I. L’argent et les mots , Introduction, par André Schiffrin
Lors de la parution de L’Édition sans éditeurs en France il y a une dizaine d’années, la réaction de la presse fut unanime : la situation que je décrivais dans le monde anglo-saxon était certes critique et tout à fait regrettable, mais une telle évolution était impossible au pays de l’exception française, où la diversité culturelle fait partie intégrante du système. Pour dire la vérité, la réaction en Espagne, où le livre parut quelque temps après, fut sensiblement la même. Aujourd’hui, ceux qui ont lu le livre me reprochent d’avoir été trop optimiste. C’est que la situation actuelle est bien pire que ce que je dépeignais, pire même que ce à quoi je m’attendais. Car je pensais moi aussi que dans la situation française, le poids des deux grands groupes, Hachette et Vivendi, pourrait rester heureusement équilibré par le troisième groupe, celui des indépendants, assez puissant et influent pour tenir face à la pression des conglomérats et à la tendance à la mondialisation.
Quelques années plus tard, dans Le Contrôle de la parole [2], je décrivais les premières phases de l’écroulement du vieil édifice. Par une ironie de l’histoire, c’est la décision prise en 1998 par la Générale des Eaux de devenir, sous le nom de Vivendi, un grand groupe de communication et de divertissement lancé dans le jeu de la mondialisation, qui entraîna sa chute et ébranla tout le système. Les achats de studios de cinéma et de maisons d’édition américaines menés par le PDG de Vivendi, Jean-Marie Messier furent particulièrement malencontreux. Alors qu’il savourait ses louanges chantées par la presse aux États-Unis comme en France et coulait des jours heureux dans son appartement sur la 5eme avenue, son empire ne tarda pas à s’écrouler. Il avait acheté pour 2,2 milliards d’euros Houghton Mifflin, grande maison d’édition de Boston. Il fut obligé de la revendre en perdant quelque 700 millions d’euros, somme colossale dont la presse française ne fit guère mention. Si Messier avait enjoint à toutes ses maisons d’édition de ne plus publier que de la poésie et des romans difficiles, jamais elles n’auraient pu perdre ne serait-ce qu’une petite fraction d’une telle somme.
Vivendi en perdition représentait un tiers de l’édition française, avec des maisons célèbres comme Plon, Laffont, Nathan, Bordas, Pocket… Mais heureusement, un « chevalier blanc », comme disent les journaux, apparut à l’horizon. Le baron Ernest-Antoine Seillière, PDG du grand groupe d’investissement Wendel et président du Medef, proposait de racheter une grande partie de Vivendi, qui allait prendre le nom d’Editis [3]. Seillière était plus connu jusque-là pour ses prises de position conservatrices que pour son intérêt pour la culture. Sa proposition était d’autant plus curieuse que les fonds d’investissement comme Wendel se vantent d’atteindre dès la première année des taux de retour de 25 % sur l’argent investi. À ceux qui s’interrogeaient sur la raison qui poussait un investisseur professionnel à s’intéresser au développement à long terme d’une branche importante de l’édition française, Seillière répondit que son groupe n’avait pas l’intention de revendre rapidement Editis, qu’il était là pour dix à quinze ans au moins – assurance que personne, ni dans la presse ni au gouvernement, n’osa mettre en doute. On aurait pu s’attendre à quelque engagement écrit, mais la parole du baron semblait suffire à un gouvernement dont les principes étaient si proches de ceux du Medef.
Trois petites années plus tard, Seillière annonça qu’il vendait Editis à Planeta, géant espagnol de l’édition et de la télévision. Cette opération permettait à Wendel de faire un énorme bénéfice : Editis, acheté 650 millions d’euros, était revendu pour plus d’un milliard. En fait, le bénéfice réel était encore plus élevé. En pareil cas, c’est la société rachetée qui assume l’essentiel de ses dettes et qui est censée les rembourser. Les dettes d’Editis au moment du rachat par Seillière se montaient à quelque 425 millions d’euros. Seillière n’avait donc eu à débourser que 225 millions. Les Échos, au moment de la vente, évaluaient son bénéfice au taux record de 300 %.
En droite ligne de ces méthodes, Seillière chercha à obtenir la coopération des cadres supérieurs d’Editis en les faisant participer aux bénéfices promis. De fait, les hauts dirigeants recevront au moment de la cession à Planeta la somme pharamineuse de 37 millions d’euros. Le PDG, Alain Kouck, autorisé à investir 700 000 euros en 2004, s’en tirera avec un gain de plus de 11 millions d’euros en 2008. S’étant ainsi assuré le dévouement de la direction, Seillière mit en place des procédures pour maximiser les profits en attendant de vendre la société : rachat de onze nouveaux éditeurs et en particulier du très commercial XO ; amélioration des conditions de diffusion pour attirer des clients ; politique draconienne de contrôle des coûts – aucune augmentation de salaire pendant les trois ans, départs non remplacés. Ainsi, pendant la dernière année passée sous le contrôle de Wendel, Editis parvint à atteindre un remarquable bénéfice de 11,9 %.
Lorsque la cession à Planeta fut annoncée, les syndicats protestèrent avec véhémence et finirent par obtenir péniblement un bonus ridicule de 1500 euros par personne, tandis que le baron Seillière s’octroyait une prime spéciale de plusieurs millions d’euros, ce qui entraîna une telle colère chez certains membres de la famille Wendel qu’ils déclenchèrent une série de procès contre lui.
Pourtant, Seillière avait mis en évidence quelque chose d’important : on pouvait encore gagner de l’argent dans l’édition – non, certes, en publiant des livres qui en vaillent la peine ou qui soient des succès commerciaux, mais en achetant et vendant les maisons elles-mêmes. Il montrait par là qu’il incarnait vraiment le capitalisme français moderne. La presse, hormis un article dans Le Monde dû à Martine Prosper, secrétaire générale du syndicat national Livre-Édition CFDT (qui a publié depuis un utile petit livre, Édition, l’envers du décor [4]), resta silencieuse. Personne ne suggéra de taxer ces remarquables gains – Seillière faisant d’ailleurs partie des bénéficiaires du bouclier fiscal instauré par Sarkozy dès sa prise de fonction.
Oubliées également, les promesses faites par Seillière de rester de longues années au capital d’Editis, comme d’ailleurs les cris d’horreur poussés à l’idée de vendre une grande part de l’édition française à une société étrangère – le drapeau avait été levé pour défendre l’achat de la part édition de Vivendi par Hachette, le grand rival. Lors de l’acquisition par Planeta, personne ne reprit le vieil argument patriotique. La presse montra fort peu d’empressement pour faire connaître la réputation de Planeta en Espagne, ou pour savoir les plans de cette maison pour sa nouvelle acquisition – plans toujours mystérieux à l’heure où j’écris. Les Échos, seul journal à publier un article sur la maison madrilène, mentionnait discrètement quelques traits assez inquiétants. Planeta, disait cet article, est connue pour le secret avec lequel elle veille sur ses chiffres : « Ce n’est pas un champion de la communication financière. » Pas plus d’ailleurs que son propriétaire, Jose Manuel Lara, dont la fortune personnelle est évaluée à deux milliards d’euros, ce qui en fait la seizième d’Espagne. Il a investi dans la télévision et les transports aériens et possède plusieurs journaux dont La Razon, le plus réactionnaire des quotidiens espagnols, poliment qualifié par Les Échos de septième plus grand journal espagnol.
Le chiffre d’affaire annuel de Planeta est de 2,5 milliards d’euros, sur lesquels l’édition représente un milliard, ce qui en fait de loin le plus puissant éditeur d’Espagne. Pourtant, Planeta, comme Hachette qui est le premier éditeur en Angleterre et en France, est loin d’être au premier rang dans le classement des dix principaux conglomérats de l’édition. Le plus grand, l’anglo-hollandais Reed Elsevier, a un chiffre d’affaires annuel de 5,7 milliards d’euros, suivi par la société anglaise Pearson, The Financial Times and Viking Penguin, à 5,2 milliards d’euros. Hachette est à la neuvième place avec 2,1 milliards et Planeta dernier avec 1,8 milliard, soit trois fois moins que le premier de la liste.
Lara s’est sans doute rendu compte que les bénéfices dont se vantait Editis étaient dus avant tout à une sévère réduction des coûts. On attend avec inquiétude de voir ce qu’il fera d’un groupe qui comprend certains éditeurs parmi les plus célèbres en France, dont la dernière grande maison de gauche, La Découverte. Déjà fascinant en soi, l’exemple d’Editis a l’intérêt de montrer quel niveau de profit recherchent les grands investisseurs. Alors que les maisons d’édition commerciales essaient de prouver qu’elles sont capables de donner des rendements de plus de 10 % par an, de tels chiffres sont de la roupie de sansonnet pour les Wendel de ce monde, capables d’atteindre 300 %. Dans la crise économique actuelle, pour gagner vraiment beaucoup d’argent, on ne peut plus se contenter de cette activité banale qui consiste à fabriquer quelque chose de réel et à le vendre. Les banques et les spéculateurs ont apporté la preuve que c’est en jouant avec l’argent des investisseurs, en créant des produits financiers d’une extrême complexité et en les vendant à des acquéreurs inconscients que l’on parvenait à amasser de vraies fortunes. Devant des profits aussi colossaux, les investisseurs traditionnels ont eu le sentiment d’être laissés hors du jeu de la vraie finance. On l’a vu dans le domaine de la presse aux États-Unis : pendant des années, un niveau de bénéfice de 26 % était considéré comme la norme. Il y a deux ans, quand Knight-Ridder, respectable chaîne de journaux de province, eut le malheur de descendre à 19,6 %, son propriétaire s’empressa de la vendre, ce qui entraîna la disparition de plusieurs titres parmi les meilleurs. L’une des causes essentielles de la crise actuelle dans la presse américaine est cette intoxication sur les résultats escomptés, cet abandon de toute estimation réaliste sur ce qu’un journal peut normalement gagner.
Les journaux américains n’ont pas été les seuls à souffrir de la crise. Les éditeurs ont dû eux aussi réduire leur production et leurs équipes. Un monde de l’édition fait de maisons indépendantes, plus petites et diversifiées, aurait sans doute pu mieux tenir le coup, mais les grands groupes, qui comptent sur des bénéfices de 10-15 %, ont réagi avec pour but de préserver leurs profits et non de chercher à publier de meilleurs livres. Des rapports publiés dans le New York Times au printemps 2009 indiquent que le plus grand éditeur américain, Random House, qui appartient au géant allemand Bertelsmann, répugne à lancer des titres dont les prévisions de ventes sont inférieures à 60 000 exemplaires, chiffre auquel on ne peut guère s’attendre pour la majorité des livres. Pour être juste, les éditeurs ont également souffert de la concentration dans la librairie, processus qu’ils ont d’ailleurs aidé et encouragé. Maintenant que les chaînes américaines ont détruit la plupart des librairies indépendantes, elles tiennent en mains le destin des livres. La plus grande d’entre elles, Barnes et Noble, a perdu de l’argent ces dernières années. Son principal concurrent, Borders, est paraît-il au bord de la faillite. En conséquence, ces chaînes sont extrêmement réticentes à prendre des titres dont les ventes ne sont pas assurées et elles renvoient aux éditeurs tant de livres que le taux des retours a atteint des niveaux sans précédents. Avant même la crise, les chaînes achetaient fort peu de titres exigeants, comme par exemple des romans traduits du français : généralement autour de 300 exemplaires pour l’ensemble des 1000 magasins Barnes et Noble, et la plupart étaient retournés à l’éditeur. Aujourd’hui, ces chiffres ont encore diminué, tandis que les librairies indépendantes sur lesquelles on pouvait compter pour avoir ces titres en stock ont quasiment disparu des grandes villes. À New York, où l’on comptait 330 librairies dans les années d’après-guerre, il n’en existe plus que 30, chaînes comprises.
L’Angleterre a connu le même processus : la chaîne Waterstone, après avoir éliminé nombre de libraires indépendants en pratiquant d’énormes rabais, a été achetée par W.H. Smith, une chaîne de boutiques de journaux et de magazines connue pour sa politique purement commerciale et son conservatisme politique. Très vite, Smith a changé l’orientation de Waterstone pour la concentrer sur la vente de livres à prix réduit.
En Angleterre comme en Amérique, on n’a guère de chances de tomber en se promenant sur un nouveau livre auquel on n’aurait pas pensé. L’avenir de ce qui reste de librairies indépendantes est très sombre : aucun capitaliste sain d’esprit n’investirait aujourd’hui dans une librairie, une maison d’édition ou un journal : les bénéfices dans ces domaines sont loin d’atteindre les niveaux auxquels prétendent les investisseurs actuels.
Quel est donc l’avenir de ces secteurs d’activité dans un monde où règne le souci de la rentabilité ? Pour conserver des médias indépendants, pouvons-nous faire confiance au système traditionnel, celui de la propriété génératrice de profits ? Nous sommes dans une époque de transition, ce que personne ne veut admettre : dans la plupart des domaines de la culture, qu’il s’agisse de musique, de théâtre, de danse et même de cinéma, on admet dans la plupart des pays qu’il faut une aide publique et des structures à but non lucratif. Et aujourd’hui, nous sommes confrontés à un groupe de médias – l’édition et son système de distribution, les journaux, les agences de presse, les radios et télévisions – où les profits ne satisfont plus le secteur privé mais où aucun autre mode de fonctionnement n’est possible.
Existe-t-il des solutions alternatives ? Y a-t-il des enseignements à tirer des efforts tentés dans divers pays pour créer de nouveaux modèles ? Telles sont les questions auxquelles j’ai essayé de répondre dans ce petit livre.
II. L’argent et les mots , une présentation, par Jean Pérès
Comparé aux ouvrages précédents de Schiffrin, celui-ci élargit son analyse, au-delà de l’édition, à d’autres secteurs de l’information et de la culture et expose de nombreuses propositions destinées à contrer les effets dévastateurs de la logique du profit. Ce sont ces deux aspects spécifiques qui méritent d’être mis en valeur dans cette présentation, avec les limites évidentes de ce genre d’exercice qui ne saurait remplacer la lecture de ce petit livre si riche d’informations.
Le premier livre de Schiffrin, L’édition sans éditeurs, paru en 1999, décrit précisément les premiers ravages, aux Etats-Unis, de la prise en main du secteur de l’édition par des grands groupes obsédés par la rentabilité. Le deuxième, Le contrôle de la parole (2005), présenté comme une suite du premier, décrit la situation française, devenue alarmante à la suite de la débâcle de Vivendi, du rachat du Seuil par La Martinière et de la Socpresse par Dassault.
D’emblée, le titre de ce troisième essai, L’argent et les mots, suggère d’une part un contenu plus large que la seule édition de livres dont il était essentiellement question dans les deux premiers ouvrages, et d’autre part une unité de problématique entre certains secteurs de la culture et de l’information (les mots) dans leur rapport avec les exigences du capitalisme moderne (l’argent).
Le diagnostic général que porte Schiffrin sur l’ensemble du domaine de l’information et de la culture tient en peu de mots : du point de vue du capitalisme actuel, qui exige des rentabilités de 20 à 25%, les secteurs correspondants, dans leur version traditionnelle, sont de moins en moins intéressants et attireront de moins en moins d’investisseurs. « Il n’est plus du tout certain que le capital va continuer à investir dans ce domaine : la spéculation permet des profits bien plus élevés et, en comparaison, le retour sur investissement dans le domaine des mots n’est plus tenu pour suffisant. »
Le livre aborde ainsi, en chapitres distincts, les secteurs de l’édition, du cinéma, de la librairie et de la presse. Un chapitre supplémentaire s’attache à « L’exemple norvégien » emblématique pour l’auteur d’une politique culturelle positive. Une introduction sur le bref passage du baron Ernest-Antoine Seillière dans le monde de l’édition (cf ci-dessus) et une conclusion « Technologie et monopoles » centrée sur Google encadrent l’ensemble. Tous les chapitres ainsi que l’introduction et la conclusion occupent 8 pages chacun, à l’exception de celui sur l’édition, 19 pages, et de celui sur la presse, 33 pages, soit presque un tiers de l’ouvrage (103 p.). C’est dire l’importance qu’André Schiffrin a accordée à la presse écrite qui connaît actuellement la plus grave crise de son histoire.
Nous nous bornerons à développer rapidement son point de vue sur la crise de la presse écrite et le sens de ses propositions alternatives qui sont une autre caractéristique de ce livre [5].
Crise de la presse
Sur la presse écrite, le livre de Schiffrin apporte des informations et observations originales. Après avoir décrit la profondeur de la crise que connaît cette presse aux USA et en Europe suite à une baisse constante des recettes publicitaires et du nombre de lecteurs qui migrent vers Internet [6], André Schiffrin la relativise dans le temps et dans l’espace. Le temps, car « C’est depuis 1950 que les recettes publicitaires sont en baisse : les annonceurs se sont tournés vers la télévision bien avant l’apparition d’Internet », alors que la lecture des journaux a également diminué de 48% aux Etats-Unis depuis cette date. L’espace, car cette crise n’est pas mondiale, loin de là : « Sur les 100 plus grands quotidiens du monde, 74 sont publiés en Asie. C’est la Chine qui a connu la plus forte croissance (107 millions d’exemplaires vendus quotidiennement en 2007) et l’Inde (99 millions)… ». Ou encore les 14 millions d’exemplaires du Yumori Shinbun vendus chaque jour au Japon où « les ventes totales des quotidiens se montaient à 53 millions en 2004 contre 52,8 millions l’année précédente », et « les chiffres étonnants en provenance de Scandinavie » comme l’indique l’exemple de la Norvège.
Au chapitre des causes de la crise, Schiffrin souligne l’étonnante imprévoyance des journaux eux-mêmes qui, n’ayant rien vu venir, se sont lancés dans des politiques désastreuses d’acquisition comme le New York Times, El Pais, ou encore Le Monde qui « au début des années 2000, suivant la politique d’Alain Minc, a acquis plusieurs journaux de province qu’il a été depuis obligé de revendre. »
D’autres causes lui paraissent jouer un rôle important dans la désaffection des lecteurs, causes qui sont rarement évoquées et qui tiennent au contenu des journaux. La suppression massive, aux Etats-Unis, des correspondants des journaux à l’étranger (passés en quelques années de 2500 à 250) a, par exemple, contribué au fait que les mensonges gouvernementaux, au cours de la guerre d’Irak, se sont déployés sans véritable opposition. Autre exemple : les journaux n’ont pas prévu la crise économique ni donné la parole à ceux qui l’annonçaient, tout imprégnés qu’ils étaient de « l’idéologie de Milton friedman –le marché ne peut pas se tromper », ce qui a jeté un doute sur leur capacité à « avoir un rôle de critique indépendant ». Jusqu’à la nature des thèmes abordés qui, selon Schiffrin, ne prenant pas suffisamment en compte, par exemple, les préoccupations des jeunes, ni celles des minorités numériquement importantes, ont privé les journaux d’un important lectorat potentiel.
Ainsi : « Si les journaux traitaient régulièrement et concrètement des questions d’enseignement, d’emploi, de logement des jeunes, des effets de la politique gouvernementale sur leur vie quotidienne, on peut penser qu’ils recruteraient des lecteurs de cette classe d’âge. » Ou encore : « Lors des émeutes en banlieue à l’hiver 2005, Le Monde a dû faire venir de Lyon son seul journaliste d’origine algérienne pour couvrir les événements –trop peu, trop tard. »
Cela dit, Schiffrin l’admet, « Il ne fait guère de doute qu’Internet est l’une des grandes causes du déclin des ventes de la presse écrite … », et Internet, s’il est un excellent véhicule publicitaire en « se focalisant sur une clientèle précise », en matière d’information, « ce qu’[il] démontre a contrario, c’est la nécessité de distance, d’analyse, de commentaires fondés –ce qui est de plus en plus rare. » Ainsi, pour Schiffrin, la question du sauvetage de la presse en tant que presse « papier » est secondaire : « …la question la plus importante n’est pas le support : c’est le contenu, le maintien du rôle de la presse qui est de collecter et de filtrer les informations, de les analyser, de juger de leur importance. C’est cette fonction qu’il importe de maintenir, quel que soit le support. »
Propositions
Pour parvenir au maintien de ce rôle de la presse, André Schiffrin évoque la possibilité de transformer les journaux en institutions sans but lucratif qui seraient financées par des fondations (comme cela existe déjà aux Etats-Unis pour certaines productions éditoriales qui sont reprises par les grands journaux) ou par l’Etat (mais pas, comme actuellement en France dans le sens du seul maintien du statu quo). Une véritable aide publique à la presse consisterait selon lui en une redevance, sur le modèle de la BBC, complétée par une taxe sur les moteurs de recherche : « En France, les publicités à la télévision sont taxées pour aider l’industrie cinématographique. Il serait parfaitement logique de taxer les publicités sur Internet pour aider la presse. » Google est particulièrement visé.
En faveur de l’édition indépendante, Schiffrin souligne l’importance des aides régionales comme cela se fait déjà en Ile-de-France et Rhône-Alpes ; il propose également le rééquilibrage des aides du Centre National du Livre (CNL) qui bénéficient pour 80% aux grandes maisons d’édition. Des aides du CNL pourraient s’étendre à une aide aux salaires pour les petits éditeurs. Les Universités, qui ont des presses universitaires pourraient s’adosser à des petites maisons d’édition et leur fournir des locaux et autres aides. L’Etat ou les collectivités locales pourraient acheter un certain nombre de volumes aux éditeurs indépendants et les donner aux bibliothèques publiques, comme cela se fait en Norvège, voire pratiquer avec ces éditeurs le système d’avances sur recettes sur le modèle de l’aide française à l’industrie cinématographique. Considérant l’emprise croissante de Google, via sa numérisation, sur le patrimoine livresque du monde, et en s’appuyant sur les travaux de Robert Darnton [7] Schiffrin propose simplement de nationaliser cette activité de Google [8].
L’argent et les mots est un livre qui fait une large place aux propositions alternatives [9]. La plupart de ces propositions ont été expérimentées avec succès dans un domaine ou dans un ou plusieurs pays et mériteraient, selon l’auteur, d’être étendues à d’autres. Qu’il s’agisse d’initiatives privées ou publiques, ces propositions convergent vers ce que l’on pourrait appeler un véritable service public de l’information et de la culture indépendant des pouvoirs politiques et soustrait à la logique du profit.. On peut penser que la chose semble utopique en ces temps de capitalisme effréné. Pourtant, que l’on sache, la Norvège n’est pas un pays socialiste.
Jean Pérès