André Schiffrin : des pratiques « tout à fait immorales »
Le lendemain de la parution du dossier dans Le Monde des livres, André Schiffrin a envoyé une lettre à Jean Birnbaum – le journaliste du Monde en charge du dossier – pour lui dire notamment : « Je m’oppose fermement à la manière dont vous avez utilisé et déformé mes propos ». Cette lettre a été publiée sur le blog des éditions Agone [2] (le 28 juin). On apprend que cette lettre a suscité « un genre de "non-réponse cordiale" » et qu’André Schiffrin a demandé en vain au journaliste du Monde de faire paraître leur échange. Depuis, l’éditeur américain reste sans nouvelle du droit de réponse qu’il a envoyé au directeur de la publication du Monde le 13 juin.
La lettre d’André Schiffrin nous apprend que, pour son article, épine dorsale du dossier consacré à Chomsky, Jean Birnbaum a utilisé des extraits d’un entretien que l’éditeur lui avait accordé… en 2006. Cette date n’est mentionnée nulle part dans Le Monde des livres, ainsi le lecteur croit que l’entretien a été effectué à l’occasion de la venue de Chomsky à Paris. Mais ceci est un détail à côté de l’utilisation des propos en question. L’éditeur américain se déclare « très surpris, et en fait choqué, par l’usage » que Jean Birnbaum en a fait et ajoute : « Vous avez complètement ignoré les propos où je déplorais les prises de position françaises envers Chomsky et le refus de publier ses livres pendant de nombreuses années. De plus, les très brefs extraits de notre longue discussion ne sont pas seulement sortis de leur contexte mais ils sont inexacts. » Sans doute l’effet d’une mémoire très sélective ?
Plus loin dans la lettre, Schiffrin écrit : « Plus important, au sujet de l’affaire Faurisson, j’avais dit que je pensais que Noam n’aurait pas dû écrire à Faurisson, et je lui avais conseillé de ne pas le faire ; mais je n’ai jamais dit qu’il était "mal renseigné" ». Et il ajoute : « Le plus important dans mon propos n’était pas les "graves conséquences" de cette affaire mais ma stupéfaction de voir Chomsky accusé de négationnisme en France. » Est-ce parce qu’il ne partage pas cette stupéfaction que Jean Birnbaum s’est gardé de la mentionner ?
La conclusion de la lettre de Schiffrin est sans appel : « Vous avez bien sûr le droit de vos opinions négatives sur Noam Chomsky. En fait, votre article m’a éclairé sur cette mentalité française que j’avais tant de difficultés à comprendre. Mais je m’oppose fermement à la manière dont vous avez utilisé et déformé mes propos pour donner l’impression que j’étais d’accord avec vous en quoi que ce soit. Je tiens vos pratiques pour tout à fait immorales et déplore que Le Monde n’ait pas de forum pour corriger ce que vous avez fait. »
La capitainerie du Monde sait bien qu’elle peut se permettre (cyniquement) d’ignorer les demandes de droit de réponse car les protestations et les textes de mise au point paraîtront sur des médias à l’audience bien moindre que celle du « quotidien de référence », ce dernier pouvant ainsi conserver un semblant de respectabilité auprès des personnes qui ne consultent pas ces médias alternatifs.
Pierre Pica : les « flagrantes bêtises » de Jean Birnbaum
De son côté, Pierre Pica a écrit une « Réponse au dossier du Monde des livres à propos de la visite de Noam Chomsky à Paris ». Dans ce texte publié sur le site Chomsky.fr, il tente « de corriger certaines des plus flagrantes bêtises dont l’article fait étalage, puis de décrypter le dossier du Monde des livres. » Il avait envoyé ce texte à la rédaction du Monde le 23 juin.
Pierre Pica y démonte par le menu les affirmations contenues dans un dossier « très étrange tant il contient d’éléments plus ou moins imaginaires : ce qui est vrai est anecdotique et franchement inintéressant (couleur de la chemise, jeans, etc.) Rien de substantiel sur les nombreux sujets abordés par Noam Chomsky durant quatre conférences, au Collège de France, au CNRS ou à la Mutualité. »
Le linguiste français dément avoir « été sollicité "pour faire la révolution chomskyenne à Paris", où la linguistique générative est relativement bien représentée ». Il ajoute que contrairement à ce que Jean Birnbaum affirme, « Noam Chomsky n’a pas refusé d’entretien au Monde » et qu’il n’a pour sa part « jamais dit que les travaux politiques de Chomsky sont plus "faibles" que ses travaux scientifiques. » Il précise plus loin qu’ « il est faux de dire que seuls des étrangers ont posé des questions lors de la conférence scientifique [au CNRS] du samedi 29 mai au matin ». Jean Birnbaum, qui voulait ainsi minorer l’influence du linguiste en France, a été trompé par un subtil stratagème : les francophones ont posé leurs questions en anglais !
Ensuite, Pica se demande à juste titre « où M. Birnbaum a lu ou entendu que Chomsky a traité Lacan de "malade mental" » et conclut sa correction de copie en disant que « [d]e façon générale, certains en France ont tendance à utiliser Chomsky comme une sorte de gourdin pour régler leurs comptes avec d’autres, ou pour ricaner des petites phrases et autres mots d’esprit : cela permet de ne pas aborder le fond, et de rester dans une superficialité déconcertante. Il n’y a qu’à voir l’ensemble des articles publiés dans Le Monde autour de la venue de Chomsky : on s’interroge sur son aspect révolutionnaire ou non, sur son utilité ou non, sur la faiblesse de ses propos ou non, sur sa marginalité ou non, mais cela sans substance, sans rien justifier si ce n’est que par des contre-vérités flagrantes pour qui prend cinq minutes pour se renseigner en allant directement aux sources. » On comprend que Le Monde préfère ne pas publier ce genre de propos...
Poursuivant avec un « décryptage du dossier à charge », Pierre Pica énumère et réfute trois choses que Le Monde des livres « s’évertue à vouloir nous faire croire » : 1. « la pensée politique de Noam Chomsky ne serait pas d’actualité en France » ; 2. « la pensée politique de Noam Chomsky serait liée à sa pensée linguistique » ; 3. « la pensée linguistique de Noam Chomsky ne serait pas d’actualité en France ».
Dans ce développement, Pica affirme notamment : « Malgré une série d’échanges que je regrette de lui avoir accordés (et que M. Birnbaum rapporte de façon anecdotiques et déformée) rien n’y fait : pour M. Birnbaum le lien entre "le problème d’Orwell" (politique) et "le problème de Platon" (linguistique) que je suis censé avoir tenté d’élucider au restaurant avec Noam Chomsky, ce lien resterait une question sans réponse. Pourtant, j’avais pour ma part transmis un certain nombre de textes de Noam Chomsky à M. Birnbaum sur ce sujet, qui n’en a tenu aucun compte. » Décidément, ce dossier du Monde des livres est une leçon de professionnalisme.
Pica aborde également le texte de Nicolas Weill que nous avions nous-mêmes signalé, une recension d’un livre du linguiste et anthropologue Daniel Everett (Le Monde, le 11 juin). Voici ce qu’il en dit : « Bien sûr M. Weill n’est pas spécialiste de linguistique générative, et surtout n’y entend rien, mais pourquoi donc écrit-il cet article ? Les motivations de son admiration feinte pour M. Everett [...] se trouvent sur le blog des éditions de l’Herne : ce n’est qu’une façon pour lui d’exprimer sa détestation de Noam Chomsky. Et le procédé est classique : on n’explique pas la théorie (on remplace cela par des considérations sur le "jeans bleu" d’un des théoriciens, ou sur ses gestes "en forme de chasse neige") mais on cite avec luxe détails des propos marginaux censés l’invalider. Le fait qu’une "théorie" linguistique du type de celle dont M. Weill fait la publicité implique l’absence de mémoire n’a bien sûr aucune importance : Chomsky évacué du paysage français, la France peut dormir en paix ». Et les médias dominants aussi.
Après ce relevé de pratiques « tout à fait immorales » et cette correction des « plus flagrantes bêtises », on se demande non sans anxiété ce qui reste de l’article de Jean Birnbaum… hormis un dossier à charge qui, à grand renfort de « bidouillages », parvient à transformer en témoins de l’accusation ceux qui la réfutent.
Laurent Dauré