Le lancement de la nouvelle formule
Dans un contexte de crise de la presse écrite (baisse du lectorat, bouderie des annonceurs, chute des recettes), Le Monde fait montre d’une sérénité toute orientale :
« En crise, la presse écrite ? Sans doute. À la manière des Chinois, pour qui l’idéogramme "crise" – weiji – comporte à la fois le concept de danger (wei) et celui d’opportunité (ji), nous percevons aussi les deux dimensions de la crise. Mais, au Monde, incontestablement, nous préférons ji à wei », explique Sylvie Kauffmann… ancienne grande reporter en Asie du Sud-Est.
Attitude d’autant plus louable que le danger – le wei – n’est pas loin, comme le rappelle un article paru le 8 avril sur Rue89 : « confrontée à une crise de trésorerie qui fait craindre un dépôt de bilan dès juillet, la direction pourrait annoncer que deux groupes de presse espagnol et italien vont prendre la majorité du capital. » [1]
Mais la crise ne fait pas peur au Monde. Pour le « grand quotidien », poursuit Sylvie Kauffmann, elle est avant tout une « authentique opportunité, elle nous pousse à nous transformer, elle nous donne envie d’innover, elle nous oblige à aller toujours plus au-devant des lecteurs. »
Les lecteurs l’auront compris, il s’agit avant tout de faire du neuf « de nouvelles rubriques, de nouvelles pages ». La nouvelle directrice du quotidien a donc enfilé des habits flambant neufs de manager de l’information qui communique sur son dernier produit :
« C’est dans cette logique de choix, d’efficacité et d’expertise que nous introduisons […] plusieurs nouveautés éditoriales », parmi lesquelles on compte la « “une” réinventée », la page 2 « totalement transformée » appelée à devenir la « porte d’entrée dans l’univers de la marque “Le Monde’’ », et une page Analyses « plus lisible et plus riche ».
Un journalisme de marque (et de « gadgets »)
Une « marque », donc.
Éric Fottorino, président du directoire et directeur du Monde, l’avait annoncé : « Le journal de référence doit devenir une marque de référence et, de préférence, qui suscite l’attractivité » [2]. Éric Fottorino explicite la division du travail entre les différentes rédactions : « Les différents supports, papier et numérique, ne sont pas concurrents mais complémentaires : au papier, l’investigation de longue haleine et le décryptage ; au Web, le flux et le débat interactif ; à l’iPhone et autres smartphones, l’alerte et l’information rapide. Pour la première fois de son histoire, Le Monde se présente comme une marque globale » [3].
Sylvie Kauffmann, qui avait été nommée à son nouveau poste notamment pour réfléchir à une meilleure articulation de la rédaction du quotidien et du site Lemonde.fr [4], confirme cette orientation : « Il s’agit désormais de décliner le contenu “Le Monde” sur de multiples supports, de s’enrichir mutuellement, de mettre en commun l’expertise des uns, la réactivité et l’interactivité des autres ». Téléphone mobile, iPhone, iPad, les gratuits Direct Soir, Direct Matin et Métro, tous les tuyaux sont bons pour y déverser les « contenus » du « quotidien de référence » : « C’est une dynamique innovante qui va s’intensifier à partir de lundi. En même temps que le quotidien, Lemonde.fr procédera à plusieurs innovations sur son site ».
Et de préciser : « Le succès de ce site a ouvert au quotidien de nouveaux horizons, non seulement en termes de diffusion, mais aussi en termes journalistiques. » On n’en saura pas plus à ce sujet.
La nouvelle formule imprimée, en revanche, proposera des « innovations » éditoriales, avec pour ambitions : « la compréhension de l’actualité, la volonté d’aller au-delà des faits, le temps de la réflexion et de l’analyse ».
L’auteure évoque la révolution qui a bouleversé la rédaction du Monde : « Cette évolution, nous l’avons commencée en 2005, avec une nouvelle formule […] qui a mis fin à l’impératif d’exhaustivité et introduit le critère de sélectivité dans le traitement de l’actualité. » Avant cette date, les journalistes du Monde ignoraient-ils le « critère de sélectivité » ? C’est que, tous n’ont pas eu, comme leur nouvelle directrice, la chance de suivre les cours du CFJ. Ils ignorent sans doute, à la différence de leur nouveau « manager », l’importance de « cette logique de choix, d’efficacité et d’expertise », ainsi que l’art de segmenter la clientèle qui puise dans la science du marketing : « [Les nouvelles pages] offriront au lecteur pressé des espaces de lecture rapide qui lui permettront d’appréhender, en une dizaine de minutes, l’essentiel de l’actualité écoulée depuis le précédent numéro du journal, tout en préservant pour ceux qui ont plus de temps les indispensables enquêtes, reportages, éclairages et approfondissements. » En page 2, « une "histoire" sera racontée par un journaliste du Monde »… Pour ceux qui s’ennuient ?
Un « journalisme de questionnement » et de « Contre-enquêtes »
Le « concept »-phare de la nouvelle formule du Monde serait en lui-même une « nouvelle forme de journalisme », réservée aux lecteurs « qui veulent aller plus loin, dépasser la petite musique de la communication omniprésente », explique l’auteure (à qui cette petite musique ne semble pourtant pas si étrangère). À ces lecteurs, Le Monde promet donc de se démarquer d’un certain journalisme des évidences premières.
Quelle est cette nouvelle forme de journalisme, que l’auteure nous présente avec une fierté non dissimulée ? Le « journalisme de questionnement ». Incrédule, le lecteur s’étonne d’apprendre que, jusqu’à présent, la presse écrite avait été privée de ces précieux questionnements… dont on verra qu’ils consistent d’abord à donner une forme interrogative aux titres qui surplombent un recueil d’articles.
Cette démarche éditoriale, qualifiée de « nouvelle », repose sur un principe présenté comme « innovant » : « des équipes de journalistes qui, en France ou à l’étranger, rassemblent leurs forces et leur expertise pour s’attaquer à un même sujet choisi dans le film de l’actualité ». Mobiliser plusieurs journalistes sur un même sujet ? Une telle originalité force le respect…
Désormais Le Monde, qui nous a promis de poser des questions – une véritable révolution dans le journalisme –, se propose de réaliser des « contre-enquêtes » qui, comme on va le voir, prennent la forme… d’enquêtes, tout ce qu’il y a de plus classique. Il suffisait d’y penser : trouver un nom accrocheur pour réinventer l’enquête et le journalisme d’investigation, devenu « journalisme de questionnement ».
Dans la nouvelle formule du quotidien, cette « démarche éditoriale » « emmènera le lecteur derrière l’évènement, au-delà des déclarations trompe-l’œil et des statistiques opaques ». C’est ainsi que les publicités du Monde, à l’occasion du lancement de la nouvelle formule, présentent la « Contre-enquête » : comme un produit d’appel. (Voir « Annexe ».)
« Contre-enquête » sur les « Contre-enquêtes »
Examinons donc les éditions de la première semaine qui a vu le lancement des « contre-enquêtes » publiées dans le Monde… Et la naissance du « journalisme de questionnement ».
Des questions fracassantes
L’exemple choisi pour illustrer la présentation de la nouvelle formule est particulièrement « innovant »… : « Martine Aubry est-elle devenue "présidentiable" pour 2012 ? » Mais il ne s’agit que d’une illustration.
Les questions de la première semaine sont plus éloquentes. Voici les questions principales telles qu’elles sont annoncées en « une » du quotidien :
- « Sarkozy-Obama peuvent-ils s’entendre ? » (30 mars) ;
- « Peut-on reconstruire Haïti ? Comment éviter le détournement de l’aide ? » (31 mars) ;
- « Le Grenelle de l’environnement existe-t-il toujours ? » (1er avril) ;
- « Comment une ville peut-elle tomber sous l’emprise des trafiquants de drogue ? » (2 avril).
Les questions présentées en « une » et celles posées en tête de chaque double page (qui ne correspondent pas toujours) semblent avant tout chercher à « accrocher » le lecteur.
Exemples
- en « une » du 1er avril : « Le Grenelle de l’environnement existe-t-il toujours ? ». Titres mineurs : « Après la taxe carbone, quels projets phares sont menacés ? », « Jean-Louis Borloo y croit-il toujours ? », « L’"esprit" du Grenelle résistera-t-il à la montée du scepticisme ? » ;
- en tête de la double page : « Que reste-t-il du Grenelle de l’environnement ? » Question suivie de ces deux autres : « L’écologie est-elle sacrifiée à la croissance ? », « Quels sont les projets menacés ? »
Autres exemples
- en « une » du 7 avril : « Quel est l’effet de la réduction des effectifs sur le contenu de l’enseignement ? » ;
- en tête de la double page : « Peut-on encore "dégraisser le mammouth" ? » Question subtilement formulée, suivie de ces deux autres : « Comment les coupes budgétaires sont-elles opérées dans l’Éducation nationale ? », « Ces restrictions influent-elles sur le contenu de l’enseignement ? »
Des réponses minimales
Les réponses sont-elles à la hauteur des questions soulevées ? Force est de constater que c’est loin d’être toujours le cas et qu’il existe souvent un écart, voire un fossé, entre les questions aguicheuses, dont les plus fracassantes sont réservées à la « une », et le contenu des réponses.
Ainsi de la « Contre-enquête » sur le Grenelle de l’environnement. Cette « contre-enquête » occupe à peine une page et demie (1/2 page est occupée par une publicité de la mairie de Paris sur le retour de l’eau en régie publique, tandis qu’un encart consacré à la matinale de Nicolas Demorand sur France Inter vient occuper le coin de la première page). Encore faut-il compter sur la photo de l’inauguration du Grenelle qui, sans le moindre intérêt informatif, prend 1/2 page. Que reste-t-il sur l’équivalent d’une page de texte (questions incluses pour 1/3 page encore) ? Un article dit de « Décodage » qui livre quelques commentaires, l’exemple de l’autoroute de Strasbourg qui « contourne les engagements », une « analyse » de la carrière contrariée du ministre de l’Environnement (« Coup de frein pour Jean-Louis Borloo ») et un rapide récapitulatif de « Quatre dossiers pour tester la volonté du gouvernement ».
Le 31 mars, la « Contre-enquête » se propose modestement de répondre aux questions suivantes : « Peut-on reconstruire Haïti ? », « Faut-il réinventer Port-au-Prince ? » et « Comment éviter que l’aide étrangère ne soit détournée ? », dans une double-page… dont la moitié de la surface couverte par une photo du centre de Port-au-Prince en ruine, sans vraiment d’intérêt informatif.
Au programme, un « décodage » qui détaille le contexte de la « Conférence internationale des donateurs pour un avenir meilleur à Haïti » qui se déroulait le même jour. Puis les envoyés spéciaux du Monde dans la région sont mis à contribution : la reporter sur place à Haïti tente de faire tenir son « reportage » sur un quart de page ; le correspondant à Saint-Domingue explique, dans une « Analyse » tout aussi succincte, le problème de la corruption et du détournement des aides ; la correspondante à Bogota, enfin, esquisse (en moins de 2.000 mots) une solution ; en s’inspirant d’une ville « miracle » de Colombie, qui a mis en place, suite à un tremblement de terre en 1999, un fonds de reconstruction public-privé géré par le Medef local.
Ces articles courts, inégalement intéressants, ne permettent guère, on s’en doute, de répondre aux questions posées avec éclat.
Les personnages étonnants
Nous avons déjà mentionné cette illustration de l’article-programme de Sylvie Kaufmann : « Martine Aubry est-elle devenue "présidentiable" pour 2012 ? » Une question d’autant plus originale qu’elle a fait la « une » de nombreux quotidiens et de la plupart des hebdomadaires [5]. Et voici les autres questions de la « Contre-enquête » à laquelle nous avons échappé : « Quelle est sa stratégie ? A-t-elle un programme ? Quels sont ses atouts et ses points faibles ? Qui la soutient, qui la combat ? » Bref, les transformations du PS et de la gauche sont condensées dans la présentation d’un « personnage » – Martine Aubry – qui, avec ses ennemis, ses amis, ses atouts, ses points faibles, tient le rôle principal dans le « film de l’actualité ».
Cette « personnalisation » de la vie politique n’est pas étrangère aux autres « contre-enquêtes ».
À la question des relations entre la France et les États-Unis se substitue une approche sur un plan personnel des relations entre Nicolas Sarkozy et Barack Obama : « Peuvent-ils s’entendre ? Quels sont leurs points de désaccords ? » L’article d’ouverture – un « Décodage » – rappelle les différends politiques entre la France et les États-Unis, mais sous la forme d’un récit des relations tumultueuses entre les deux présidents. Quant à l’article de la deuxième page (dévorée par une publicité d’1/2 page pour la RATP), il propose en guise d’« Analyse » et sous le titre partiellement trompeur « Barack Obama, un tacticien avisé », un portrait de la personnalité du président étatsunien. À l’appui de cette « Contre-enquête », trois photos qui illustrent les relations (plutôt complices) entre les deux présidents.
Le dossier sur le Grenelle de l’environnement est annoncé en « une » par cette question (à laquelle il n’est pas répondu…) : « Jean-Louis Borloo y croit-il toujours ? » En revanche, la carrière contrariée du ministre mérite un article qui se veut éclairant. Mais sur quoi ? Sur le Grenelle ?
Une fois de plus, les révélations sur les personnes remplacent les informations sur les politiques suivies ou proposées.
Des photos aguicheuses
D’une manière générale, les photos occupent une place de premier plan dans les « contre-enquêtes ». Elles s’étalent parfois sur les deux pages (méritent-elle une telle place ?) et se veulent très expressives (mais le sont-elle vraiment, et de quoi ?). Exemples :
- sur les relations entre Sarkozy et Obama, la photo principale montre les deux présidents tournés vers l’objectif, dans une expression de surprise et/ou de connivence ;
- sur Haïti, la photo – « Le centre de Port-au-Prince, près de deux mois après le tremblement de terre » – occupe près de la moitié de la double page.
Autant dire que certains usages de la photographie se distinguent assez peu de celui qui prévaut dans les publicités du Monde pour Le Monde. (Voir « Annexe ».)
Ainsi, au lendemain de l’incendie d’un bus dans la banlieue parisienne, Le Monde s’empare du fait divers pour dresser un panorama plus général de l’insécurité et du trafic de drogue en Île-de-France. Le dossier s’ouvre sur un « questionnement » plutôt racoleur – « Comment une ville peut-elle tomber sous l’emprise des trafiquants de drogue ? » – et une photo qui occupe 1/2 page.
André Gunthert, sur le blog « Culture Visuelle », sous le titre « La cité qui tremblait », commente : « La France a peur. Et ça se voit. […] Magnifique photo. Si évocatrice. Plusieurs immeubles, barrés par les ramures noires de l’hiver, se dressent sur le ciel nocturne, avec à leur pied les flaques de lumière orangée de l’éclairage public. Et, comme un calembour visuel, affectée d’un flou de bougé qui atteste que la photo a été faite à main levée, l’image tremble. »
Et André Guthert de poursuivre : « Le flou surtout est une magnifique métaphore visuelle, qui connote le mystère, la peur – et surenchérit sur le calembour que suggère le nom de "Tremblay" ("tremblez")… » et de s’interroger : « Que montre cette photographie ? S’agit-il d’une photo d’actualité qui délivre une information sur les trafics de drogue qui "empoisonnent la vie" à Tremblay-en-France ? Ou bien s’agit-il d’une illustration d’ambiance qui va à la rencontre de l’imaginaire TF1 et confirme tous les clichés de la cité qui fait peur ? »
Le photographe lui-même n’est sans doute pas en cause. Comme les reporters, analystes et envoyés spéciaux, il se peut qu’il subisse les options d’un marketing éditorial dont il n’est pas responsable [6]. Mais le marketing fait rarement bon ménage avec l’information.
Un exemple parmi d’autres, comme le souligne André Gunthert d’images mises au service d’illustrations conformistes : « Comme la photo de Tremblay-en-France, la plus grande partie des images utilisées ont au mieux une apparence journalistique, mais suivent en réalité les règles de l’illustration. Images décoratives, images d’ambiance, images-clichés qui incarnent un récit préfabriqué, images qui suggèrent et font croire, prennent le lecteur par la main et le guident vers ce qu’il faut penser. Suivre scrupuleusement ces règles a permis l’an dernier à deux plaisantins de se voir octroyer le grand prix Paris-Match, avec une iconographie entièrement truquée. »
Mais les photos « à thèse » ne sont pas les seules illustrations des « contre-enquêtes ». Il arrive que des tableaux ou des schémas viennent accompagner les articles. La volonté, sans doute, d’emmener, comme promis, le lecteur « au-delà des déclarations trompe-l’œil et des statistiques opaques ». Sauf que…
- la « Contre-enquête » sur Tremblay-en-France est la première qui propose de tels schémas. La source ? L’Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS), du ministère de l’Intérieur ;
- le 7 avril, la « Contre-enquête » sur l’Éducation nationale, elle, propose les chiffres et illustrations du ministère de l’Éducation et de la Délégation aux Études et à la prospective ;
- le 9 avril, la « Contre-enquête » qui s’interroge sur la possibilité de « faillite » des départements propose de jolis histogrammes… de la Direction générale des Finances publiques (DGFIP).
Le Monde se pare sur plusieurs colonnes des chiffres fournis parmi… les officines gouvernementales : de bons tuyaux, au-dessus de tout soupçon ? Et tente de les faire parler en quelques mots. Pas sûr qu’il y parvienne.
Un journalisme de racolage ?
Sans doute est-il trop tôt, à partir d’un échantillon limité des premières tentatives, pour évaluer définitivement ce « journalisme de questionnement ». Mais on est en droit de se demander quelle est la part de marketing dans des déclarations d’intention qui, sous couvert de présenter un journalisme idéal et une « nouvelle » forme de journalisme, se traduisent d’abord, en pratique, par des effets d’éclairage, de mise en scène et de mise en forme : une rhétorique de la séduction qui, si elle ne dévore pas la totalité du contenu, le conditionne. Comme on parle du conditionnement d’un produit.
Tout se passe comme si Le Monde devait proposer quotidiennement ce que les grands hebdomadaires annoncent chaque semaine, à grand renfort de « Unes » racoleuses [7] : effets d’annonce de grandes enquêtes qui le sont rarement.
Après avoir prétendu réinventer, sous la houlette d’Edwy Plenel, un « journalisme d’investigation » qui, en guise d’enquêtes, ne proposait trop souvent qu’un « journalisme de révélation » de quelques petits et grands secrets éventés par des sources intéressées à les diffuser, Le Monde prétend inventer un « journalisme de questionnement », fondé sur des « contre-enquêtes » qui habillent de mots nouveaux des pratiques fort anciennes, avec pour seule nouveauté, en presse quotidienne, la réunion sous un même thème de plusieurs articles, rédigés non par des « des équipes de journalistes qui, en France ou à l’étranger, rassemblent leurs forces et leur expertise » (comme l’annonçait Sylvie Kauffmann), mais par quelques journalistes mobilisés pour la circonstance.
Certes, les effets de mise en scène et de racolage n’épuisent pas le contenu des articles, rassemblés dans chaque dossier. Ceux-ci sont l’image du reste du quotidien : d’une très inégale qualité et d’un très inégal intérêt. Ils s’en trouvent d’ailleurs de très biens informés ! Ainsi des pages consacrées à l’Afghanistan, le 6 avril : elles proposent notamment de très intéressants décodages et analyses des envoyés spéciaux à Kaboul et Islamabad. Et montrent comment, malgré les contraintes de l’exercice, une « contre-enquête » – c’est-à-dire une enquête – peut aussi proposer un contenu significatif.
Il reste que les pages « Contre-enquête » font l’objet d’une sorte d’autofiction du Monde par Le Monde qui se monte son propre « film » : celui d’un journalisme mythologique, parfois poussé jusqu’à la caricature par la logique de surenchère marchande qui est celle de la direction de la rédaction du quotidien. Au-delà de l’aspect incantatoire, il ne reste pour l’instant, sous le label ou l’idéal du « journalisme de questionnement », que quelques articles traditionnels, dotés d’un supplément d’âme ou d’une « valeur ajoutée » essentiellement marchande.
De façon plus générale, ce qui vaut pour le journal imprimé peut valoir pour l’ensemble des supports de la « marque : la révolution permanente par les innovations technologiques et formelles – comme la « réinvention de la "Une" » – révèle un culte du « nouveau » qui doit d’abord sa « modernité » à la… rhétorique managériale. Et la nouvelle formule du Monde imprimé consacre une nouvelle victoire du « journalisme entrepreneurial » qui vise moins à produire davantage d’informations qu’à « aller toujours plus au-devant » des désirs d’une clientèle qui se compose des lecteurs… Mais aussi d’annonceurs, que la nouvelle directrice de la rédaction omet – faut-il dire « curieusement » ? – de mentionner dans son billet.
Même quand elles ne sont pas entièrement prisonnières des logiques d’entreprise, les innovations technologiques et formelles menacent toujours de fonctionner comme des cache-sexes d’un contenu éditorial inchangé, dont c’est un euphémisme de dire, qu’il est d’une très inégale densité. Ajouter des points d’interrogation à la fin des grands titres habituels inspirés d’un « journalisme des évidences premières » ne suffira pas à résoudre la crise de l’offre éditoriale du Monde.
La rendre plus « attractive », non plus. Lire un journal peut-être, il est vrai, une forme de divertissement, quelle que soit la gravité des sujets abordés. Mais est-ce une raison de présenter l’actualité comme un « film » et de multiplier, en guise d’examen critique, une profusion d’artifices destinées à la rendre attrayante… au risque d’étouffer les informations sous leurs costumes ?
« Nous sommes quelques-uns à en avoir assez de voir brandir la mythologie de l’information comme cache-sexe de la séduction et du conformisme », concluait André Gunthert. Nous conclurons de même.
Frédéric Lemaire et Henri Maler
Annexe : Publicités du Monde pour Le Monde
« Derrière l’évènement, au-delà des déclarations trompe-l’œil et des statistiques opaques »
Un programme alléchant, s’il en est, dont Le Monde a fait la réclame à l’occasion du lancement de sa nouvelle formule, en deux publicités publiées dans les pages du quotidien
– Voici la première. Deux jeunes hommes pieds-nus, l’un anxieux, l’autre sur le qui-vive, sont assis côte à côte contre une benne à ordure.
Seule la photo en « Une » du Monde permet de comprendre qu’ils se cachent d’une foule (de manifestants ?) qui se trouve derrière eux.
Promesse d’aller au-delà des apparences…
– Deuxième publicité. Une photo est tirée de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy, qui le montre en train de monter un cheval, avec Ray-Ban et chemise de cow-boy. Mais l’illustration figurant en « Une » du Monde permet, avec le recul, d’apercevoir derrière le cavalier un tracteur rempli de journalistes…
Promesse de ne pas céder aux mises en scène de la communication politique…
Promesses, donc : « Un parti pris éditorial pour répondre à votre exigence d’approfondissement de l’information et vous donner à comprendre ce qui se passe derrière l’évènement ».
Des promesses qui engagent d’abord ceux à qui elles s’adressent.