Trois décennies ont passé depuis la dernière visite de Chomsky en France. Serge Halimi, le directeur du Monde diplomatique, a fourni une explication à cette longue absence : Noam Chomsky « n’apprécie pas trop la scène intellectuelle française, son moralisme hypocrite, la place qu’elle consacre à des penseurs de petit calibre, presque toujours situés dans un même spectre idéologique très étroit » [3].
Les carpes médiatiques
Pour le retour de Chomsky, le comité d’accueil médiatique est – sans surprise – clairsemé. La plupart des médias n’ont ni annoncé ni relaté le passage de Chomsky à Paris alors que durant son séjour il a donné entre le 28 et le 31 mai quatre conférences (deux au Collège de France, une au CNRS et une à la Mutualité) et a participé à deux discussions (avec des lycéens à Clichy et avec des syndicalistes à la Maison des Métallos) [4].
Si l’on n’était pas un lecteur du Monde diplomatique ou un auditeur de l’émission de Daniel Mermet sur France Inter (« Là-bas, si j’y suis »), il fallait être très attentif pour savoir que Noam Chomsky était en France [5].
Noam Chomsky étant l’un des intellectuels les plus lus au monde, les médias, habituellement friands d’ « événements exceptionnels », auraient pu se prévaloir de cette audience pour rendre compte de son passage à Paris, mais ils ont fait preuve d’une retenue dont on ne les croyait pas capables.
Lorsqu’il s’agit du énième opus très hexagonal – que l’on oubliera le mois suivant – de Bernard-Henri Lévy, Jacques Attali, Michel Onfray ou Max Gallo, la France entière, toutes affaires cessantes et avec tambours et trompettes, est informée de « l’événement ». Seulement, Chomsky, lui, critique les médias dominants et les médiacrates qui en contrôlent l’accès ne semblent pas apprécier cet affront.
Le moins que l’on puisse attendre des responsables des rédactions, et en particulier des tenanciers des pages, des rubriques et des émissions culturelles, ce n’est évidemment pas qu’ils fassent l’éloge de la pensée de Chomsky ou qu’ils témoignent d’un enthousiasme particulier à l’occasion de sa venue en France, mais qu’ils rendent compte, de façon honnête et substantielle des conférences qu’il a données et des idées qu’il y a avancées, ne serait-ce que parce que le public y est venu en nombre.
À part Le Parisien (le 31 mai), qui a consacré un article – certes un peu anecdotique – à la rencontre de Chomsky avec les lycéens de Clichy, et La Croix (le 3 juin), aucun grand média n’a fait de compte-rendu des différentes interventions du linguiste à Paris. Et seul Frédéric Taddéï a reçu Chomsky à la télévision (« Ce soir (ou jamais !) », France 3, le 31 mai) dans une émission au titre un peu tapageur mais nullement inexact : « Chomsky : le penseur le plus célèbre du monde face à l’actualité ».
Mais, voyez-vous, si Le Monde n’a pas donné la parole à Noam Chomsky, c’est parce que celui-ci aurait refusé de la prendre… dans les colonnes du Monde, une institution que la petite coterie intellectuelle parisienne doit trouver beaucoup plus respectable que le Collège de France. C’est du moins ce que l’on apprend dans le supplément Le Monde des livres du 4 juin : « Hélas, il a refusé d’intégrer à ce programme [de conférences] un entretien avec Le Monde… » Crime suprême. Or, en l’occurrence, Chomsky n’a rien refusé au Monde [6]. Simplement, le journaliste du quotidien, Jean Birnbaum, a contacté Chomsky trop tardivement, le planning de ce dernier était déjà rempli. D’ailleurs pourquoi aurait-il refusé un entretien au Monde alors qu’il en a accordé un au Point [7] ?
Le savant et le politique
Tous les médias pourtant ne furent pas silencieux. À défaut de rendre compte des propos de Noam Chomsky à Paris, Mediapart et Le Monde se sont employés à évoquer le linguiste, parfois avec emphase, mais pour mieux taire ou disqualifier les prises de position politiques du militant anarchiste.
Le site Mediapart dirigé par Edwy Plenel illustre bien cette approche bicéphale. Deux entretiens conduits par Sylvain Bourmeau sont consacrés à l’apport de Noam Chomsky à la linguistique et aux sciences cognitives [8]. Si ces entretiens sont autrement plus consistants que ce que l’on a pu lire ailleurs, ils s’achèvent tous les deux sur des questions consacrées aux rapports entre le savant et le politique qui jettent le doute sur la pertinence des positions de ce dernier, sans rien en dire.
Pour évoquer celles-ci, Mediapart s’efface derrière la prose du blogueur Philippe Corcuff qui bénéficie d’un appel en « Une » du site, juste à côté de l’annonce du premier entretien conduit par Sylvain Bourmeau. La venue de Chomsky a ainsi fourni à Corcuff une nouvelle occasion de recycler ses articles antérieurs et de se citer abondamment [9]. On y apprend que Chomsky « a [...] contribué à orienter la critique politique contemporaine sur des chemins simplistes » et que la « critique des médias comme [celle] des relations internationales proposée par Chomsky, avec ses tonalités conspirationnistes [où ça ?], apparaît très en deçà des savoirs [lesquels ?] produits par les sciences sociales critiques aujourd’hui sur ces terrains ». En d’autres termes, circulez, il n’y a rien à entendre et à comprendre. Et Mediapart, en mettant en avant ce pot-pourri, s’est défaussé de tout compte-rendu de la pensée politique de Noam Chomsky.
Mais Le Monde a fait beaucoup mieux.
Les sommets du Monde
La réception médiatique du séjour de Chomsky a commencé par un tour de force. Le 28 mai à 16h, Chomsky intervient dans un colloque au Collège de France intitulé « Rationalité, vérité et démocratie : Bertrand Russell, George Orwell, Noam Chomsky ». Le reporter du Monde, Jean Birnbaum, assiste aux interventions de la matinée mais quitte l’enceinte de l’établissement lors de la pause de midi. Un des organisateurs du colloque avait pourtant répété plusieurs fois que les personnes qui quitteraient le Collège de France à l’heure du déjeuner (un repas était offert gracieusement à tous à l’intérieur) n’étaient pas assurées de retrouver une place à leur retour. Ce fut le cas du malheureux journaliste du Monde ; bloqué derrière les grilles, il ne put assister à la conférence de Chomsky. Parce qu’il n’aimait pas les sandwiches, comme l’expliquait Jean-Jacques Rosat dans la tribune que nous avons publiée ici-même, le reporter du Monde en appela en guise de compte-rendu à une réforme des mesures de sécurité du Collège de France (« Pour Noam Chomsky, on se bouscule derrière les grilles », Le Monde, le 30 mai).
Après le grand reportage, le fabuleux dossier. Privé d’entretien avec Chomsky, c’est en comptant sur ses seules forces que le 4 juin le quotidien vespéral a consacré « trois pages du Monde des livres pour convaincre ses lecteurs qu’ils doivent oublier Noam Chomsky », ainsi que le relève Thierry Discepolo [10]. Il s’agit pour Le Monde de « nous convaincre qu’en politique, comme en linguistique, Chomsky est dépassé. »
La recette est simple. Elle consiste tout d’abord à sous-traiter à de grands témoins la critique que l’on souhaite entendre. Premier de ces témoins, Jean-Claude Milner, linguiste – qui s’est illustré en expliquant que l’œuvre de Pierre Bourdieu était antisémite [11] –, se voit ainsi interrogé : « Comment expliquez-vous que Chomsky soit moins influent en France qu’ailleurs en Europe ? » (ce qui est déjà une affirmation discutable) ; Milner répond : « Politiquement, c’est très simple : la gauche française n’a pas besoin de Chomsky. S’il s’agit de critiquer violemment les États-Unis, elle a suffisamment de ressources autochtones. Et s’il s’agit de conclure que la France est vouée au néant intellectuel, les progressistes soutiennent le contraire. Politiquement, Chomsky ne sert à rien. » Et de conclure : « Le secret de Chomsky réside dans son provincialisme. Ce qu’il appelle international, c’est l’ensemble des effets, généralement mauvais, d’une Cause première qui se situe à Washington. Le monde n’existe que pour alerter l’honnête citoyen américain des fautes de son propre gouvernement. Le moindre gauchiste européen des années 1970 a une expérience politique plus ample et une réflexion plus sérieuse. » Il fallait oser. Un autre témoin, Patrice Maniglier, philosophe, profite de l’occasion qui lui est donnée pour prendre à partie de façon méprisante et très faiblement argumentée Jacques Bouveresse.
En somme : « Chomsky ne sert à rien. » Point final ? Non. Jean Birnbaum n’a pas fini sa démonstration et doit solliciter d’autres témoignages qui confirment sa propre vision. C’est donc lui qui produit la pièce maîtresse du dossier à charge contre Chomsky. Dans cet article intitulé « Chomsky à Paris : chronique d’un malentendu », on peut par exemple lire ceci : « la France résiste à Chomsky [La France ? Quelle France ?] Le pays de Descartes ignore largement ce rationaliste, la patrie des Lumières se dérobe à ce militant de l’émancipation. Il le sait, et c’est pourquoi il n’y avait pas mis les pieds depuis un quart de siècle. [C’était donc parce que « la France » se dérobait que Chomsky (lâchement ?) n’était pas venu.] Mais, pour tenter d’éclairer cette exception, il ne suffit pas d’invoquer une prétendue omerta. [Si elle ne suffit pas, c’est donc que l’omerta existe ; si elle n’existe pas, pourquoi dire qu’il ne suffit pas de l’invoquer ?] Il convient de comprendre pourquoi le discours politique de Chomsky est beaucoup moins influent à Paris qu’à Rome ou à Berlin, sans parler de Porto Alegre ».
Jean Birnbaum concentre son explication non sur « la France », mais sur la réception de Noam Chomsky dans la gauche contestataire dont il prétend ainsi exprimer le point de vue : « À l’entendre évoquer le soutien des États-Unis aux dictatures sud-américaines ou aux talibans, à l’écouter dénoncer la guerre en Irak et l’embargo sur Cuba, émergeait un sentiment de déjà-entendu. Pour les femmes et les hommes de gauche qui ont été nourris à Pierre Bourdieu et à Daniel Bensaïd, pour ceux qui aiment aujourd’hui Alain Badiou, Slavoj Zizek, Antonio Negri ou Jacques Rancière, pour tous ceux qui lisent Le Monde diplomatique, surtout, le discours de Chomsky n’apporte pas grand-chose. » Pour valider cette thèse, Le Monde donne la parole à l’un des porte-voix (médiatique) de la gauche altermondialiste : « En France, il y a une longue tradition d’intervention des intellectuels dans le débat public, précise Christophe Aguiton, membre du conseil scientifique d’Attac. Nous n’avons pas besoin d’une icône comme Chomsky, on en a déjà pas mal à la maison. » Plutôt que de se presser de répondre à n’importe quelle question, peut-être vaudrait-il mieux se presser de ne rien dire…
Il y a donc une nouveauté dans le traitement médiatique de Chomsky : en parler non plus seulement pour tenter de le discréditer en l’accusant à demi-mot de négationnisme ou de complaisance à l’égard du régime des Khmers rouges, mais en renvoyant au néant, sans même l’exposer, sa critique des médias et de la politique étrangère des États-Unis, sous prétexte que des intellectuels bien de chez nous feraient aussi bien, voire mieux.
Nicolas Weill, le petit soldat du journalisme culturel
Comment parler de Noam Chomsky sans avoir à en parler ? L’exercice, on le voit, était difficile. Mais il l’était d’autant plus qu’un éminent journaliste du Monde des livres avait décrété qu’il ne fallait surtout pas lui en parler.
C’est ce que nous apprend cet échange de courriels [12] entre la directrice des Cahiers de L’Herne (qui, selon nos informations, lui avait proposé un entretien avec Noam Chomsky dès le mois de février) et Nicolas Weill.
Cher Nicolas Weill,
Je suis heureuse d’apprendre que l’édition du Monde des livres datée du 4 juin reviendra sur la tournée de Noam Chomsky en France.
À cet égard, je tiens à vous rappeler que nous avons déjà fait parvenir des exemplaires en service de presse de nos publications à Nicolas Truong et Robert Solé. Vous trouverez en pièce jointe un argumentaire récapitulatif pour ces titres.
(…)
Cordialement,
Laurence Tacou
Réponse de Nicolas Weill :
Madame,
Permettez-moi de saisir l’occasion de vous dire que le personnage auquel vous avez consacré une publication ne m’intéresse nullement. Je vois sa popularité comme un signe de déclin intellectuel absolu. Inutile donc d’encombrer de message le concernant ma boite mail.
Bien à vous,
Nicolas Weill
Nicolas Weill qui, il faut le rappeler, soupçonna ouvertement d’antisémitisme Pierre Bourdieu, Jacques Bouveresse et Serge Halimi [13], devait pourtant s’intéresser à ce « personnage » qui ne l’intéresse pas, mais une semaine après le dossier à charge publié dans Le Monde des livres.
Dans Le Monde du 11 juin, il profite de la recension d’un livre du linguiste et anthropologue Daniel Everett pour écrire, dès la première phrase de son texte : « Avec la tonitruante visite à Paris du linguiste Noam Chomsky, cet essai en forme de récit qui vient d’être traduit en français arrive à point nommé. Le linguiste et anthropologue américain Daniel Everett combine en effet la description de son "terrain" d’exploration avec une contestation des théories chomskyennes ». « Tonitruante » ? Cet adjectif ici dépréciatif laisse entendre que la visite de Chomsky aurait été largement médiatisée. On l’a compris : si le livre de Daniel Everett « arrive à point nommé », c’est pour permettre à Nicolas Weill de contester les « célèbres thèses de Chomsky sur la "grammaire universelle" ».
Rien n’était plus urgent que d’évoquer de « célèbres thèses » qui ne le sont pas, en attribuant à leur auteur l’idée selon laquelle, dit-il, « le langage [serait] autonome par rapport aux contextes culturels dans lequel il évolue. » Or Chomsky affirme que la capacité langagière est innée mais seulement dans sa structure profonde. Le « câblage » du cerveau permet le développement spontané de la grammaire universelle chez l’enfant mais ce sont les stimuli apportés par le contexte culturel (et donc linguistique) qui paramètrent cette capacité et donnent accès à la compréhension et à la pratique d’une langue particulière. Nicolas Weill devrait lire les livres qu’il refuse de recevoir !
Faut-il conclure ? Nous pourrions laisser la parole à Pierre Encrevé. Celui-ci répond à Sylvain Bourmeau qui revient avec insistance sur le prétendu « simplisme » de Chomsky :
« Les intellectuels français le trouvent simpliste ; il leur faut des intellectuels critiques philosophes, fussent-ils des philosophes médiatiques... mais un linguiste anarchiste ! Pourtant si on lit sa critique des médias, elle n’est pas très différente de celle de Bourdieu. Simplement elle n’est pas écrite à la française, et d’ailleurs il se flatte de ne pas écrire pour les intellectuels mais pour tout le monde. Ça se comprend d’autant mieux que, quand il écrit vraiment pour ses pairs, il écrit pour les linguistes dans une langue totalement illisible pour tous les autres. Quand il fait de la politique en revanche, il dit des choses très simples – qui font quand même souvent plaisir à entendre. »
Les intellectuels français et, parmi eux, les journalistes cultivés défendent leur pré carré. Ils justifient leur indigence et leur hostilité en prétendant constater les dégâts provoqués par les « affaires »… qu’ils ne cessent eux-même de ressasser et d’alimenter, comme « l’affaire Faurisson » (voir « Annexe »). À l’instar de Libération (le 31 mai), ils se plaisent à présenter Chomsky comme un « intellectuel controversé », « célèbre pour ses prises de positions radicales » et objet de « polémiques »… dont ils sont eux-mêmes les auteurs.
Ce faisant, ils invitent à prêter attention à ce que leur cercle dit de Chomsky plutôt qu’à ce qu’il dit lui-même. Pis : ils se présentent comme « la France » et prétendent restituer un sentiment général alors qu’ils ne parlent qu’en leur nom propre. Plutôt que de débattre des positions de Chomsky, préférer le silence ou allumer des contre-feux. Le franc rationalisme de Chomsky agace les zélateurs de Bernard-Henri Lévy et des autres stars de la pensée. Leur nonchalance intellectuelle n’y trouve pas son compte. Le radicalisme de Chomsky horripile les admirateurs de l’empire américain. Pour eux, les choses sont toujours plus « complexes ». En guise de journalisme, l’accueil réservé à Noam Chomsky nous a offert, dans les médias dominants, un exemple exemplaire de ce que Nicolas Weill appelle, mais pour parler de la popularité du linguiste, « un signe de déclin intellectuel absolu ».
Laurent Dauré (avec Mathias Reymond)
Annexe : Vous reprendrez bien un peu d’affaire Faurisson ?
Parmi les médias qui ont condescendu à parler de Chomsky, la plupart ont rappelé (avec plus ou moins d’insistance) « la sordide "affaire Faurisson" » (Le Monde des livres, le 4 juin). Rien ne vaut un rappel plein de sous-entendus de cette « affaire » pour justifier, l’air de rien, le mépris dans lequel on tient des positions politiques de fond que l’on se garde de mentionner [14]. Auparavant, la règle était de ne pas être trop précis quant aux détails de « l’affaire » et surtout de négliger voire de déformer les propos de Chomsky. Et aujourd’hui, rien n’a changé.
Sur Mediapart (le 28 mai), par exemple, Sylvain Bourmeau ne peut s’empêcher d’écrire : « S’il n’est pas venu en France depuis si longtemps, et s’il est boudé par certains en France, ce n’est pas seulement du fait de ce qui est perçu comme du simplisme en politique mais aussi à cause de l’affaire Faurisson... » Lorsque Libération interroge Pierre Encrevé, un ancien traducteur de Chomsky, un commentaire (hors sujet) brûle les lèvres du journaliste : « En France, on se souvient surtout de sa préface au livre du négationniste Robert Faurisson, au tout début des années 80 ». « Boudé par certains » ? De qui parle-t-on si ce n’est d’abord des gardiens médiatiques du débat public ? « Ce qui est perçu comme du simplisme » ? Par qui, si ce n’est par ceux qui « boudent » Chomsky ? « On se souvient surtout », qui est ce « on » si ce n’est l’élite médiatique et ses intellectuels satellites ?
Le Monde des livres du 4 juin – sous la plume toujours de Jean Birnbaum – s’est également plu à ressortir ce vieux dossier : « À l’origine du grand malentendu entre Chomsky et la France, pourtant, il y a aussi quelques faits. À commencer par la sordide "affaire Faurisson", qui n’en finit plus de peser sur la réception de Chomsky en France ». La réception par qui, si ce n’est par ceux qui ressassent cette « affaire » en la qualifiant de sordide ? Et Birnbaum de poursuivre : « En 1980, en effet, un texte signé de lui fut publié sous forme de préface à un livre du négationniste Robert Faurisson. L’intellectuel américain commença par protester du fait que son texte ne visait qu’à défendre la liberté d’expression. Mais il alla ensuite plus loin, et la polémique qui s’ensuivit fut d’autant plus dévastatrice qu’elle l’opposa à l’une des grandes consciences de la gauche française, l’historien et militant anticolonialiste Pierre Vidal-Naquet. » Chomsky serait donc allé « plus loin ». Qu’est-ce qui est ainsi sous-entendu ? Jean Birnbaum ne le précise en rien. Quant à l’évocation de la polémique avec Pierre Vidal-Naquet, pourquoi ne pas en rappeler la teneur ? Et ne pas remarquer que nos chers protecteurs des bienséances se sont empressés d’oublier la polémique qui opposa « l’historien et militant anticolonialiste » à Bernard-Henri Lévy ? Mais quand il s’agit de Noam Chomsky…
Dernier exemple. Alors qu’il reçoit ce jour-là Susan George, la présidente d’honneur d’Attac, voici comment Marc Voinchet présente le linguiste dans les « Matins » de France Culture : « une personnalité dont on sait que quand elle vient en France [une fois tous les trente ans !] elle suscite de nombreux [sic] polémiques, de nombreux débats, de nombreux même combats : Noam Chomsky » (le 27 mai). Susan George, qui connaît et apprécie Chomsky, commence à parler de lui en termes élogieux mais Marc Voinchet ne tarde pas à l’interrompre : « Alors cependant, cependant, vous connaissez la polémique, chaque fois qu’il vient en France [une fois tous les trente ans ! (bis)] on l’accueille, enfin on l’accueille ou on ne l’accueille pas, il a même été interdit de séjour en Israël puisqu’il faisait un tour au Moyen-Orient et on dit de lui, ça c’est le réflexe pavlovien, voilà, "c’est un négationniste", il a un jour laissé publier une préface à un livre de Faurisson. » Un réflexe pavlovien, en effet. Mais que de contorsions ou de sous-entendus pour le constater et réduire à une anecdote – à charge ? – l’interdiction de séjour en Israël (dont on ne saura rien de plus).
Marc Kravetz, chroniqueur dans l’émission, ajoute : « Je crois que ce débat est rigoureusement insoluble, on ne comprendra jamais, vu de France, ce que veut dire le premier amendement américain ». On ne comprendra jamais ou on ne fera jamais l’effort de comprendre ? Alain-Gérard Slama, également chroniqueur des « Matins », se porte alors volontaire pour illustrer les propos de son collègue : « en tant qu’intellectuel, [Chomsky] se devait de combattre Faurisson ». Marc Voinchet reprend la parole pour conclure l’émission : « je vous renvoie au Cahier de L’Herne qui lui est consacré et qui est très intéressant puisqu’il est fait mention dedans des textes très intéressants et assez formidables d’opposition à Chomsky qui avaient été signés Pierre Vidal-Naquet et qui rejoignent, Alain-Gérard Slama, ce que vous venez, vous, de dire ». Le Cahier de L’Herne consacré à Chomsky est donc « très intéressant » avant tout parce qu’on peut y lire « des textes très intéressants et assez formidables d’opposition à Chomsky ». Et ce sera le mot de la fin.