Accueil > Critiques > (...) > Sports et loisirs

Tour de France : L’Équipe défend le devoir d’amnésie sur le dopage

par David Garcia,

Les journalistes sportifs retrouvent le sourire. Au lendemain de l’arrivée sur les Champs-Élysées, aucun cas de dopage n’est venu, du moins pour le moment, gâcher la fête du Tour de France. Une première depuis 1998 et l’affaire Festina. De quoi redonner une patate d’enfer à l’unique quotidien sportif français.

Dans L’Équipe du 22 juillet, Gérard Ejnès, numéro deux de la rédaction ironise lourdement : « La Une de L’Équipe d’hier était du genre à secouer une caravane. « MIS EN EXAMEN ! ». En grosses lettres. Un 20 juillet. […] C’est ainsi qu’en cet été 2010 le monde tourne à l’envers. Voilà dans un même temps des footballeurs en salauds et des cyclistes en héros ». Les salauds en short, ce sont Franck Ribéry et Karim Benzéma, impliqués dans une affaire de mœurs. Tandis que les héros en cuissard ont pour nom Alberto Contador, Andy Schleck et Lance Armstrong.

Les reporters en cyclisme de L’Équipe sont soulagés. Et leur soulagement est à la mesure des enjeux financiers. Énormes, comme on dit dans le jargon sportif. Le Tour de France génère 80 % du chiffre d’affaire d’Amaury sport organisation (ASO), filiale du groupe Amaury… qui possède également L’Équipe.

Jusqu’en 1973, la Grande Boucle constituait même un service intégré au journal. L’intérêt est réciproque, puisque le Tour bénéficie d’une vitrine de choix avec L’Équipe. En effet, le quotidien sportif maintient un fort niveau de diffusion en juillet grâce aux exploits des « géants de la route », lesquels remplacent en haut de l’affiche les footballeurs occupés à préparer la reprise du championnat.

D’instinct, les plumes du quotidien sportif sont portées vers l’épique, quitte à sacrifier l’éthique [1]. Dès le 2 juillet, Gérard Ejnès, Antoine Blondin au petit pied, s’emballe pour un Tour 2010 « à l’image de son époque. Sauvage et violent. Sauvage et passionnant. Sauvage et beau. » : « Un Tour de magie » proclame le titre… Les quotidiens généralistes sont moins lyriques, Libération (3 et 4 juillet 2010) évoque des « soupçons en roue libre au départ du Tour de France ». Allusion à l’affaire Landis, du nom de l’ancien coéquipier Lance Armstrong qui accuse le septuple vainqueur du Tour de dopage. Dans la même veine, Le Monde du 4 juillet titre « Le Tour à haut risque de Lance Armstrong ».

Si L’Équipe ne passe pas sous silence la procédure dont fait l’objet Lance Armstrong outre Atlantique, la manière dont celle-ci est traitée confine au minimalisme. L’édition du 15 juillet se contente de reprendre sous forme de brève et sans apporter la moindre information ou éclairage supplémentaire, les révélations du New York Times de la veille sur l’affaire « Landis contre Armstrong ». Une conception du travail journalistique conforme aux consignes de l’actionnaire majoritaire. « Le dopage est un aléa du sport, on doit le traiter quand une affaire éclate, mais pas en tant que sujet en soi », expliquait Marie-Odile Amaury dans Le Point du 9 mars 2010, en réponse à la question : « On dit que vous avez demandé aux journalistes de L’Équipe de lever le pied sur le traitement du dopage. Est-ce exact ? ».

C’est parfaitement exact donc, et cela ne date pas des prémisses du Tour 2010.

Dès février 2009, Le Canard enchaîné publiait un compte-rendu de la société des journalistes de L’Équipe faisant état d’une réorientation éditoriale fort peu respectueuse, c’est le moins qu’on puisse dire, de la liberté des journalistes :

« Lors de sa rencontre avec la SDJ [société des journalistes], en mars 2008, Mme Amaury avait en effet exprimé son souhait qu’on ne s’attarde plus sur ce sujet. Souhait qu’elle a répété à plusieurs reprises ces derniers temps et qui a été largement relayé par plusieurs médias. Depuis, des consignes ont été données aux rubriques, au sein du journal. Il a également été expressément demandé à Damien Ressiot de ne plus générer de révélations et de se contenter de traiter l’info dopage en réactivité, ce qui constitue une remise en cause grave de son poste et de sa mission. La SDJ ne peut donc que s’inquiéter du message envoyé implicitement aux lecteurs. Et s’interroger : la rédaction est-elle indépendante ? Y a-t-il volonté de détourner les yeux du dopage ? » [2].

Réponse le jour même de la direction de L’Équipe dans un communiqué de presse : « Aucune consigne n’a été donnée […] et laisser penser que les journalistes seraient dociles au point d’y obéir est insultant. »

Aucune consigne ? Peut-être. Mais une forte incitation sans doute. Le « monsieur dopage » de L’Équipe, Damien Ressiot, se retrouve borduré par les « souhaits » de la patronne alors qu’il est l’auteur de l’un des plus grands scoops de l’histoire du journalisme sportif. Le 23 août 2005, L’Équipe révélait en effet le « mensonge Armstrong » que le directeur de la rédaction Michel Dalloni, en Une du journal commentait ainsi : « Afin de gagner, en 1999, le premier de ses sept Tours de France, Lance Armstrong a consommé de L’EPO. Après un long, minutieux et rigoureux travail d’enquête, L’Équipe en publie, aujourd’hui, les preuves. Elles sont confondantes. Elles nous affligent. Le champion extraordinaire, le rescapé du cancer, est entré dans la légende par le biais d’un mensonge ».

L’affliction a vécu. En septembre 2008, Lance Armstrong annonçait son retour à la compétition. En mal de vedettes, L’Équipe retourne alors sa veste et place le coureur des États-Unis sur un piédestal : « Même controversé, le retour d’Armstrong est infiniment plus porteur, plus « sexy », pour parler comme les sponsors, qu’un terne duel Cadel Evans-Carlos Sastre, auquel s’est cantonnée l’édition 2008 » [3].

Le responsable de la rubrique cyclisme pousse le zèle jusqu’à exonérer Lance Armstrong de toute responsabilité après que celui-ci se fût grossièrement soustrait à un contrôle antidopage [4]. « Si l’AFLD [Agence française de lutte contre le dopage] doit se payer Armstrong, qu’elle le fasse éprouvette au poing, pas la loupe à la main et le nez sur les petites lignes du règlement. En privant L.A. de Tour pour une affaire aussi mesquine, en s’acharnant à débusquer le moindre écart, au risque qu’il soit anecdotique, l’AFLD aurait perdu de son crédit de gendarme du peloton. On n’arrête pas Armstrong pour un défaut de sonnette » [5], osait écrire Gilles Simon, chef du cyclisme à L’Équipe et rédacteur en chef du mensuel Vélo magazine.

Défaut de sonnette ? Le docteur Jean-Pierre de Mondenard, implacable contempteur du dopage et de ses complices depuis 35 ans, fustige ainsi la désinvolture des commentaires précédents : « Il est plus facile de ridiculiser l’AFLD, “obscure agence inconnue du grand public”, que de s’attaquer au riche, célèbre et tout-puissant Armstrong surtout si on a mission de lui dérouler le tapis rouge afin qu’il ne soit pas importuné par la médiatisation de ce genre de “tracasseries administratives” sur le sol français mais aussi de stopper les articles insinuant le doute du dopage comme facteur prépondérant dans le gain de ses sept boucles consécutives » [6].

Qu’on ne compte pas sur L’Équipe pour enquêter sur les soupçons qui, à tort ou à raison, pèsent sur Amstrong et, le cas échéant, sur d’autres « stars » du peloton. Ce serait brider un enthousiasme de commande qui impose le devoir d’oublier ou d’attendre que d’autres se comportent en… journalistes.

C’est ce devoir d’oublier que défend Philippe Brunel, 30 ans d’Équipe à la rubrique cyclisme. À ses yeux, l’ennemi est moins le dopage… qu’Internet : « Qu’on le veuille ou non, le Tour souffre aujourd’hui d’un mal insidieux car Internet a créé une vraie dictature en nous projetant dans un monde sans frontière où le temps du Tour se double d’un temps médiatique, dans les revers d’une course à l’information effrénée, instantanément téléchargée », lance-t-il avec les accents pathétiques de ces journalistes qui défendent ainsi un « professionnalisme » de pacotille « Le devoir de mémoire l’emporte sur le reste. Et plus rien ne s’oublie. Tout est recyclé en boucle. Tant et si bien que le Tour, hier, ne se jouait pas seulement à Rotterdam [départ du Tour 2010] mais qui sait, l’avenir nous le dira, à la rédaction du Wall Street Journal, dans les dossiers de Jeff Novitzky, de la Food and drug administration, qui enquête sur cette affaire, laquelle engage les dépenses publiques de l’US Postal. Et nous renvoie à une époque qu’on voudrait pouvoir oublier pour mieux apprécier le présent. » (L’Équipe du 9 juillet 2010).

L’Équipe ou le devoir d’amnésie érigé en vertu suprême du journalisme ?

David Garcia

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[1Lire « L’Équipe, l’épique et l’éthique » de Johann Harscoët, extraits d’un article du Monde diplomatique publié sur le site d’Acrimed.

[2Le Canard enchaîné du 4 février 2009.

[3La grande imposture, Jean-Pierre de Mondenard, entretiens avec David Garcia, Hugo, 2009.

[4Prétextant le caractère urgent d’une douche, Lance Armstrong avait alors échappé à la vigilance d’un inspecteur de l’Agence française de lutte contre le dopage lors d’un contrôle inopiné survenu le 17 mars 2009.

[5Vélo magazine, mai 2009.

[6La grande imposture, ibid.

A la une

Portraits de journalistes dans Libération : entre-soi et complaisance

Starification et dépolitisation.