Luc Peillon :
« Libération et les retraites : quand Acrimed s’emmêle les plumes »
Aucune profession n’est au-dessus des critiques et le journalisme encore moins. Aussi le travail de vigilance réalisé par certaines publications ou sites internet sur les médias, en levant le voile sur des pratiques douteuses, des conflits d’intérêts, nuisant à la sincérité de l’information, a-t-il une vraie raison d’être. Mais si les journalistes ne sont pas au-dessus des critiques, les critiques de journalistes non plus. C’est ainsi qu’en ce mois d’août pauvre en actualité, Denis Perais, du site Acrimed, s’est trouvé un combat : dénoncer le traitement du dossier des retraites par Libération. Problème : le quotidien ayant assuré un traitement nettement opposé au projet gouvernemental, Denis Perais a dû tordre les articles du quotidien dans tous les sens afin de pouvoir tenir son « angle » : le journal n’aurait pas donné assez de visibilité aux positions de la gauche, et notamment de la gauche du PS. Mais comme la ligne de Libération n’était finalement, dans son ensemble, pas si éloignée de certaines positions de l’extrême gauche, notamment dans son opposition à la philosophie globale du projet gouvernemental, Denis Perais s’est rabattu sur UN élément : Libération n’a pas assez parlé de la hausse possible des cotisations. On fait avec ce que l’on a, en cette période de disette d’informations, même si, au final, selon Denis Perais lui-même (qui ne l’avoue cependant jamais expressément), cette thèse, qui plus est, est fausse. Il n’empêche, énonce le procureur : « Nous avons voulu vérifier si Libération offrait une visibilité à une augmentation des cotisations qui ne toucherait pas principalement les salariés ou certains d’entre eux ». Et d’accuser : « Ni lui [Luc Peillon], ni un autre journaliste, ne prennent soin d’informer sur les propositions qui émanent des syndicats, d’associations comme Attac ou d’autres organisations (Fondation Copernic…) et formations politiques de gauche, qui ont pourtant toutes en commun, par delà les différences, de présenter de solides arguments en faveur d’une augmentation des prélèvements sociaux et/ou de la fiscalité sur les revenus du capital ». Les positions des syndicats et partis de gauche occultés par Libération, toute comme la question de la hausse des prélèvements sur les revenus du capital ? Il fallait oser. En réalité, Denis Perais semble avoir fait une lecture très sélective, non seulement des articles, mais également de leur contenu.
Cela commence le 15 février, où dès l’ouverture du journal, le lecteur tombe sur un long verbatim d’Olivier Besancenot, sous le titre évocateur : « Faire cotiser les actionnaires ». Ce texte côtoie un autre verbatim de taille équivalente (un feuillet), accordé à Jean-Luc Mélanchon, et au titre non moins parlant : « Taxer les stock-options, le capital ». Juste à côté, un autre texte de Benoit Hamon évoque ni plus ni moins la nécessité « d’augmenter les cotisations patronales, de supprimer certaines niches sociales et d’exonérations qui profitent à des entreprises qui n’en ont pas besoin, et de faire contribuer les revenus financiers ». Sur la page suivante, un papier revient sur les différentes positions des principaux syndicats. Le 13 avril, une double page, certes consacrée au PS, rapporte la position de Benoit Hamon, demandant à « mettre davantage à contribution les revenus financiers ». Une position « proche de la pétition lancée par la fondation Copernic et l’association Attac », précise le journaliste. Deux jours plus tard, un article explique que « la CGT exige la mise en oeuvre d’une contribution sur les revenus financiers des entreprises au même taux que la cotisation retraite des employeurs ». Le 23 avril, dans la rubrique Désintox, Libération démonte la théorie d’Eric Woerth selon laquelle il faudrait doubler l’impôt sur le revenu et celui sur les sociétés pour combler le déficit des retraites en 2050. Le 30 avril, une longue interview de Bernard Thibault le laisse libre de présenter les positions de la CGT, et notamment le volet consacré aux « nouveaux prélèvements sur les revenus financiers ». Mais cette fois-ci, Denis Perais, bien obligé d’évoquer cet entretien, qui occupe une page entière du journal, considère que le journaliste « l’interrompt » (sic). Comment donc est-il possible d’ « interrompre » quelqu’un au cours d’une interview écrite ? Qui plus est lorsque ce même interview a été relue et corrigée par l’intéressé lui même... Le 4 mai, Libération est le seul journal à revenir sur le rapport du conseil d’orientation des retraites (COR) pour remettre en cause, démonstration à l’appui, l’alarmisme infondé qui a entouré sa publication, et notamment sa partie relative au financement du système.
Le 12 mai, suite à la remise d’un second rapport du COR, parole est donnée à la CGT, qui explique, dans les colonnes du quotidien, que « ces simulations montrent que quels que soient les scénarios retenus, les mesures consistants à travailler plus longtemps sont loin de suffire à résoudre le problème ». Cinq jours plus tard, Bernard Thibault rappelle que sa « campagne pour mettre à contribution les revenus du capital a marqué des points ». Le 18 mai, un évènement fait le tour de toutes les pistes possibles permettant de relever la fiscalité des plus aisés en France. Le 19 mai, un article entier est consacré au projet du PS, basé quasi exclusivement sur la taxation des revenus du capital. Le 27 mai, la partie événement du journal s’emploie à dénoncer les injustices du système, s’attardant notamment sur les inégalités de contribution entre le capital et le travail. Le 7 juin, dans une longue interview, le secrétaire général de la CFDT, François Chérèque, évoque les positions de sa centrale, demandant une remise à plat de la fiscalité. Un entretien qui n’a pas pu échapper à Denis Perais (il occupait deux pleines pages du quotidien), mais celui-ci dénonce alors, non pas les réponses, mais les questions.... Questions qui, selon lui, « ont en commun de lui soumettre les positions et propositions du gouvernement, c’est tout ». Outre que cette affirmation est fausse, la façon de rendre une interview un peu « dynamique » consiste précisément à prendre le contre pied de l’interviewé. Même les partis et syndicats qui se livrent à l’exercice “d’expression directe” sur les chaines de télé ou de radios l’ont compris. Denis Perais, non.
Le même se rabat ensuite sur un honteux partenariat : « une association et une seule bénéficie d’un traitement de faveur, Terra Nova, club de réflexion proche du PS. […] Cette abondance de références à ce « club de réflexion » s’explique sans doute par l’existence d’un partenariat entre le quotidien et la boîte à idées ». Libération et Terra Nova entretiennent effectivement un partenariat. Et alors ? Cela n’a pas empêché Libération de ne réaliser aucune interview de son responsable, Olivier Ferrand, sur la question des retraites, ni d’avoir à aucun moment pu bénéficier de leurs positions en “avant première”, contrairement au Monde et à l’Express. Comme partenariat exclusif, on fait mieux. Mais pour le savoir, il aurait peut-être fallu enquêter un minimum…
Denis Perais est ensuite bien obligé de reconnaître que le quotidien a consacré six tribunes aux organisations d’extrême gauche sur les retraites. Mais là encore, ça ne va pas, car le même journal a quand même accueilli UNE tribune d’Eric Woerth... Denis Perais est aussi forcé d’admettre que Libé Labo a consacré toute une émission radio à un seul invité, Jacques Généreux, membre du Parti de Gauche de Jean-Luc Mélanchon. Mais cette invitation, bizarrement, n’est évoquée qu’en note de bas de page...Etrange procédé...
On le voit donc, depuis six mois, Libération n’a fait aucune place à la question de la hausse des prélèvements, notamment sur les revenus des capitaux, ni n’a jamais donné la parole aux syndicats et partis de gauche. Ce qui n’empêche nullement Denis Perais de conclure : « Cette opposition déclarée [à la réforme], si elle porte sur le report de l’âge légal du départ à la retraite et sur la nécessité d’une meilleure prise en compte de la pénibilité du travail et des carrières longues, ne porte pas sur la philosophie générale du projet : l’allongement de la durée de cotisation et le refus de taxer les revenus du capital ». Outre la confusion que Denis Perais semble entretenir sur le sujet (le report de l’âge légal revient aussi à un allongement de la durée de cotisations), j’invite celui-ci à relire (ou plutôt à lire) les 25 articles qui depuis janvier ont été consacrés à la question des retraites. Car dans quasiment chacun d’entre eux, c’est justement toute la philosophie de la réforme gouvernementale qui est remise en cause, et notamment l’allongement de la durée d’activité, dont la mise en œuvre se fera essentiellement au détriment des ouvriers. Une catégorie de la population qui, pour le coup, ne semble faire partie, ni du vocabulaire, ni des préoccupations de Denis Perais.
Luc Peillon
Acrimed : Hors-sujet ?
Répondre point par point à Luc Peillon (qui n’est pas un « procureur », lui, et se soucie mieux que nous des intérêts des ouvriers, évidemment…) supposerait de rédiger un nouvel article. Mais ce n’est pas indispensable. En effet, si quelques remarques sont fondées [1], sa critique ne répond que partiellement à la nôtre.
Notre propos n’était pas d’analyser l’ensemble de la couverture de la réforme des retraites par Libération, et encore moins d’attribuer cette couverture à un seul de ses journalistes, mais bien de vérifier « si Libération offrait une visibilité à une augmentation des cotisations qui ne toucherait pas principalement les salariés ou certains d’entre eux. Et exposait effectivement les projets et propositions en présence ». Une question précise et non un « angle » qui nous aurait imposé de « tordre les articles du quotidien dans tous les sens afin de pouvoir » le « tenir ». Une question simple : comment ce quotidien – dont le directeur prétend qu’il est la « maison commune de toute la gauche » – a-t-il rendu compte de la revendication d’augmentation des cotisations patronales et du débat qu’elle suscite ?
Or, nous n’avons jamais prétendu que « Libération n’a fait aucune place à la question de la hausse des prélèvements, notamment sur les revenus des capitaux, ni n’a jamais donné la parole aux syndicats et partis de gauche ». Les syndicats en particulier ont eu l’occasion de s’exprimer ou de voir leurs propositions résumées [2]. Cela dit, rendre plus « dynamiques » les entretiens avec Chérèque ou Thibaut n’imposait pas de renoncer à les relancer sur leurs propositions. En revanche, tous les articles mentionnés par Luc Peillon dans sa réponse (et tous ceux qu’il ne cite pas mais qui ont fait l’objet d’une lecture non pas sélective, mais attentive et exhaustive) confirment ce que nous disions : si la rédaction de Libération a bien mentionné les positions d’organisations « hétérodoxes », comme Attac ou la Fondation Copernic, elle les a pour l’essentiel sous-traitées à des tribunes libres « Pour l’essentiel » : les précisions apportées par Luc Peillon incite à relativiser cette appréciation [3]. Dont acte !
Finalement, Luc Peillon ne conteste pas ce que nous disions : que « Libération construit ses articles autour de l’UMP et du PS, et concède quelques tribunes [et entretiens] aux autres voix » [4] Or il s’agissait là de la principale conclusion de notre article.
Rien n’est plus difficile, mais rien n’est plus nécessaire, particulièrement sur une question aussi délicate que la question des retraites, que de faire entendre dans les articles d’information, la polyphonie des arguments. Cela ne relève pas de la responsabilité d’un seul journaliste. C’est une question d’orientation éditoriale d’ensemble que nous n’avons pas soulevée à propos du Figaro, tant il est évident que ce quotidien n’informe sur les opposants que pour mieux rédiger les tracts de l’UMP.
Acrimed