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Slate.fr : jeune site, vieilles rengaines

par Matthieu Vincent,

En étudiant les réactions des éditorialistes à la journée d’action du 7 septembre contre la réforme des retraites, nous sommes tombés sur une vieille connaissance : Éric Le Boucher, ancien journaliste économique au Monde, spécialiste de la France archaïque qui refuse les réformes. Ses nouvelles diatribes anti-grévistes sont hébergées sur un site sur lequel nous ne nous étions pas encore penchés : Slate.fr.

Sous des aspects neufs et qui se veulent attrayants, Slate.fr est un jeune site d’information créé en 2009 par Jean-Marie Colombani, Éric Le Boucher, Jacques Attali, Johan Hufnagel et Éric Leser (qui détiennent « 50,01% du capital ») [1] sur le modèle du site américain Slate.com. Les « autres présents dans le tour de table [sont] le groupe Washington Post (15%) et le fonds d’investissement Viveris (34,99%) ».

Vieilles gloires sur le retour

Est-il besoin de présenter Jean-Marie Colombani ? Ancien directeur du Monde entre 1994 et 2007, il est aujourd’hui « essayiste » et chroniqueur à France Inter ainsi que présentateur de l’émission « Faces à Faces » sur Public Sénat. Il anime avec Jean-Claude Casanova l’émission La Rumeur du monde sur France Culture. C’est un habitué des plateaux télés et des émissions de « débats ».

Éric Le Boucher est aussi un ancien pilier du Monde où il a été chroniqueur économique avant de devenir rédacteur en chef du magazine Enjeux-Les Echos. Il est membre de la Commission pour la libération de la croissance française dite « commission Attali ». Il est également chroniqueur aux Echos. Le troisième compère, Jacques Attali justement, est le président de cette fameuse commission. Régulièrement auteur de tribunes dans Le Monde, il est aujourd’hui chroniqueur à l’Express, il apparaît souvent dans les médias dès qu’il est question d’économie, de littérature, de philosophie ou de pelote basque.

Les deux autres fondateurs du site sont bien moins célèbres mais font partie du même monde : Éric Leser était chef du service économique du Monde et Johan Hufnagel est ancien directeur de Liberation.fr et 20minutes.fr.

Pour résumer : quatre anciens collaborateurs du Monde et un journaliste ayant travaillé pour la déclinaison web de célèbres journaux, on est loin du site crée par de jeunes journalistes indépendants [2].

Un fourre-tout branché

Le site « a pour ambition de devenir l’un des principaux lieux en France d’analyses et de débats dans les domaines politiques, économiques, sociaux, technologiques et culturels ». Vaste ambition qui s’accompagne du traditionnel souci d’objectivité journalistique : « Face à la complexité et aux défis du monde contemporain et en particulier de la crise actuelle, il est impossible de s’abriter derrière des grilles de lecture préconçues. L’analyse de faits avérés, la prise de distance, le recul, la confrontation d’idées, l’argumentation sont pour nous préférables aux réflexes partisans ou militants ».

Le monde, forcément « complexe », est-il vraiment analysé sur Slate.fr avec « distance, recul » et « sans réflexes partisans ou militants » ? Un rapide survol des différentes rubriques et articles du site nous incite malheureusement à répondre par la négative.

Face à la « complexité » du monde, le site se présente comme une sorte de fourre-tout dans lequel voisinent « le spectre de l’explosion » sociale, les fans de « Rock des années 1980 », Jeannie Longo la « grande reine » du cyclisme, la « bataille pour le pouvoir en Russie », le « buzzbuster Dati » et son fameux lapsus, la « stratégie secrète de Mahmoud Abbas » ou encore les mésaventures de Steve Jobs (patron d’Apple) « contre les ninjas (sic) » au Japon [3]. On mélange allègrement des analyses politiques, sociales ou économiques avec des anecdotes « people », des informations internationales, des analyses sportives ou culturelles d’un intérêt parfois très relatif.

Félicitations à celui qui trouvera une cohérence dans ce fatras auquel s’ajoutent des liens vers les articles d’autres sites (rubrique « lu, vu, entendu »), une « Slate TV », une rubrique « grand format » qui présente des photos d’actualité, des blogs et deux renvois aux sites « Youphil » (censé « décrypter un monde d’engagements ») et « La Règle du jeu », revue animée par le trop méconnu Bernard-Henri Lévy.

Un fil directeur cependant dans toute cette complexité assumée : des titres volontairement accrocheurs et originaux qui n’apportent rien à l’information mais sont censés donner envie de cliquer. À titre d’exemples : « Les niches fiscales, du chihuahua au dogue allemand », « Au revoir mari, bonjour bonheur ! », « Le tacle est mort », « Le drame d’être riche aujourd’hui », « Facebook, pierre tombale virtuelle », « Des enfants empoisonnés au pays des samouraïs », « Liliane Bettencourt aime "Mao" et le "sorbet au gingembre" ».

Des titres accrocheurs donc, mais qui ne disent rien sur le fond et renseignent parfois fort peu sur le contenu des articles.

Passé la première impression d’un fourre-tout branché, qu’en est-il du contenu ? Les analyses sont-elles aussi complexes, non-partisanes et novatrices que les créateurs du site le proclament ?

Toujours les vieilles rengaines

Si l’on connaît déjà fort bien les « grilles de lecture préconçues » de ces fondateurs qui offrent « billets et points de vue » chaque semaine sur le site, nous allons essayer de voir s’ils ont évolué avec la création du site ou s’ils ont gardé leurs vieilles idées pour les proposer dans un emballage tout neuf.

Dans une de ses chroniques, Éric Le Boucher [4] s’exprime par exemple sur la réforme des retraites : « Voilà vingt ans que ce sujet déclenche polémiques et manifs qui, au fond, n’ont pas lieu d’être. La loi démographique est comme celle de la pesanteur, on n’y échappe pas ». Un discours qui n’a rien de nouveau puisqu’il est inlassablement répété par les membres du gouvernement et les éditorialistes partisans de la réforme. La conclusion cite un think tank de « gauche » régulièrement sollicité par les médias : la fondation Terra Nova qui est « la seule à parler de baisse des pensions ».

Peu novateur sur les questions économiques et sociales françaises Slate n’a pas non plus un regard original quand il est question de politique internationale. Dans un article au titre accrocheur (marque de fabrique du site), « Lula-DSK écrasent Chavez-Besancenot », daté du 5 octobre 2010, Éric Le Boucher nous livre une analyse iconoclaste des deux dirigeants sud-américains.

À l’instar de ce qu’assènent les médias français depuis 1998 et la première élection de Hugo Chavez, Le Boucher soutient que « La rupture avec le capitalisme de Chavez conduit à une impasse ». Lula de son côté, habituellement choyé par les journalistes français, a « donné au Brésil un avenir ». Suit une comparaison tout en nuance entre Chavez « le héros de Besancenot qui admire Castro et l’iranien Ahmadinejad » et Lula qui « fait de son pays un "Grand" du monde ». L’un dilapide la rente pétrolière pour aider les pauvres et l’autre mène « une politique économique orthodoxe ».

Inutile de préciser que Le Boucher est plutôt enthousiaste devant le bilan de Lula : « une croissance solide de 5-6% l’an, une inflation réduite autour de 5% et une pauvreté en recul ». Cerise sur le gâteau : « une moitié des ménages possède une machine à laver ». Au Venezuela au contraire : « les entrepreneurs se découragent, des pénuries apparaissent et la corruption avec ».

Mais Éric Le Boucher est-il représentatif du reste du contenu du site ?

Jacques Attali par exemple, dans un article sobrement intitulé « La France donne un spectacle lamentable » publié le 14 septembre 2010 s’insurge contre le problème de la dette publique dont personne ne « parle sérieusement » ou encore revient sur le débat « bâclé » des retraites.

Dans un billet très court et très flou, il nous explique que la France est « mûre pour affronter la réalité » et qu’elle est « même prête, au grand dam de beaucoup, à un projet dans lequel presque tous se retrouveraient ». De quelle réalité parle-t-il ? De quel « projet » ? Il ne le dit pas mais on peut deviner, en sachant qu’il est le président de la « commission pour la libération de la croissance », qu’il est bien proche de « l’orthodoxie » que prône Éric Le Boucher, lui-même membre de cette même commission.

Jean-Marie Colombani de son côté, annonce, avec un titre tapageur : « La CGT vote Sarkozy ». Il ressort les vieux arguments de cette radicalisation de la gauche qui profiterait à la droite et fustige les appels à la grève reconductible par ceux qui sont « fascinés par le discours révolutionnaire et l’espoir d’un grand soir social », en particulier les cheminots CGT, « exonérés de la réforme » qui mèneraient une grève « politique » [5]. Le stratège électoral Colombani nous rappelle donc que « à chaque fois que le PS se retrouve attiré sur les positions de l’extrême gauche, il éloigne de lui la perspective de l’alternance ».

En bref, rentrez chez vous car les « comptes [seront] soldés en 2012 ». Mais quelle réforme appelle-t-il de ses vœux ? Celle proposée par « les experts » comme… Olivier Ferrand, fondateur de Terra Nova [6].

Un site d’information ?

Quoi de plus normal que Colombani pense comme Attali et que Attali partage les mêmes opinions que celles de Le Boucher. Quoi de plus normal, et finalement pourquoi s’en indigner ? Parce qu’il y a tromperie sur la marchandise. Slate.fr se présente comme un site non partisan d’information. Or il est parfaitement partisan, si l’on en juge par ses principaux partis pris. De plus le site se prétend sans idéologie (sans doute parce que par idéologie ses fondateurs entendent les croyances qui ne sont pas les leurs) mais il est parfaitement idéologique.

Et quid de l’information ? Présenté comme un site d’information, il n’en produit pratiquement aucune : le commentaire prime toujours sur l’enquête, l’opinion sur le fait. Plus proche du blog que du site d’information qu’il prétend être, Slate.fr bénéficie pourtant d’une aide à la presse en ligne, sous prétexte que ses tenanciers sont des journalistes professionnels. Et pourquoi sont-ils professionnels ? Parce qu’ils travaillent en qualité de journalistes dans une entreprise de presse en ligne. CQFD.

Pétri de vieilles idées rabâchées dans les médias dominants sous un emballage qui se veut novateur, le site Slate a-t-il toutefois trouvé son public ? Au regard de ses pertes financières il semblerait que non, puisque selon l’Express, « le site enregistre un chiffre d’affaires de 380 000 euros pour une perte nette de 930 000 euros » (15 septembre 2010). Des pertes financières colossales malgré le battage médiatique qui a été fait autour du site [7]. Les fondateurs qui ne cessent de donner des conseils de bonne gestion économique aux responsables politiques et aux mouvements sociaux feraient peut-être mieux de balayer devant leur porte …

Matthieu Vincent

 
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Notes

[1Information données sur le site Slate.fr à la rubrique « qui sommes-nous ? ». Sauf mention contraire, les autres citations en sont issues.

[2Parmi les collaborateurs actifs du site, il y a également Thomas Legrand, chroniqueur politique sur France Inter.

[3Florilège exhaustif de la première page du site, le 30 septembre 2010.

[5La solidarité entre différents secteurs professionnels ne faisant pas partie des possibilités envisagées par Jean-Maire Colombani.

[6Sur la présence médiatique de Terra Nova, voir « Terra Nova, la « boîte à idées » qui se prend pour un think tank », Le Monde Diplomatique, février 2010.

[7Nous avons compté au moins 124 articles parus dans la presse quotidienne nationale depuis la création de Slate.fr en février 2009.

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