Il était une fois un journaliste au Monde des Livres qui n’aimait pas les sandwiches.
Ce matin-là, il était venu passer un moment au Collège de France : s’y tenait toute la journée un colloque de philosophie sur « Rationalité, Vérité et Démocratie », en clôture duquel Noam Chomsky devait prendre la parole. Prévoyant que l’affluence du public déborderait largement les 420 places du grand amphithéâtre, surtout l’après-midi, les organisateurs avaient pris des dispositions exceptionnelles. Pour que tous ceux qui ne pourraient pas entrer puissent néanmoins vivre l’événement, ils avaient annoncé – sur le programme et par communiqué de presse – que la vidéo intégrale du colloque, avec traduction simultanée, serait accessible en direct sur le site web du Collège de France : des centaines d’internautes ont ainsi pu suivre le colloque en temps réel depuis chez eux. Et pour que tous ceux qui étaient arrivés dès le matin ne risquent pas de voir leur place prise par de nouveaux arrivants à la faveur de la pause de midi, les organisateurs avaient décidé d’offrir à tous sandwiches et bouteilles d’eau. Le soleil se mit de la partie et, sur les pavés de la cour d’honneur du Collège de France, s’organisa à l’heure du déjeuner un grand et joyeux pique-nique. On imagine les effets qu’un journaliste curieux et un peu espiègle eût pu tirer d’un pareil tableau : « la statue de Champollion n’en revient pas », « le gai savoir au Collège de France », « vérité, démocratie, sandwiches », …
Mais notre journaliste au Monde des Livres s’était éclipsé bien avant. Non qu’il ait trouvé désagréable l’atmosphère du bout de matinée auquel il avait assisté : « les débats étaient riches, reconnaît-il, et l’ambiance bon enfant » [2]. Simplement, il n’aimait pas les sandwiches.
Malheureusement pour lui, quand il voulut revenir dans l’après-midi, l’amphithéâtre était déjà plein et quelques auditeurs étaient même debout. Notre journaliste trouva donc les grilles du Collège de France fermées. À cet instant, la panique s’empara de lui : allait-il devoir avouer à son rédacteur-en-chef qu’il avait raté l’événement du jour – l’intervention de Noam Chomsky – parce qu’il n’aimait pas les sandwiches ? C’est alors qu’il raisonna en journaliste avisé : « Je ne peux plus couvrir cet événement ? La belle affaire ! C’est moi seul, journaliste, qui fabrique l’événement. Je peux en inventer un autre très facilement : il y a là devant le portail quelques dizaines de malchanceux, arrivés trop tard comme moi. Le voilà mon événement : le Collège de France ferme ses grilles pour empêcher le public de venir écouter un penseur anarchiste ! “Un colloque cadenassé” : c’est bien plus journalistique (lisez : excitant) qu’un colloque universitaire, ennuyeux par définition ! » Et notre distingué journaliste du Monde des Livres d’entreprendre un micro-trottoir des mécontents – comme sur TF1 les jours de grève à la gare Saint-Lazare.
Le professionnalisme est toujours récompensé : notre enquêteur tombe alors sur une histoire belle et émouvante, comme on apprend les recueillir dans les écoles de journalisme. « Aujourd’hui, c’est mon anniversaire, et je voulais m’offrir ce cadeau, voir Chomsky en chair et en os ! », lui avoue une enseignante de banlieue. « Je le tiens mon papier, jubile-t-il intérieurement. Sur cinq colonnes en gros caractères : “Scandale au Collège de France : une prof passionnée privée de son idole le jour de son anniversaire !” – Non, attention : je travaille au Monde des Livres. Faisons neutre et apparemment positif : “Pour Noam Chomsky, on se bouscule derrière les grilles”. [3] »
Naturellement, pour que l’article fasse son effet, pour qu’il suscite l’émotion et l’indignation du lecteur, il faut passer sous silence un fait important : le colloque est retransmis en direct sur Internet. Les organisateurs ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour le rendre accessible au plus grand nombre, mais le vertueux journaliste au Monde des Livres n’en a cure. Comment ? Les chercheurs du Collège de France n’ont pas encore inventé le moyen de repousser les murs et d’agrandir les amphis à volonté ? Quant à passer sous silence certains faits, c’est la routine du métier : le journaliste moyen s’étonne, s’offusque même, qu’on se soucie de l’exactitude des noms, des dates, des chiffres et autres détails du même genre.
– Ah non ! Là vous tombez dans la critique outrancière et antidémocratique des médias. – Mais c’est un journaliste qui a écrit cette phrase, il y a plus de 60 ans ; et qui en savait long sur les petites manipulations des faits et des mots dans la presse. Il s’appelait George Orwell [4]. Notre journaliste au Monde des livres précisément l’a toujours méprisé : il le juge un peu fleur bleue, pas un penseur sérieux, juste un « poète militant » [5]. Pourtant, il a beaucoup été question d’Orwell dans ce colloque sur « Rationalité, Vérité et Démocratie » dont les lecteurs du Monde finalement n’auront jamais rien su. Mais vous savez maintenant pourquoi : au Monde des Livres, on n’aime pas les sandwiches.
Jean-Jacques Rosat, 30 mai 2010