouvelObs.com, qui s’appuie toujours sur les dépêches AP, se détache du lot… en citant ses sources : « Selon un sondage diffusé dimanche par le quotidien "Ethnos", 57,6% des Grecs estiment que les mesures prises jusqu’à présent vont "dans la bonne direction", tandis que 75,8% pensent que les syndicats doivent faire preuve de retenue jusqu’à la fin de la crise. » [10]
Le Figaro (dont l’article est signé Alexia Kefalas, journaliste grecque et correspondante de plusieurs médias français dont France 24 et Courrier International) n’hésite pas à pousser toujours plus loin la sondomancie : « Pour sa part, l’opinion publique continue de soutenir les réformes du gouvernement. Un Grec sur deux encourage le premier ministre et plus de 75 % d’entre eux reprochent au gouvernement de tarder à appliquer ces mesures. » [11]
LePoinf.fr et LesEchos.fr, forts du résultat du sondage, concluent sur le commentaire d’un fin « politologue : « Malgré la mobilisation, "cette grève est plus symbolique qu’autre chose, sans réelle conséquence", a indiqué à l’AFP le politologue Georges Sefertzis ». Un expert « proche du gouvernement » . [12]
Et pourtant, le soufflé ne retombe pas. Les manifestations s’enchaînent. Celle du jeudi 4 mars, par exemple, abondamment relatée dans la presse en raison des « violences » qui l’ont émaillée et de la « paralysie » du pays qu’elle a entraîné, réunit de nouveau plusieurs milliers de personnes. C’est dans ce contexte que, le 15 mars, les syndicats appellent à une nouvelle journée d’action.
Acte 2 - 15 mars 2010 : nouvelle grève générale... dans une Grèce « résignée » par sondage
Afin d’attester de la situation en Grèce, les journaux s’emparent à nouveaux des résultats de sondages similaires, parus dans le même quotidien. De l’art de l’interprétation des chiffres, par Les Échos et Ouest-France…
« Résignée, la Grèce attend le choc des réformes », annoncent Les Échos du 15 mars : « Face à un risque de banqueroute, le pays a été obligé d’opter pour une cure d’austérité. Jusqu’à présent, la population, fataliste, a courbé l’échine. Or celle-ci n’a plus le choix : criblée de dettes, il lui faut impérativement emprunter 53 milliards d’euros cette année » [13].
Et d’ajouter que « si l’on fait abstraction des 7 % de communistes qui, à chaque manifestation, scandent que "la ploutocratie doit payer pour cette crise" et réclament, pêle-mêle, que "les grands groupes", "les cartels", "les Américains", "l’Église orthodoxe" ou "le ministère de la Défense" paient l’addition, l’immense majorité des Grecs ont un discours plus modéré. »
Ouest-France dresse le même constat le lendemain : « Les Grecs acceptent l’austérité bon gré mal gré », titre le quotidien régional. Tout au plus « grognent »-ils : « Le tour de vis du gouvernement les fait grogner », note le même journal, « mais les appels à manifester ne les jettent pas en masse dans la rue. Même s’ils sont en colère contre leurs dirigeants [14].
Si « la grogne de la population est là, visible dans les manifestations de ces derniers jours », constate Ouest-France, c’est une « grogne » triste et « résignée » atteste le quotidien, sondage à l’appui : « Si plus de six Grecs sur dix jugent les mesures d’austérité injustes, la moitié d’entre eux soutient la politique de rigueur. Et 40 % se disent favorables à une riposte syndicale tempérée. Des chiffres qui confirment la participation très modérée aux cortèges des deux dernières grèves générales. »
L’agence Reuters surenchérit : « Selon une enquête publiée dimanche, 50,1% des personnes interrogées jugent que la politique gouvernementale va dans le bon sens et nombreux sont ceux qui estiment que les syndicats devraient modérer leur stratégie d’opposition en attendant la fin de la crise. » [15], tandis que pour Euronews, « Selon un sondage publié dimanche, 50,1% des Grecs soutiennent la rigueur. » [16]
Pourtant L’Humanité, le même jour, affirme que « l’opinion a basculé », expliquant que « 60 et 80 % des personnes interrogées refusent désormais ce que le gouvernement leur réserve : coupes dans la protection sociale, gel des salaires, augmentation de la TVA… (alors que des enquêtes effectuées avant les grèves pointaient encore un soutien au gouvernement) [17] ». Mais L’Humanité ne cite pas sa source.
Pour en savoir plus, il ne faut pas compter sur la presse française, mais sur des sources suisses. L’Agence télégraphique suisse (ATS), reprise par le portail d’information en ligne Romandie.com, expose le 15 mars les résultats du sondage dont semblent s’inspirer Les Échos et Ouest-France. Tout comme celui abondamment commenté le 24 février, il a été commandé par le quotidien grec Ethnos (réputé de gauche) et réalisé par la société Marc. Les thématiques abordées dans ces deux sondages sont similaires.
En résumé, parmi les 1.008 personnes interrogées du 8 au 10 mars, 48% des sondés affirment ressentir « colère et déception » face à la « cure de rigueur », contre 16,7% optant pour la « compréhension », tandis que 19% se déclarent « inquiets » pour l’avenir contre 16% qui espèrent « un nouveau début » pour le pays. Près de 66% d’entre eux jugent « injuste » le train de mesures adopté début mars et qui vise essentiellement les fonctionnaires avec des coupes salariales frappant tous les niveaux de revenus. Pour un Grec interrogé sur six seulement, le gouvernement n’avait pas d’autre choix [18].
Mais ce n’est pas tout : pour 40% des personnes interrogées, les syndicats doivent « rechercher la paix sociale » et pour 35% « exprimer leur opposition mais sans impulser de vives réactions sociales ». Un cinquième des sondés, soit environ 20%, prônent quant à eux « un soulèvement général pour obtenir l’abolition de mesures ».
On peut donc en déduire que la répartition des réponses au sondage est la suivante. Les syndicats doivent : 1- rechercher la paix sociale (40%) ; 2- exprimer leur opposition mais sans impulser de vives réactions sociales (35%) ; 3- appeler à un soulèvement général pour obtenir l’abolition de mesures (20%). En additionnant ces deux derniers chiffres, on constate que 55% des personnes interrogées se disent favorables à une action des syndicats contre le plan d’austérité. Reste 5% dont on suppose qu’il s’agit des traditionnels « sans opinion » ou de personnes souhaitant que les syndicats ne fassent rien.
Évidemment, ce sondage doit être pris avec autant de précautions que le précédent… et que tous les sondages d’opinion. Mais, apparemment la « résignation » humaine n’a pas fait taire la « grogne » animalière. Et, dans tous les cas, quel sens y a-t-il à évaluer des mobilisations en fonction des opinions sondées ?
Particulièrement flagrant en ce cas, le recyclage de dépêches d’agence, déjà fréquent dans la presse imprimé devient, dans nombre de situations, une pratique dominante sur les sites d’information en ligne des grands titres de presse : des sites pour lesquels les contraintes se font plus pressantes pour publier à flux tendu et à moindre coût.
Certes les présupposés politiques ne sont pas absents de ces informations rachitiques et sondagières. Ainsi, dans le cas particulier des Échos, estourbis un temps par la débâcle financière de 2007, la crise grecque apparaît comme une occasion de se refaire une santé idéologique : « la crise a au moins une vertu : elle a définitivement rendu caduque l’idée que l’État pouvait être la solution ».
Mais les « routines » souvent ne valent guère mieux que les partis-pris : sous couvert d’objectivité, elles prescrivent implicitement – vocabulaire et chiffres à l’appui – la résignation qu’elles affectent de se borner à constater.
Ces « routines » que l’on pourrait constater pour d’autres mouvements sont ici aggravées par les pratiques d’un « journalisme à distance », notamment quand il s’efforce de suivre l’actualité au jour le jour. Le traitement des mobilisations grecques est à ce titre exemplaire : il montre la pauvreté d’une information sociale sous-traitée aux agences de presse, reprise de concert par l’ensemble de la presse, via leurs plateformes en ligne qui détaillent à moindre frais l’information produite par les grossistes… Quitte à piocher dans les dépêches des chiffres tirés de leur contexte, qui deviennent la clé de compréhension des mouvements sociaux grecs. Si ces dépêches venaient à manquer, que resterait-il ?
Les avis peuvent diverger sur l’Europe et sa construction. Mais on ne sait que trop que « l’évidence » européenne est à ce point la vulgate des médias dominants, que cette « évidence » est pour eux au-dessus de toute contestation. Il existe pourtant une évidence encore plus évidente : la misère de l’information sociale sur les pays européens [19].
Frédéric Lemaire et Marie-Anne Boutoleau