Accueil > Critiques > (...) > 2010 : Mobilisations contre la réforme des retraites

Réforme des retraites : « Résignés, résignés, il faut se résigner ! » (sur l’air de « Motivés » de Zebda)

par Gilles Balbastre,

Depuis une vingtaine d’années, à chaque réforme des retraites les médias, dans leur grande majorité, commencent par tirer le signal d’alarme devant l’urgence de la situation [1], puis fustigent les salariés archaïques qui osent s’y opposer. En mai 2010, ces mêmes médias ont enrichi leur vocabulaire antigrève d’un nouveau mot : résigné. Selon eux, les Français se sont résignés à perdre leur droit de prendre la retraite à 60 ans. Toute lutte est par conséquent inutile.

« Les temps ont changé »

Le 3 avril 2003, au soir de la journée d’action contre la réforme des retraites initiée par le gouvernement Raffarin, une dépêche de l’Agence France Presse établit le nombre de manifestants sur toute la France à 256.000 selon la police et à 500.000 selon les organisateurs. Toujours selon l’AFP, à Paris les chiffres oscillent entre 26.000 et 80.000, à Bordeaux entre 10.000 et 20.000, à Toulouse entre 12.000 et 35.000.

Le 27 mai 2010 dernier, la journée de mobilisation contre la fin programmée de la retraite à 60 ans rassemble entre 395.000 manifestants selon le ministère de l’Intérieur et un million selon la CGT, à Paris entre 22.000 et 90.000, à Bordeaux entre 6.500 et 40.000, à Toulouse de 10.000 à 35.000. Devant la logique des chiffres, un observateur même peu avisé n’a aucun mal à affirmer que la mobilisation du 27 mai 2010 a été supérieure à celle du 3 avril 2003.

Mais la presse ne calcule pas de la même manière.

Le 3 avril 2003, elle insistait en « une » sur l’importance des cortèges : « Mobilisation réussie pour la défense des retraites » (AFP, le 3 avril 2003) ; « Succès des manifestations, réussite plus variable des grèves » (Les Echos, 4 avril) ; « Les retraites stimulent la mobilisation » (Libération, 4 avril) ; « Le rapport de force se muscle » (Sud Ouest, 4 avril) ; « Retraites : un cortège imposant » (La Nouvelle République du Centre-Ouest, 4 avril) ; « Retraites : le public mobilise, Raffarin maintient le cap » (Le Figaro, 4 avril).

Sept ans plus tard, ce n’est plus la même histoire : les grands médias s’empressent d’enterrer la mobilisation. « Les manifestations contre la réforme des retraites n’ont pas fait le plein », clame ainsi David Pujadas, en ouverture du 20 heures de France 2, dès le 27 mai au soir. « La faible mobilisation ouvre la voie à la réforme  », claironne Le Figaro du lendemain. « Réforme des retraites : avantage Sarkozy », surenchérit Libération. « Retraites : Sarkozy passe le premier obstacle de la rue  », confirme Les Echos. « La mobilisation n’a pas été massive », titre Ouest France. Pour les journalistes, le cours du manifestant a considérablement chuté. Assurément, la crise boursière est passée par là... À moins que, à l’instar de Jacques Camus, éditorialiste de La République du Centre« Comment imaginer que l’avenir des retraites puisse encore se jouer dans la rue ? (…) les temps ont changé » –, ces mêmes médias aient quelques intérêts à discréditer toute mobilisation sociale.

La veille de la journée d’action, la situation est dramatique : « Les syndicats joueront leur va-tout dans la rue demain » (Les Echos, le 26 mai 2010) ; « Journée test demain pour les syndicats » (Aujourd’hui en France, 26 mai) ; « Les syndicats jouent gros demain » (L’Est Républicain, 26 mai) ; « Pari difficile pour les syndicats » (BFM - site Web, 26 mai) ; « Retraites, emploi... Les syndicats jouent gros jeudi » (La Dépêche, 25 mai). Le lendemain, la messe est dite. Les syndicats ont perdu.

« Résignation »

On assiste en réalité, depuis l’annonce officieuse du report de l’âge de la retraite à 62, voire 63 ans, à une campagne médiatique partant du principe que la retraite à 60 ans est bel et bien enterrée : « Partir à 60 ans, ce paradis qu’on sait perdu » (Libération, le 28 mai 2010) ; « La fin de la retraite à 60 ans est proche » (AFP, 25 mai) ; « Nous ne partirons plus à la retraite à 60 ans » (Ouest France, 26 mai) ; « La fin de la retraite à 60 ans » (L’Est Républicain, 26 mai) ; « Retraites : 60 ans, derniers instants » (Charente Libre, 26 mai) ; « La retraite à 60 ans sur la fin » (20 Minutes, 26 mai) ; « La retraite à 60 ans, c’est bientôt fini ! » (Le Progrès, 4 mai). Il ne fait pas de doute alors que face à cette certitude : la mobilisation des salariés ne sert à rien. Et l’explication à cette débandade salariale tient en un mot : résignés.

Il est même touchant de constater avec quelle belle unanimité les éditorialistes vont entonner en chœur le couplet de la renonciation. «  Résignation  », s’égosille ainsi le plus fort Jean-Francis Pécresse dans Les Echos du 28 mai : « cette faible mobilisation persistante traduit surtout comme un état de résignation de l’opinion, étape sur le chemin qui mène de la désapprobation à l’acceptation ». Pour Bruno Dive (Sud Ouest), il n’y a pas de doute : les Français sont « plus ou moins résignés » car « conscients de la nécessité de faire quelque chose pour les retraites ». Pour Paul Burel (Ouest France), ils « se calfeutrent aussi dans une acceptation plus ou moins résignée du report de l’âge légal ». Pour Patrick Fluckiger (L’Alsace), la grande masse des salariés est «  résignée de toute façon, à travailler plus longtemps, en voyant ce qui se passe dans les pays voisins ». Pour Dominique Seux (France Inter et Les Echos), les salariés certes n’adhèrent pas vraiment à la réforme, « mais évidemment il y a de la résignation ». Pour Jean-Michel Aphatie (RTL, blog), « les manifestations d’hier n’ont pas été un succès », et cela est dû à une « résignation perceptible ».

Mais les éditorialistes ne suffisent pas. Par souci de pédagogie et de sérieux, les médias font appel – une nouvelle fois – à la pensée complexe d’universitaires en mal de notoriété. « Beaucoup sont résignés », ose un historien du syndicalisme, Stéphane Sirot, dans 20 Minutes. « Les Français sont résignés à l’idée de devoir travailler plus longtemps », avance courageusement un chercheur du CNRS, Bruno Palier, au micro de BFM. Mais ce tir de barrage ne s’est pas limité à la journée du 28 mai. À bien y regarder, cela fait plusieurs semaines que les premières notes du petit air de la renonciation ont fait leur apparition dans les médias, histoire comme toujours de préparer le terrain : « Retraite : les Français résignés à l’idée de travailler plus » (La Tribune.fr, le 6 janvier 2010) ; « Les Français résignés sur les retraites » (Europe 1 - site Web, 11 avril) ; « La résignation, c’est sans doute l’analyse que l’on peut faire » (Erik Izraelewicz, La Tribune, 27 mai) ; « Peu à peu, les Français, plus ou moins résignés, se familiarisaient avec la nécessité incontournable de cotiser plus longtemps » (Olivier Picard, Dernières Nouvelles d’Alsace, 27 mai) ; « La résignation et le pragmatisme pourraient bien l’emporter sur la révolte » (Jacques Camus, La République du Centre, 27 mai). Etc.

À bas la grève !

Il ne faut pas être grand clerc pour présager que ce tube du printemps devrait être repris dans les colonnes de la presse et sur toutes les antennes durant le reste de l’année. Les syndicats ont tout intérêt à mobiliser en masse, et les manifestants à défiler en nombre à la prochaine journée d’action prévue le 24 juin 2010. Autrement, les grosses caisses médiatiques résonneront en chœur une nouvelle fois : les Français sont résignés. Après tout, ces journalistes – dont le mépris à l’égard des manifestants n’est plus à démontrer [2] – ont quelques intérêts à déclamer le couplet de la résignation, une version édulcorée de l’ode à la dérégulation. Il ne faut pas oublier cet étrange paradoxe : la plupart des commentaires cités dans cet article sont les produits de journalistes qui… n’étaient pas en grève, et même pour certains, comme Jean-Michel Aphatie, Erik Izraelewicz, Laurent Joffrin, David Pujadas ou Jean-Francis Pécresse, ne font jamais grève. Il n’est pas vraiment surprenant alors que ceux-ci ne voient pas d’un bon œil le combat collectif de salariés, puisque pour obtenir le poste de leur rêve ils n’hésitent pas à emprunter des voies individuelles et solitaires.

Gilles Balbastre

 
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Notes

[2Voir par exemple, « Médias et mobilisations sociales », Henri Maler et Mathias Reymond, pour Acrimed, 2010 (1re éd. 2007), Syllepse.

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