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La critique de cinéma en question (entretien avec Stéphane Ledien, de la revue Versus)

La critique des médias devrait s’intéresser davantage à la culture et à son traitement. Pour poursuivre les réflexions sur l’état de la critique de cinéma, après notre article sur le traitement médiatique d’Avatar, nous avons questionné Stéphane Ledien, directeur de la publication et co-rédacteur en chef de la revue de cinéma Versus. Versus est une revue trimestrielle animée par des bénévoles, elle existe depuis huit ans et propose, comme son sous-titre l’indique, un « contrepoint de vue sur le cinéma » [1].

 Pouvez-vous nous décrire un peu le paysage actuel de la critique de cinéma (différents types de publications, pratiques, tendances, etc.) ?

De notre point de vue, la critique cinématographique officielle émanant des médias de masse et des grands groupes de presse souffre des mêmes carences que la presse généraliste ou politique : un manque d’indépendance et de recul analytique. Les journalistes et critiques de cinéma des médias influents s’occupent de couvrir les événements et sorties du moment. Pas forcément les plus populaires, grand public, ou commerciaux, mais les plus immédiats et les plus brûlants en terme d’exploitation dans le temps. Combien de fois ne nous a-t-on pas demandé si nous ne craignions pas de proposer de l’information « périmée » de par notre périodicité trimestrielle.

La majorité dominante cultive l’idée qu’il faut faire du flux, enchaîner les articles, s’insérer dans le fil ininterrompu des informations globalisées, diffusées à grande échelle ou démultipliées. Et les médias de masse le font en vertu des formatages informationnels que leur imposent incidemment les groupes dont ils sont issus. Voyez comme les instituts de sondage appartiennent par exemple à des groupes de presse ; la fabrication de l’information rejoint celle de l’opinion et relever cette collusion n’a rien de conspirationniste.

À l’échelle de la critique cinématographique, le problème reste le même, moins politisé (encore que…) mais prégnant. Ça n’est pas tant une connivence entre les producteurs/distributeurs cinématographiques et les critiques (ça existe, et l’on voit des majors récompenser chaudement par des exclusivités les supports complaisants), que des partis pris d’une rigidité risible, automatiquement appliqués à tout ce qui sort de leur système de valeurs. Notez comme Télérama fustige par exemple une production hollywoodienne toute de bleu vêtue sur la seule base au final de son énorme succès populaire (tout en ébauchant une critique qui ne tient pas : scénario faible, laideur esthétique, etc. Ah bon ? Selon quels arguments solides ?). Or, de la même manière qu’un film ne peut être décrété excellent juste parce qu’il rassemble un public nombreux, on ne peut pas en fustiger un autre pour les spectateurs qu’il rameute.

Mais pour en revenir aux revues ou magazines de cinéma, quelques-uns et unes font encore un travail de fond (Positif…). La grosse tendance qui change un peu la donne, ce sont les blogs et espaces de critique sur le Net. Mais ça ne contredit pas l’idée qu’il n’y a plus beaucoup de fond ; au contraire, la démultiplication des prises de parole, notamment sur les réseaux communautaires, ne fait que renforcer la volatilité des opinions à propos d’un film (et à propos de tout en général). Les statuts, « tweets » et autres « posts » cessent d’avoir une quelconque importance dès lors qu’ils sont remplacés par le commentaire suivant. Et les commentaires des autres internautes parasitent aussi la chose. Il n’y a plus de discours critique de fond, hormis avec quelques supports : il ne reste que des avis qui se complaisent dans la brièveté, l’immédiateté de leur expression. Et, fait inquiétant : le public préfère ce type d’intervention au contenu analytique plus soutenu, plus approfondi (et plus long à lire aussi…). L’audience le prouve en tout cas ; mais ceci dit, l’audience n’est-elle pas en partie fabriquée ?

 Comment définiriez-vous les différents modèles économiques qui régissent les publications spécialisées ?

Les modèles sont bouleversés ; le financement par l’unique publicité, sur papier comme en ligne, a trouvé ses limites, d’autant que les investissements dans ce sens sont en recul, crise oblige. Le contenu gratuit sur Internet ou même sur papier (ces affreux quotidiens torche-cul que distribuent de grands groupes industriels…) est un leurre. Qui peut croire que la bonne information ne se paie pas ? Et même la mauvaise, d’ailleurs. Il faut quelqu’un pour la décortiquer, la présenter sous un jour analytique intéressant ou accrocheur ; cela requiert des compétences pointues. Qui se paient à juste titre. Mais la presse payante a du mal à s’autofinancer, surtout la plus indépendante, condamnée à disparaître si les mentalités ne changent pas et si le public ne prend pas la prétendue gratuité pour acquise.

En fait, la gratuité se paie : par un préformage promotionnel, publicitaire, idéologique. Certains ont le sentiment d’accéder à du contenu gratuit mais ils ne sont exposés qu’au discours ambiant, à du prémâché émanant de la doxa. Le meilleur modèle c’est pourtant celui d’une presse que l’on paie parce qu’elle se mérite (au moins aux yeux de celui qui l’achète). Les souscriptions, abonnements, sont aussi la voie du salut économique pour des petites structures comme la nôtre. Simplement, il faut que les lecteurs potentiels soient nombreux à connaître le titre pour s’abonner. Or, sans moyens de s’afficher un peu partout, on n’émerge pas. C’est une quadrature du cercle mais penser que faire un gratuit distribué dans la rue ou du contenu accessible à tous et sans rétribution sur le Net s’inscrit dans l’avenir est une aberration, un non-sens culturel.

 Avez-vous observé des modifications significatives dans la presse de cinéma depuis que vous vous y intéressez ? Et si oui, lesquelles ?

Plus le temps passe, plus les choses se doivent d’aller vite, du moins dans l’esprit de ceux qui font les mass media d’aujourd’hui. Tout est dans l’immédiateté du jugement critique, la publication avant l’heure des opinions et avis. Le premier qui a parlé a raison, alors chacun cherche à être le premier à en parler. Prendre du recul, prendre le temps de revenir sur un film, quitte à paraître moins séduisant aux yeux des lecteurs du tout-venant médiatique, c’est l’approche qui nous convient. Au risque de ne pas rassembler un public nombreux.

 La montée en puissance d’Internet a-t-elle modifié le champ de la critique de cinéma ? Et si oui, comment ?

Internet a modifié les comportements d’écriture ; puisqu’il y a une écriture spécifique à l’Internet (et heureusement), plus directe, plus droite, plus courte (qui répond à la demande instantanée de qui se connecte sur le réseau). Et aussi les comportements de lecture, car on ne lit pas sur le Net : on absorbe, on visualise, on est inondé d’informations. Le champ de la critique est indéniablement influencé par ces bouleversements ; tout s’inscrit dans une frugalité de l’instant, dans l’idée d’une péremption imminente (donc il faut vite en parler avant de passer à autre chose). On constate même que le « Web 2.0 », l’esprit communautaire, l’appel à l’interactivité et le langage de la connexion spontanée et immédiate ont contaminé les médias imprimés. Jusque dans les maquettes des journaux.

- Que pensez-vous des émissions de cinéma à la radio et à la télévision ?

Elles s’inscrivent dans le discours ambiant ; soit c’est promotionnel (il en faut mais il ne faudrait pas que ça…), soit c’est dicté par l’audience de la station/chaîne concernée. Le souci vient de ce que ce sont toujours les mêmes intervenants : en France, si je comprends bien, on n’a qu’un philosophe (BHL) et une poignée de critiques. Toujours les mêmes, emmenés par un nez rouge de l’intelligentsia cocaïnée et/ou imbue d’elle-même (Frédéric Beigbeder), qui copinent avec les producteurs et distributeurs, qui se saluent à tous les événements cinématographiques et évitent de s’affronter idéologiquement. Leur leitmotiv : assurer leur visibilité et éviter toute confrontation de discours, d’idées…

Il y a un écœurant confort intellectuel dû à leur posture d’intouchables médiatiques. Ils paressent, développent toujours les mêmes théories, souvent faussées d’ailleurs. Et débitent des idioties, pas parce qu’ils n’ont pas la culture nécessaire, mais plutôt parce qu’ils ont perdu le goût de cette culture et parent au plus pressé. Ils se complaisent dans la couverture quantitative, voient des films en pagaille (trop !), enchaînent le tout de façon alimentaire, mais avec la posture d’intellectuels décryptant des codes qu’ils prétendent être les seuls à percevoir. Ils se comportent en dirigeants du savoir ; ils ne sont pas dénués d’intelligence, mais d’honnêteté.

Et puis la France a un problème avec les notions de divertissement, excepté avec le genre de la comédie. L’auteurisme à la française a un peu tué l’approche sensorielle du 7e Art, y compris aussi dans son appréhension critique. Les plumitifs officiels se gargarisent de leurs bons mots, ils sacralisent leurs saillies au lieu de se concentrer sur le matériau filmique étudié. La « starification » critique, c’est le début de la fin en termes analytiques. Et c’est franchement insupportable. Qui trouve François Bégaudeau intéressant ? Lequel, quand il siégeait au CNC, demandait à ce distributeur indépendant qui souhaitait ressortir Le Monde, la chair et le diable en salles : « mais pourquoi vous voulez ressortir ce film ?  ». Mais pourquoi pas, surtout [2] ?

 Quelles relations entretiennent les revues spécialisées et leurs journalistes avec les distributeurs de films et les attachés de presse ?

Elles se doivent d’être respectueuses, mais pas politiquement correctes, c’est là la nuance. Chacun fait son travail et toute connivence est un leurre, une tare systémique. Il convient de travailler ensemble mais de cultiver l’indépendance : de sa position, de ses idées, de sa démarche. Il ne s’agit pas de rendre service, juste d’accéder aux programmes et films diffusés et de les éclairer selon ses propres valeurs et convictions. Ça ne fait pas des critiques les ennemis des attachés de presse ; nous entretenons de bons rapports avec eux, à partir du moment où ils ne se mettent pas en tête de nous dicter notre conduite et nos propos. Et nous laissent le choix. Tout comme nous n’avons pas à juger leur travail de fond, d’exposition ; la promotion, c’est un boulot nécessaire. Et respectable ; après, ce sont les méthodes employées qui peuvent ne pas l’être. Mais en tant que média indépendant, il est salvateur, aussi, de garder ses distances, et de visionner les choses par ses propres moyens, notamment en payant sa place, ce qui change le rapport au film. Trop de critiques ne mesurent plus le spectacle en vertu du prix du ticket déboursé ; et pourtant, ça joue.

 Avez-vous constaté une évolution du rapport critique/promotion ? Et si oui, dans quel sens ?

La limite entre les deux n’est pas ténue, contrairement à ce que certains veulent faire croire. Je ne sais pas s’il y a eu une évolution réellement significative par rapport aux années 1990, par exemple ; les moyens de diffusion de l’information ont changé, il est plus facile qu’autrefois d’obtenir des informations sur un film et les dossiers de presse circulent plus librement, ou plus facilement. La facilité éditoriale a toujours existé, de mon point de vue ; et je dirais que ça n’est pas la faute, pour le coup, des dossiers de presse ou de ceux qui les rédigent et les mettent à disposition des médias. Les critiques subissent plus de pression qu’auparavant, c’est certain : ils sont contraints d’en voir plus, et plus vite, surtout à l’aune des évolutions technologiques. Cela les pousse (mais ça ne les excuse pas) à tirer à la ligne, à produire en masse du contenu critique qui n’a pas un temps de maturation nécessaire pour se considérer comme réfléchi.

Y a-t-il plus de promotion aujourd’hui qu’hier ? Indéniablement, oui, puisque les médias et prises de parole se sont démultipliés. Et, paradoxe effroyable, les blogs et autres espaces dits alternatifs s’empressent de relayer ladite promotion ; parce que les majors les flattent en les associant aux supports premiers servis. Ceux qui hier dénonçaient dans leur coin la politique culturelle ou commerciale de tel distributeur ou éditeur sont maintenant des leaders d’opinion « geek », « web-communautaire » et tout ce qu’on voudra. L’industrie du film a acheté leur rébellion, en somme. Et compris la versatilité de leurs convictions, aussi.

 Un film qui bénéficie d’une importante promotion dans les grands médias (notamment à la télévision) ne génère-t-il pas parfois des critiques négatives de « posture » dans la presse spécialisée ?

Hélas, si, et c’est une aberration. La preuve avec Avatar, évoqué plus haut. Le succès est louable pour tout film « populaire » dans la bouche des médias, mais ils ont un relatif problème avec les grosses machines « américaines ». Toute estampille états-unienne qui remporte un franc-succès est forcément médiocre, ou au mieux légère et indigne d’analyse profonde, d’après eux. Et inversement, ce qui marche est forcément qualitatif, pour les patrons des studios comme pour les PDG des chaînes de télévision. Est-ce contradictoire ? Non, ça participe d’une même pensée unique, d’un formatage des esprits où thuriféraires et détracteurs, au fond, s’entendent sur un seul et même aspect, critère, critique : la notion de succès. C’est un petit jeu entre eux. Les imposteurs sont vite démasqués mais il fut un temps où c’était un processus de démystification plus long : songez qu’aucun média ne s’était attardé de façon significative sur Die Hard (Piège de cristal) quand il est sorti en France. Et aujourd’hui, les indifférents d’hier veulent nous rappeler (sous-entendu : ils le disaient déjà à l’époque) que John McTiernan, son réalisateur, est un génie. Belle arrière-garde.

 Comment la politique éditoriale d’une revue de cinéma se définit-elle ?

Les courants, esthétiques, thématiques, sociologiques (le public, mais aussi le contexte de production, la toile de fond du film, etc.) constituent la base d’observation et d’analyse la plus viable et solide pour définir une ligne éditoriale. Ce qui fait l’esprit d’une revue vient de son ton, de son rapport à l’image en mouvement, de sa perception de l’art mais aussi et surtout de ses valeurs, morales, artistiques, humaines. Une revue ou un magazine s’incarne dans un point de vue, une approche unique si possible du cinéma. Voire d’un genre. Pour Versus, l’approche est éminemment politique et esthétique ; nous mettons l’homme et la société au cœur du processus d’analyse des films et programmes audiovisuels que nous traitons dans nos colonnes. Si l’on veut s’enflammer un peu, disons que notre approche se veut anthropologique.

 Comment se porte la critique de cinéma et quel devrait être son rôle selon vous ?

La critique ne devrait plus appartenir à un cercle fermé ; mais si chaque blogueur s’improvise chroniqueur et expert, l’effet est tout aussi pernicieux. La critique spontanée appartient certes à tout le monde, merci Twitter et consorts (hum), cependant l’analyse de fond n’est pas l’apanage de tous ; réaliser est un métier, chroniquer, écrire sur le cinéma en est un autre. Je pense que la citrique se doit d’être professionnelle, sérieuse, rigoureuse, réfléchie. Ça ne signifie pas qu’il faille s’en remettre aux rouleaux compresseurs de l’information. Priorité à l’indépendance. Ce qui n’est pas la même chose que l’amateurisme, pas forcément très travaillé.

 L’évolution en cours vous semble-t-elle irrémédiable ou existe-t-il des moyens de la contrecarrer ? Si oui, lesquels ?

Irrémédiable, non ; la période est à la mutation en général. J’ose croire que les contenus, papier et en ligne, vont s’épurer, qu’il va se faire un nivellement par la qualité et la profondeur éditoriales. Et les modèles économiques vont trouver, j’espère, leur idéal. Plus que tout, il faut que la presse libre demeure. Elle est le garant d’une opinion différente, approfondie, en marge de l’urgence de production dans laquelle le monde a jeté l’ensemble des médias influents, et industriellement imposants.

Entretien réalisé par Laurent Dauré

 Pour obtenir des informations sur la revue Versus et sur les moyens de se la procurer, voir le site Internet.

 
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Notes

[1Pour obtenir des informations sur la revue et sur les moyens de se la procurer, voir le site Internet.

[2François Bégaudeau faisait partie de la commission d’aide sélective à la distribution de films de répertoire en 2007. Il a posé cette question à Marc Olry, alors gérant de la société de distribution Madadayo Films. Finalement, Le Monde, la chair et le diable de R. Mac Dougall (distribué par Madadayo Films) a obtenu une aide (5 000 €). (Précisions fournies par S. Ledien.)

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