Le premier coup de couteau a été donné sur Canal Plus le 3 juin 2010 à 19 h 20. Invitée par Michel Denisot pour commenter le départ de Nicolas Demorand de la matinale de France Inter – sujet d’une importance planétaire, en pleine crise financière, quelques jours après l’intervention sanglante de l’armée israélienne sur un navire humanitaire, et en période de réforme des retraites –, l’équipe de la matinale de radio publique a fait bloc… contre Didier Porte.
Mais d’abord, les invités (Nicolas Demorand, Bernard Guetta, Thomas Legrand – un habitué du « Grand Journal » – et Philippe Lefébure – qui ne prononcera qu’une seule phrase dans toute l’émission) se gargarisent en louant le travail remarquable du futur démissionnaire – car il ne veut pas « s’endormir sur [d]es lauriers » qu’il se décerne au passage – et multiplient les appels du pied à Ali Baddou, chroniqueur au « Grand Journal » et ami de l’animateur, pour succéder à Demorand.
« Ce n’est pas la radio que je veux faire. »
Pour électriser l’atmosphère, Michel Denisot propose d’aborder la question des chroniques humoristiques de la matinale et illustre ce thème par deux extraits vidéo. Dans le premier, Stéphane Guillon compare Éric Besson à « une fouine », dans le second, Dider Porte fait dire à un Dominique de Villepin souffrant de la maladie de Gilles de Tourrette et qui doit passer à l’antenne : « J’encule Sarkozy ».
D’une naïveté un brin calculée, Michel Denisot questionne Demorand : « Comment on reprend derrière ? » Et la réponse ressemble à un véritable réquisitoire. À charge, cela s’entend :
« Eh bien on reprend vraiment très mal, derrière. […] Moi je le dis très franchement : j’ai trouvé que cette chronique n’était pas drôle – celle de Porte –, qu’elle était vulgaire. Quand vous recevez des mails d’auditeurs – et je vais parler vulgairement, je suis désolé – qui vous demandent : "comment expliquer à mon gamin qui a 8 ans le sens du verbe ’enculer’ qu’il vient d’entendre à la radio", moi, ça, ce n’est pas la radio que je veux faire… C’est certain. Et c’est deux choses très différentes entre la chronique de Porte qu’on vient de voir et l’exercice bouffon délirant de Guillon. […] Quand on voit un usage de cette nature de la liberté, là on n’est pas dans la caricature, c’est pas drôle, c’est juste vulgaire, quoi. »
On a souvent salué ici l’indéniable attachement de Nicolas Demorand à la liberté d’expression [1]. Il a certes le droit de ne pas trouver « drôle » la chronique de Porte, et il peut même estimer qu’elle est « vulgaire », mais le proclamer ainsi en public en l’absence du principal intéressé, en se gardant de mentionner ses dix années de chroniques sur France Inter, manque cruellement d’élégance. Et faire appel, le trémolo dans la voix, au message d’un auditeur dont le fils de 8 ans aurait été choqué par le mot « enculer » relève de la pure démagogie. Faut-il donc faire une radio pour les enfants de 8 ans ?
Le précédent Benasayag
Cette affaire en fait remonter une autre à la surface. En mars 2004, Miguel Benasayag, chroniqueur dans « Les Matins de France Culture », animés à l’époque par Nicolas Demorand, est renvoyé car sa chronique est jugée « trop engagée, trop militante » [2].
Le lendemain de l’éviction du chroniqueur, Nicolas Demorand fait preuve d’un courage… incertain : « ces élections font bouger les rendez-vous habituels, pas de chronique de Miguel Benasayag », annonce-t-il, avant de « préciser » le jour suivant : « Un mot à l’attention des auditeurs qui se sont étonnés par mail de ne plus trouver Miguel Benasayag dans l’émission, qu’ils se rassurent, dès lundi 8h35, nous aurons la joie d’accueillir dans l’équipe un autre chroniqueur pour donner un nouveau souffle à ce courant de pensée. » Pour plus d’explications, il faudra repasser… [3]
… Ou demander à Miguel Benasayag, qui est revenu sur le comportement peu glorieux du jeune animateur, la semaine suivante : « Nicolas Demorand, le jour où je me suis fait virer, comme un petit Judas de sous-préfecture, m’a fait la bise et m’a dit :"Va à ton rendez-vous avec Laure [Adler, directrice de France Culture]. Il n’y a aucun problème ma poule, nous restons groupés." J’ignorais pourquoi on devait rester groupés, je ne savais pas que j’allais me faire virer ; et après il a eu cette charmante attitude que j’ai bien connue en Argentine, qui consiste à regarder ailleurs pendant que les gens disparaissent. Les jeunes talents qui regardent ailleurs vont loin mais ils vont vides » [4].
Retour sur Canal Plus, où la « franchise » de Demorand semble libérer l’équipe de la matinale de France Inter. Bernard Guetta, en pleine harmonie avec son collègue, donne son avis et raconte sa réaction – avec la mesure qu’on lui connaît : « Moi j’étais dans ma bagnole, arrivant à Inter, pendant cette chronique de Porte, et franchement, j’ai failli rentrer dans un autobus. Je trouvais ça simplement inconcevable. Simplement inconcevable. […] Tout le monde peut faire une connerie, je pense que ce matin-là, Porte a fait une connerie. »
« Tout le monde peut faire une connerie » : on peut considérer que la matinale en fournit régulièrement l’illustration. Mais toutes les « conneries » n’ont pas l’honneur d’occuper ainsi le devant de la scène. Absent du plateau, Didier Porte ne peut évidemment pas répliquer aux saillies de ses petits camarades. Denisot précise d’ailleurs que « Didier Porte ne vient pas dans les talk-shows ». Et c’est tout à son honneur.
« On ne règle pas ses comptes à l’antenne ! »
S’il ne vient pas dans les talk-shows, Didier Porte participe malgré tout à celui de France Inter : « Le Fou du Roi ». Ainsi, le lendemain (4 juin) de ce « lynchage médiatique », il profite de sa chronique pour apporter la contradiction… et éclaircir plusieurs points :
« Je suis moi-même en train de goûter aux joies du lynchage médiatique : rien que pour la journée d’hier, j’ai eu droit le matin au Nouvel Observateur qui a appelé à mon licenciement [5] de France Inter, et le soir, au « Grand Journal » de Canal Plus, où je me suis vu infliger un beau début de mise à mort professionnelle par contumace, avec dans les rôles des bourreaux mes propres collègues de la matinale de France Inter qui ont découvert que j’étais "vulgaire" et "pas drôle" après deux ans et demi à me côtoyer et à m’écouter tous les jeudis. Il était temps qu’ils s’en rendent compte. Et ils sont venus le dire hier soir, à plusieurs et en mon absence. Ça a plus de panache. »
Porte termine sa chronique en disant – avec humour – qu’il pourrait bien consacrer son temps libre à la politique. La solidarité n’étant pas la marque de fabrique de France Inter, Stéphane Bern conclut ainsi : « C’était Didier Porte, mais enfin, en même temps, en politique, on ne règle pas ses comptes personnels à l’antenne. »
En plus d’être complètement fausse, cette assertion permet à Stéphane Bern, dans un premier temps, de se désolidariser de son chroniqueur. Depuis, il l’a plusieurs fois assuré de son soutien, notamment à l’antenne. Il considère même avoir été désavoué publiquement par sa direction (voir son interview sur le site de voici.fr) [6].
Dans la foulée de cet épisode, Thomas Legrand, chroniqueur politique dans la matinale, en remet une couche dans une tribune publiée sur le site Rue 89 : « J’ai la pénible impression d’avoir été piégé par Didier Porte ». Dans cette tribune, Legrand explique que « le problème, ce n’est pas qu’il ait dépassé les bornes ce jour-là puisque, justement, c’est son métier de dépasser les bornes […] mais C’est que Didier Porte n’était pas drôle ». Et ce crime s’en double d’un autre, que Legrand laisse sous forme interrogative : « Tout est apparu comme une provocation jusqu’au-boutiste […] c’est l’ensemble de la matinale qui est mis à mal. On ne peut pas arriver au milieu d’une tranche d’infos, déverser "ça" et repartir ». Et comme « en sortant du studio, Didier a dit : "Quitte à se faire virer, autant que ça se fasse avec éclat", la question demeure : Tout cela était-il donc prémédité ? ». Une sorte de suicide professionnel, en somme, précédé d’une tentative d’assassinat collectif.
L’argumentation est un peu brouillonne, mais le tout n’est pas très confraternel. Exceptés François Morel (chroniqueur le vendredi matin) [7] et Stéphane Guillon, les collègues de Didier Porte n’ont pas été très solidaires. L’« impertinent » Stéphane Guillon, resté dans un premier temps silencieux, a finalement réagi. Il s’est permis de critiquer, d’abord dans sa chronique sur Canal Plus du 12 juin 2010, le comportement contradictoire de Philippe Val qui avait, lors d’un spectacle avec son complice Patrick Font, utilisé une affiche "explicite"... Il a ensuite reproduit sa critique à l’égard de Philippe Val, et apporté son soutien à Didier Porte sur France Inter, le 14 juin 2010 [8].
« Un trou poilu et des nichons »
À la suite de sa chronique du 20 mai, Didier Porte a été convoqué par Philippe Val, celui-ci n’admettant pas la « vulgarité » sur France Inter. Il estime que le mot « enculer », cette « obscénité sexiste », n’a pas sa place sur une radio publique [9]. « On ne peut se cacher derrière l’habit d’humoriste pour prononcer des insanités. La liberté d’expression, ce n’est pas transformer l’antenne en poubelle » a même expliqué au Point une source « au sommet de Radio France ». Faut-il comprendre qu’il s’agit de Jean-Luc Hees ? Ce dernier n’ayant jamais caché son aversion à l’égard des textes de Porte.
Val et Hees ont la mémoire courte. Mais pas Acrimed.
Alors qu’il était chroniqueur sur la radio publique, l’actuel patron de France Inter ne dédaignait pas la langue peu châtiée dont il fait aujourd’hui reproche à Didier Porte. Par exemple, Val avait utilisé un procédé similaire avec Patrick Sébastien. Il lui faisait ainsi tenir ces propos ni « obscènes » ni « sexistes », à propos de Marlène, une proche de l’animateur : elle « n’est qu’une gourde avec un trou poilu et des nichons » (Sébastien n’ayant jamais prononcé cette phrase), puis il avait ajouté : « la femelle est une reproductrice qui vide les burnes du mâle » [10].
Autre exemple, lors du Mondial de 1998, Val, parlant des marchands de merguez, avait déclaré, sans la moindre « vulgarité » : « Et quand la Coupe du monde sera finie, ils pourront se les foutre au cul, les merguez, hein ? » [11] Ça ressemble à ça, la « radio que veut faire » Nicolas Demorand ? Il suffit d’embaucher son patron [12].
En définitive, la chronique de Porte de la matinale ne devrait pas être reconduite à la rentrée prochaine. Et l’avenir de Porte au « Fou du Roi » est incertain. Selon Le Point, cette décision « a été prise avant même la chronique du 20 mai ». Pas étonnant. Didier Porte est l’antithèse de Val, Demorand, Hees ou Bern. Ne cachant pas ses opinions politiques – « marxistes », dit-il –, il n’est pas un habitué des soirées mondaines, refuse de participer aux talk-shows, a soutenu publiquement Siné, et signe des chroniques acerbes contre Bernard-Henri Lévy, le chouchou de Val et Demorand !
On nage alors en pleine hypocrisie : comme si Didier Porte était le premier et le seul à prononcer des « obscénités » sur France Inter [13]. Ce que personne ne relève c’est que c’est moins le « j’encule » qui fâche, que la personne visée : Sarkozy. Et c’est donc seulement au nom de la bonne moralité que Didier Porte est sanctionné. Un prétexte qui ne trompe pas grand monde.
Car Didier Porte, moins médiatisé – et moins médiatique – que Stéphane Guillon, est bien plus embarrassant politiquement. Guillon adopte une posture apolitique ou non partisane et pratique sans complexe le cynisme stratégique : il n’hésite pas à se servir de France Inter comme une tribune promotionnelle à moindre coût (350 € par chronique), et reste tendre comme un agneau sur Canal Plus (tous les samedis dans « Salut les terriens », présenté par Thierry Ardisson), où il touche le gros lot (9.000 € par semaine) sans jamais égratigner la chaîne cryptée ou l’animateur en noir… [14]
Bien plus que le cas de Didier Porte, la non-reconduction de sa chronique à la rentrée prochaine est un parfait indicateur de l’état concurrentiel qui règne dans l’univers du journalisme. Alors que la profession connaît une véritable crise et que les emplois se précarisent, une caste se partage, comme toujours, les parts du temps de parole, excluant les voix dissidentes.
Certes, Nicolas Demorand n’animera plus la matinale de France Inter. Mais que ses fans se rassurent : « il ira loin dans la vie, ce petit ».
Mathias Reymond
Nota Bene La dernière vilenie de Philippe Val est de taille : dans une note interne à France Inter, il souligne qu’« à plusieurs reprises, au cours de ces dernières semaines, l’antenne a été instrumentalisée à des fins personnelles, au mépris de l’intérêt général. » Puis, visant Didier Porte, sans le nommer, la note enchaîne : « Récemment encore, un chroniqueur a répondu sur l’antenne de France Inter à des médias extérieurs à Radio France qui le mettaient en cause. » Cette phrase hypocrite oublie simplement de préciser que le principal concerné – ici, Didier Porte – répondait à des collègues qui l’avaient médiatiquement lynché sur Canal Plus. Pis, la mauvaise foi du patron de France Inter n’a pas de limite : « Ce n’est, hélas, pas la première fois que le micro est utilisé au service d’intérêts qui n’ont rien à voir ni avec ceux de l’antenne, ni avec le thème de l’émission. Ceci est intolérable et sera désormais sanctionné comme il se doit. C’est dans l’intérêt de tous, de l’image du service public et de notre radio. »
En effet, ce n’est pas la première fois qu’un chroniqueur de France Inter « répond sur l’antenne de France Inter à des médias extérieurs à Radio France qui le mettaient en cause. » Ainsi, le 29 décembre 2003, un certain Philippe Val – mais il ne doit pas s’agir du même… – avait utilisé pendant plus de cinq minutes l’antenne de France Inter pour répondre à un journal de critique des médias, PLPL (Pour Lire Pas Lu) malheureusement disparu, dont il était « une des cibles principales ». Il avait même utilisé cette tribune pour sommer Daniel Mermet – animateur de « Là-bas si j’y suis » sur France Inter – de se désolidariser de ce journal [15]. Quand la mémoire flanche, Acrimed veille.