Des éditorialistes flous
Augmenter les cotisations ? Pourquoi pas ? Laurent Joffrin trouve même cette hypothèse envisageable : « Pourquoi ne pas accroître les cotisations ? [...] Chacun paierait un peu plus pour éviter aux classes populaires de supporter le gros des sacrifices. La solution serait douloureuse pour tous, mais nettement plus égalitaire » (le 17 juin). Pourtant, le directeur de Libération n’entre pas dans les détails, et préfère disserter sur la nécessité de faire des « sacrifices » (terme qu’il utilise à de maintes reprises dans ses éditoriaux) [2] et, pour « la gauche et les syndicats » de faire preuve de « réalisme » (31 mai 2010). Car, c’est le prix à payer pour assurer « l’équilibre financier du système de répartition, bien précieux entre tous » (le 16 juin 2010).
Paul Quinio, autre éditorialiste du quotidien, revient, dans les deux éditoriaux qu’il consacre au sujet (les 16 et 25 juin), sur cette séquence sociale, mais pour l’inscrire dans la perspective qui obsède les journalistes : l’élection présidentielle de 2012. Le 13 juillet, le lendemain de l’intervention de Nicolas Sarkozy sur France 2, il commente exclusivement le « feuilleton » Woerth-Bettencourt au détriment des propos de Sarkozy sur les retraites. Le jour de cette intervention, dans un éditorial pourtant titré « Du fond », consacré lui aussi à la prestation présidentielle à venir, Fabrice Rousselot se concentre lui aussi sur le « feuilleton » alors même que le président de la République a bien abordé la question des retraites en indiquant qu’il ne changerait rien… sur le fond.
Les éditorialistes, dira-t-on, commentent ou rêvassent : leur rôle n’est pas à proprement parler d’informer…
Des informations partielles
Mais, quand on lit attentivement les pages d’information de Libération, on ne peut qu’être frappé par l’absence d’informations sur les propositions qui n’émanent pas du gouvernement, du Parti socialiste ou… de Terra Nova.
Ainsi, Luc Peillon apporte bien des informations précises à ses lecteurs, aussi bien sur les principales dispositions du projet gouvernemental (notamment le 17 juin) que sur les propositions du Parti socialiste (le 19 mai). Mais, ni lui, ni un autre journaliste [3] ne prennent soin d’informer sur les propositions qui émanent des syndicats, d’association comme Attac ou d’autres organisations (Fondation Copernic…) et formations politiques de gauche, qui ont pourtant toutes en commun, par delà les différences, de présenter de solides arguments en faveur d’une augmentation des prélèvements sociaux et/ou de la fiscalité sur les revenus du capital.
En revanche, une association et une seule bénéficie d’un traitement de faveur : « Terra Nova [...] club de réflexion [...] proche du PS » [4]. Sa proposition de faire payer les retraités aisées est plusieurs fois reprise par Luc Peillon dans les pages d’information du quotidien (les 11, 17, 27 mai et 15 juin) [5]. Ajoutons que si Terra Nova conteste certaines mesures du projet gouvernemental, elle ne s’oppose pas à sa philosophie générale. Cette abondance de références à ce « club de réflexion » s’explique sans doute par l’existence d’un partenariat entre le quotidien et la boîte à idées [6].
À défaut d’information sur l’éventail des positions en présence, Libération propose à ces lecteurs des sondages. Deux sont ainsi commandés spécialement à son partenaire Viavoice (les 11 mai et 7 juin), sans parler d’autres articles consacrés entièrement ou en partie à les commenter, y compris ceux publiés par des confrères (les 27, 28 mai, 16, 17, 18 et 19 juin) [7]. Informer par sondages interposés et informer sur les sondages sont, évidemment, les deux mamelles de la démocratie…
Cette incapacité chronique de la presse écrite de porter à la connaissance de ses lecteurs, sous forme d’informations (par delà les partis-pris éditoriaux) la diversité des arguments et des propositions n’est évidemment une particularité de Libération et ne relève pas de la seule responsabilité de l’un de ses journalistes. Mais sur le sujet qui nous occupe, elle est criante…
… Surtout quand les entretiens publiés ne laissent aucune place à l’évocation sérieuse d’une éventuelle augmentation des cotisations.
Des entretiens décentrés
Deux entretiens, l’un avec Bernard Thibault (le 30 avril) et l’autre avec François Chérèque (le 7 juin), sont tristement éloquents : aucune question ne leur est posée sur leurs propositions.
Au seul moment où le secrétaire général de la CGT parvient à évoquer l’augmentation des « ressources, par le développement de l’emploi et l’instauration de nouveaux prélèvements sur les revenus financiers, les stock-options, l’intéressement » ainsi que la participation des salaires, « la modulation des cotisations sociales en fonction de la politique salariale et d’emploi des entreprises, qui concentrent aujourd’hui leurs forces de travail sur les 30-50 ans » la création d’« un million d’emplois » qui rapporteraient « 5 milliards d’euros supplémentaires dans les caisses de retraites », le journaliste l’interrompt, et plutôt que de s’attarder sur ces propositions, revient aussitôt à des questions de stratégie syndicale : « Le gouvernement a mis en place un processus de concertation avec les partenaires sociaux. Ne pouvez-vous pas peser dans ce cadre plutôt que dans la rue ? ».
Quant aux questions posées au secrétaire général de la CFDT, elles ont en commun de lui soumettre les positions et propositions du gouvernement, et c’est tout :
- « Face au déficit des régimes de retraites, le gouvernement veut repousser l’âge légal de départ. _ - Pourquoi vous opposez-vous à cette mesure, qui permet de dégager le plus de moyens ? »
- « Selon le gouvernement, c’est au contraire l’allongement de la durée de cotisation qui serait le plus pénalisant pour les carrières incomplètes… »
- « Reste que la France est le pays d’Europe où l’âge légal est le plus bas… »
- « Travailler plus longtemps, n’est-ce pas aussi la contrepartie logique du vivre plus longtemps ? »
- « Pour les neutraliser[les inégalités], le projet devrait comporter un volet “pénibilité” »…
- « Resteraient les carrières longues, que le pouvoir s’est engagé à pérenniser… »
- « C’était aussi une contrepartie obtenue en 2003 par la CFDT en échange de son soutien à la réforme Fillon. Vous avez le sentiment d’avoir été grugés ? »
L’espace réservé aux propositions alternatives est-il quasi inexistant ?
Des tribunes compensatoires
Pas exactement. En réalité, Libération sous-traite l’expression des points de vue hétérodoxes à des tribunes éparses qui sont concédées à quelques-uns des acteurs de la contestation.
Ainsi, Jean-Marie Harribey (Attac) et Willy Pelletier (Fondation Copernic) - dans un texte qui est un condensé de l’appel lancé à l’initiative des deux structures [8](le 15 avril), Jean-Luc Mélenchon (Parti de Gauche) (le 16 avril), la secrétaire nationale de la FSU, Bernadette Groison (le 28 mai), le maire PS de Thionville Bertrand Mertz (le 8 juin), le député PS de l’Allier, Jean Mallot et la secrétaire nationale des Verts, Cécile Duflot (le 14 juin) [9] développent des arguments en faveur d’une modification en profondeur de l’inégalitaire répartition de la richesse produite en faveur des revenus du capital et d’un relèvement des cotisations [10].
La question que soulève l’existence de ces tribunes [11] est simple : ces concessions à l’expression démocratique compensent-elles le silence des pages d’information proprement dites ou permettent-elles seulement de simuler le débat que par ailleurs on occulte ?
… Surtout quand on constate, par exemple, que le 28 mai, le lendemain de la mobilisation du 27 mai, Libération réussit le tour de force d’offrir une tribune plus importante à une personnalité favorable aux mesures du gouvernement et qui sature pourtant déjà de sa présence la quasi-totalité des médias : le ministre du Travail Eric Woerth, qui se trouvait également le même jour au micro de Jean-Michel Aphatie sur RTL ! [12]. Il est vrai que ce même 28 mai un débat intitulé « Taxons les dividendes » est partiellement retranscrit dans les colonnes du quotidien : « Nous avons demandé à Henri Emmanuelli, député socialiste, ancien ministre et à Jean Peyrelevade [13], économiste, proche du Modem, de débattre de ces questions. Et pour approfondir [14] les points de vue, nous avons adjoint Matthias Fekl, vice-président du conseil régional d’Aquitaine et Michel Husson, membre du conseil scientifique d’Attac ». « Adjoint » aux principaux intervenants, Michel Husson bénéficie d’un traitement de faveur : une seule intervention est reproduite dans l’article ! [15]
Comme on le voit, Libération construit ses articles autour de l’UMP et du PS, et concède quelques tribunes aux autres voix. Or, Laurent Joffrin, en prenant ses fonctions, affirmait haut et fort que Libération serait « la maison commune de la gauche » et précisait : « Toutes les sensibilités doivent s’y retrouver » [16]. Elles s’y retrouvent, certes, mais pas sous la plume de journalistes attachés à exposer tous les termes d’un débat.
« Réalisme » et « résignation »
Luc Peillon l’avait pourtant affirmé avec force le 26 mai en titrant son article : « Réforme des retraites : les injustices amplifiées ». Il avait précisé à plusieurs reprises que les ouvriers et les employés, mais aussi les fonctionnaires seraient les principaux pénalisés (les 26, 27 mai, 9, 17, 21 et 24 juin) et les revenus du capital et des hauts salaires étaient largement épargnés (les 27 mai et 17 juin). Mais cette opposition déclarée, si elle porte sur le report de l’âge légal du départ à la retraite et sur la nécessité d’ une meilleure prise en compte de la pénibilité du travail et des carrières longues, ne porte pas sur la philosophie générale du projet : l’allongement de la durée de cotisation et le refus de taxer les revenus du capital. Mieux ou pis : Luc Peillon et Laurent Joffrin commentent négativement la proposition du PS sur la seconde option. Le premier en déclarant dans l’émission « Parti Pris » : « Taxer le capital au niveau auquel le PS le préconise, ça fait pas très sérieux » (le 20 mai). Le second, en prenant lui aussi ses distances : trouver « des recettes nouvelles [...]. Le PS l’a proposé. Mais beaucoup d’experts, pas seulement au gouvernement, jugent cette taxation excessive » (le 28 mai). Parmi ces « experts », on se doute que figurent ceux de « Terra Nova, notamment.
Ces commentaires n’engagent, évidemment, que ceux qui les peaufinent, mais ils éclairent les limites dans lesquelles Libération informe… et contient les débats. Laurent Joffrin, jamais avare de déclarations d’intention tonitruantes proclamait pourtant : « Le rôle d’un journal n’est pas seulement de produire de l’information, des commentaires et des images. Il doit aussi faire une animation culturelle, sociale et politique pour que le débat public soit plus riche. » (28 mars 2010) [17]. Mais il parlait des forums organisés par Libération. Dans les colonnes du journal, en revanche….
Denis Perais
Confirmation. L’examen du projet de loi par le conseil des ministres le 13 juillet puis, à partir du 20 juillet, par la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale n’a pas changé la donne. C’est toujours la disette. Ainsi, le 23 juillet, l’adoption du texte, la veille, par cette commission, n’a eu droit qu’ à un microscopique encart de soixante-deux mots en page 14 !