Radios, télés, presse écrite généraliste, s’emparent rapidement de « l’affaire ». Laquelle enfle au point d’expulser de l’agenda médiatique l’actualité économique et sociale (par exemple, la réforme des retraites…) et la dimension sportive de la coupe du monde. En recevant à l’Élysée le meilleur buteur des « Bleus », Thierry Henry, le président de la République adresse même personnellement un carton rouge aux joueurs de l’équipe de France. « Affaire d’État », comme le plastronne le quotidien sportif, en « une » de son édition du 24 juin ?
Joli coup, assurément, qui permet à L’Équipe de prendre sa revanche sur la revanche d’Aimé Jacquet, prédécesseur et mentor de Raymond Domenech. C’était il y a douze ans. Dès le coup de sifflet final de la coupe du monde 1998, remportée par « les Bleus », le sélectionneur-champion du monde réglait ses comptes avec le quotidien du groupe Amaury, qui n’avait pas cessé de le vilipender avant (et pendant) le Mondial.
Aimé Jacquet « ne pardonnera jamais »
« Une certaine presse a menti honteusement », tacle alors rageusement le sélectionneur-champion du monde devant le micro de Philippe Houy, journaliste à TF1. « Aimé, pardonnez-vous à L’Équipe ? » « Je ne pardonnerai pas, je ne pardonnerai jamais. Je n’ai qu’un mépris pour ces gens-là, ce sont des voyous », répond l’ancien ouvrier stéphanois. Le lendemain, toujours sur TF1, Aimé Jacquet marque un nouveau but, comme à la parade : « On a cru pouvoir se payer le petit fraiseur. » Sur le plateau de « Téléfoot », sur TF1, le 19 juillet 1998, il enfonce à nouveau la ligne adverse : « Je pense que j’ai en face de moi des gens irresponsables qui font du business, qui veulent vendre du papier… J’ai eu un peu honte de cette presse. J’ai affaire à des voyous, des malhonnêtes et des incompétents. »
Aimé Jacquet ne pardonne ni les critiques systématiques à son encontre [1], ni les allusions sarcastiques à ses origines sociales. Dans son viseur, un homme, Gérard Ejnès, directeur adjoint de la rédaction de L’Équipe, dont Jacquet a dit un jour, avec un brin de poésie : « Je n’ai jamais cogné personne, mais je cognerai un jour Gérard Ejnès » [2].
Paradoxalement, l’épopée des « Bleus » de 1998 aura été à la fois exaltante sur le plan commercial (1,6 million d’exemplaires vendus le 13 juillet) et déprimante pour la rédaction, victime d’un syndrome Jacquet... clos par l’affaire Anelka.
Traumatisée par la hargne de Jacquet, la direction de la rédaction décide de faire la grève de la critique ! Un autre ex-sélectionneur, Gérard Houllier, jugeait ainsi, en 2008 : « L’Équipe pas trop critique avec les sélectionneurs depuis dix ans » [3].
Pour Gérard Ejnès, le temps du syndrome se confond avec celui de la traversée du désert. Près de dix ans à se morfondre à la direction des éditions du groupe L’Équipe. Jusqu’à ce que son disciple Fabrice Jouhaud, bombardé directeur de la rédaction du quotidien en septembre 2008, le sorte de son placard et lui fasse reprendre du service. Ejnès n’écrit plus de billet assassin mais dirige toujours le foot, dans l’ombre du Rastignac de la presse sportive.
Le retour de Fabrice Jouhaud, viré en 2004, est accueilli avec appréhension par certains. « Il a le talent mais pas la maturité. C’est un sale gosse, à la tête de la rubrique foot, il manquait de fond, il s’est grillé tout seul. Jouhaud a nettoyé l’encadrement intermédiaire au Kärcher, il a manqué de savoir-faire, il avait la grosse tête », flingue Marc Van Moere, ex-rédacteur en chef de L’Équipe, aujourd’hui directeur du 10 sport, un hebdomadaire dont les qualités de fond ne sautent pas aux yeux.
Détail qui n’en n’est pas un, Fabrice Jouhaud a participé au Bild français, un projet de tabloïd trash qui devait chasser sur les terres du Parisien… et de L’Équipe. Mort-né, le projet est arrêté par le groupe Bertelsmann en juillet 2007. « Dès son premier jour aux manettes, Fabrice Jouhaud publie une grande photo de la star brésilienne Ronaldo, en vacances, toute bedaine dehors, dans L’Équipe du 2 septembre 2008. Du jamais vu à L’Équipe, traditionnellement rétive à la peopolisation, en dehors du magazine. Il y a de la rupture dans l’air… » [4] Mais le nouveau taulier se heurte aux réticences d’une rédaction attachée à l’héritage du fondateur, Jacques Goddet. Contrairement à ses homologues italiens ou espagnols, L’Équipe ne s’est encore jamais vautrée dans le scandale et le chauvinisme à tout crin. Jouhaud remise donc provisoirement ses projets de quotidien sportif « peopolisé ».
Racolage
Deux ans plus tard, l’équipe de France est au bord de l’élimination de la coupe du monde. Une catastrophe annoncée pour un journal, dont la diffusion, et donc les recettes, varie en fonction des performances des « Bleus ». Ce que Jouhaud admet du reste sans difficulté. « Pour tous les grands exégètes de la presse, qui pensent que les gros scandales ça fait vendre, ben ils ont un peu tort, parce que nous, ce qui nous arrange c’est que la France soit championne du monde, championne d’Europe tout le temps. Plus c’est la fête, plus tout va bien, plus tout le monde sourit, plus on vend des journaux, et plus, à la fin, tout le monde est content au niveau des comptes » [5].
Les gros scandales, ça fait certes moins vendre qu’une victoire française en finale de coupe du monde, mais ça permet de compenser, au moins en partie, le fiasco d’une équipe en déroute. Surtout, Jouhaud prend date et pense au coup d’après. La première « une » trash de l’histoire de L’Équipe a été une réussite sur le plan commercial, et le quotidien a consolidé sa position hégémonique dans la presse sportive. De quoi donner des idées pour la suite.
Modeste, Fabrice Jouhaud affirme ne « retirer aucune fierté et aucune gloire au fait de mettre des grossièretés à la une d’un journal ». [6] Il ajoute : « Ce n’est jamais agréable de rapporter de tels propos en une d’un journal […] Et encore aujourd’hui, je ne suis pas sûr que l’on ait fait le bon choix […] [Mais] on ne peut pas dire que la presse va mal parce qu’elle ne dit pas tout au lecteur et continuer à s’auto-censurer […] Beaucoup de gens se demandent si L’Équipe ne devrait pas rester un journal de supporter. Nous avions eu une information, nous avons choisi de la publier au nom de l’information » [7].
Drapé dans sa dignité d’ancien directeur du Centre de formation des journalistes, Jouhaud « fait mine de croire que l’on reproche à L’Équipe d’informer sur le clash, alors que le débat porte évidemment sur la manière de le faire », confie un journaliste du quotidien, qui préfère garder l’anonymat.
Selon ce dernier, « on peut briser l’autocensure sans verser dans le racolage. Rien n’interdit de titrer “L’insulte d’Anelka” ou “Le temps des insultes” en “une”, et de rapporter éventuellement les termes employés en pages intérieures, avec ou sans guillemets derrière les initiales des “gros mots”. Si l’on avait eu la photo de Ribéry à poil avec Zahia, aurait-elle fait la une ? » Notre journaliste militant se dit par ailleurs « assez curieux de voir l’autocensure continuer à reculer ».
Et de citer (juste pour rire) des exemples de formules choc... qu’on n’est pas près de lire dans L’Équipe : « Les joueurs solidaires... des paradis fiscaux. Confondant allègrement solidarité et charité, la plupart des sportifs professionnels affichent leurs bonnes œuvres pour mieux camoufler leur souci d’échapper au fisc. » Ou encore : « Le Mondial des riches. Comme lors des éditions précédentes, loin de stimuler la réduction des inégalités et l’émancipation des peuples, la coupe du monde a surtout profité aux classes dominantes, tout en grévant les comptes du pays. »
Des titres et des commentaires totalement improbables. Mais il n’est pas interdit de rêver.
David Garcia