Bref rappel sur la privatisation de TF1
Avril 1987, la droite française revenue au pouvoir en mars 1986 attribue pour une durée de dix ans la concession de TF1, la plus ancienne chaîne généraliste française du service public, à un groupe privé : le groupe Bouygues (alors leader mondial... de la construction). Régulièrement, l’attribution de la concession de TF1 à Bouygues sera prolongée par le CSA ou via de nouvelles dispositions législatives… jusqu’en 2023 [1].
L’un des effets de cette privatisation est d’avoir conféré au groupe Bouygues une telle puissance (et en particulier un tel pouvoir d’intimidation) que le législateur n’envisagera jamais de « déprivatiser » la Une, pas plus qu’il ne remettra en cause les avantages régulièrement accordés aux actionnaires des chaînes privées durant cette période en dépit des alternances et des promesses faites dans l’opposition.
Il en fut ainsi en 1997 lors du retour aux affaires de la « gauche plurielle », comme le reconnaissent aujourd’hui deux députés socialistes, Patrick Bloche et Didier Mathus. Selon le premier, « il n’y a pas eu de volonté de déclarer les hostilités à TF1 car à l’époque, c’était une chaîne dont l’audience était culminante. Il n’est donc pas étonnant que les amendements anti-TF1 aient été rejetés par le gouvernement » [2]. Quant à Didier Mathus, il déclare : « On s’était clairement engagé dans le programme législatif sur le démantèlement des conglomérats type Bouygues mais on ne l’a pas fait parce que Jospin avait peur d’affronter TF1 et son 20h qui était un instrument de pression politique colossal. » [3].
Dans un tel contexte, comment s’étonner si Martin Bouygues (fils de Francis Bouygues, fondateur du groupe qu’il dirige désormais), participait à la nouba du Fouquet’s le 6 mai 2007 en compagnie du nouveau président de la République, Nicolas Sarkozy, et d’autres milliardaires du CAC 40. Martin connaît bien Nicolas : il réside à Neuilly-sur-Seine (la commune dont Nicolas Sarkozy a été le maire de 1983 à 2007), il est le parrain d’un de ses fils, il a été un de ses témoins d’un de ses mariages et a utilisé ses « compétences » d’avocat d’affaires [4]. Mais plus que leurs relations personnelles, c’est la convergence de leurs intérêts et de leurs options qui explique la politique suivie… et les affinités personnelles.
Chronologie de l’affaire Montebourg contre TF1
- « C’est le moment de taper sur TF1 ; c’est pour cela que je vais vous donner un coup de main. » Ainsi s’exprime le député et président du Conseil général de Saône-et-Loire Arnaud Montebourg, dans une vidéo tournée en juin 2009 et mise en ligne en juillet 2010 dans le cadre de la promotion du film « Fin de concession » de Pierre Carles. Cette mise en ligne est le point de départ d’une série d’échanges entre Arnaud Montebourg et le PDG de TF1, Nonce Paolini :
- Réaction du PDG de TF1 Nonce Paolini dans une lettre datée du 9 septembre 2010 adressée à Arnaud Montebourg, reçue par ce dernier le 20 septembre 2010 : « Proférés par quiconque, de tels propos seraient inadmissibles ; ils le sont donc d’autant plus de la part d’un homme politique, élu de la République, censé contribuer de l’élévation du débat démocratique […] Je ne saurais trop vous conseiller de réfléchir à la manière dont vous semblez concevoir votre engagement politique et aux moyens que vous entendez privilégier pour parvenir à vos fins ».
- Mécontent, le député socialiste prend contact avec le réalisateur et lui demande « par loyauté » de supprimer de son film les propos qui auraient été captés « à son insu » [5].
- Le 30 septembre 2010 Arnaud Montebourg adresse une lettre de réponse à Nonce Paolini dans laquelle il écrit notamment : « Les rapports de proximité politique entre les orientations éditoriales de TF1 et le pouvoir actuel posent le problème dans une démocratie comme la nôtre, du respect du pluralisme et de la séparation des intérêts publics et privés, et les échanges de services et de bons procédés entre eux. TF1 dispose à ce sujet, en quelque sorte d’un long casier judiciaire, constitué de rappels à l’ordre et d’amendes pour violation des règles du pluralisme politique. [...] La grossièreté des violations, la lourdeur des sanctions et la répétition des infractions depuis 15 ans, m’amènent à considérer que le comportement de la chaîne TF1 que vous présidez relève du piétinement systématique de nos lois et règlements. »
- Arnaud Montebourg, invité du grand rendez-vous d’Europe 1 le 3 octobre 2010, déclare au sujet de TF1 : « C’est une chaîne […] qui a une tradition délinquante par rapport à ses obligations réglementaires. »
- Arnaud Montebourg interviewé dans liberation.fr le 5 octobre 2010 : « TF1 est un concessionnaire qui émet sur le domaine public, donc sa concession est précaire, révocable et éphémère. Je suis pour la remise en concurrence du domaine public hertzien occupé par TF1 avec interdiction de concourir pour la maison Bouygues. [...] Il nous faut fixer des limites : qu’on ne puisse pas vivre de la commande publique comme Bouygues et être opérateur principal d’un média. [...] J’ai le souvenir que pendant les années Jospin, on a évité l’affrontement avec TF1, eh bien, on a eu tort. »
- Lettre de Nonce Paolini à Arnaud Montebourg datée du 5 octobre 2010 et mise en ligne par le site du Figaro le 5 octobre 2010 où le PDG de TF1 fait remarquer de manière loufoque que TF1 est « partenaire des Pièces jaunes », « donne sa chance à de nombreux jeunes des cités » et est « candidate au "label Diversité" de l’Afnor ».
Force est d’admettre que les conditions de la la succession de prises de position à l’emporte-pièce d’Arnaud Montebourg ne permettent guère de faire la part entre un effet de positionnement politicien et l’expression de convictions qui mêlent de surcroît le vrai et le très approximatif. Il n’en fallait pas plus pour que les commentateurs s’attachent à déceler des intentions perverses et à exhiber leur sens des nuances, quitte, le plus souvent, à ne rien dire sur le fond. Plus précisément, les échanges entre Arnaud Montebourg et Nonce Paolini sont l’occasion pour quatre populations-phares du microcosme politico-médiatique de prises de positions qui, très inégales en volume, vont toutes dans le même sens : l’ordre médiatique existant mérite à peine, voire pas du tout, d’être transformé, et, dans tous les cas, n’est presque pas transformable !
À TF1, ses obligés reconnaissants
Établis de longue date dans les médias, les premiers ténors et sopranos de médias y bénéficient d’un accueil chaleureux et savent honorer le groupe TF1… auquel ils doivent beaucoup.
– Étienne Mougeotte, actuel directeur du Figaro et ancien directeur de l’information d’Europe 1 [6], intervient sur Europe 1 le 4 octobre 2010 pour défendre TF1 qui l’a (grassement) nourri de 1987 à 2007 notamment en tant que vice-président : « La seule réponse à donner à Arnaud Montebourg, c’est celle des téléspectateurs. Depuis 23 ans, ils accordent leur confiance à la chaîne. S’il y avait une escroquerie, 50 millions de téléspectateurs s’en seraient rendu compte. [...] On est dans l’exagération, dans l’insulte [7]. TF1 est soumise à une série d’obligations (financement du cinéma, etc.) Montebourg parle de monopole de TF1 sur la télévision, mais il y a 20 chaînes sur la TNT, plus encore avec le câble et le satellite. Tout ce qui est exagéré est insignifiant. »
– Michèle Cotta, ancienne directrice de l’information de TF1 de 1987 à 1992 et actuelle directrice générale de JLA holding (une société productrice de programmes audiovisuels dont est client TF1) intervient dans l’émission « Les Grandes Gueules » sur RMC le 5 octobre 2010 et explique pourquoi il n’y avait pas d’autre choix que de confier TF1 à Bouygues : « Je vois bien qu’il y a une tare fondamentale dans la privatisation, c’est que les entreprises de presse françaises n’étaient pas assez grandes pour avaler TF1. Et par conséquent il a fallu la confier effectivement à des entreprises beaucoup plus fortes […] on a hésité entre Lagardère et Bouygues - les deux avaient la même tare. C’est-à-dire, l’un l’armement et l’autre les constructions. […] Moi je dis franchement que je préfère que l’on ait confié TF1 à une société comme Bouygues, [...] plutôt qu’à l’époque à un magnat anglais ou australien, voyez. Je préfère ça qu’à Murdoch ou à Maxwell. ». Évidemment, pas question de constater que la « tare fondamentale dans la privatisation » est la privatisation elle-même. Quant au respect des engagements pris par Bouygues, il donne lieu à ce constat tardif, confus et inoffensif : « Quant au cahier des charges, il y a volume de production française et cætera qui est aussi respecté. Le problème est de savoir si Secret Story c’est de la production française ou rien du tout, mais grosso modo ils le respectent et quand ils ne le respectent pas il y a des amendes. Mais les informations politiques, les émissions politiques, je ne suis pas sûre que c’était dans le cahier des charges. » Tout est dans le grosso modo !
– Christophe Barbier, directeur de la rédaction de L’Express, présentateur tous les jours de la semaine du « Commentaire politique de Christophe Barbier » et de « L’Invité politique de Christophe Barbier » sur LCI (filiale du groupe... TF1), est interrogé dans l’émission La Médiasphère sur… LCI le 8 octobre 2010
- Julien Arnaud : « Dans une lettre, il [Nonce Paolini] remet quelques pendules à l’heure. Arnaud Montebourg avait traité TF1 de délinquant par rapport à ses obligations réglementaires. Réponse du PDG de TF1 : "Savez-vous Monsieur […] que TF1 reçoit chaque année depuis sa privatisation un satisfecit du CSA pour le respect de ses obligations et de son cahier des charges ?" Nonce Paolini a choisi un registre très factuel, très concret et d’ailleurs même au PS on reconnaît à demi-mot qu’Arnaud Montebourg est peut-être allé un petit peu loin. […] »
Suit la diffusion d’une déclaration du député socialiste Patrick Bloche qui, en marquant son désaccord avec la forme des interventions de Montebourg, souscrit à une partie de celles-ci. Évidemment le « débat » se poursuit sans en tenir compte :
- Julien Arnaud (s’adressant à Christophe Barbier) : « Pourquoi il fait cette sortie, d’après vous, Arnaud Montebourg sur TF1 ? »
- Christophe Barbier : « Oh c’est tout simple ! Parce qu’il greffe sur un combat ancien pour lui […] une ambition politique à court terme. Capter un certain électorat très anti-droite, très anti-médias, très anti-"mainstream" comme on dit, comme l’avait fait un peu Bayrou, il l’avait tenté en se disputant avec Claire Chazal, et amener cet électorat – des jeunes, des soixante-huitards – il va amener cet électorat pieds et poings liés au candidat socialiste - Aubry ou quelqu’un d’autre - et comme ça il est ministre ! »
Un commentaire « très concret, très factuel » !
– L’insubmersible Jean-Marie Colombani, ancien co-présentateur de « Questions à domicile » sur TF1 de 1987 à 1989, y va de son couplet en forme d’édredon sur France Inter le 15 octobre 2010 : « Il y a aussi un fond de commerce récurrent : rappelez vous la campagne en effet de François Bayrou qui a fait son miel de la dénonciation de TF1. La dénonciation de TF1 c’est un grand classique à gauche qu’est en train de reprendre Arnaud Montebourg et avant cela la loi que Pierre Mauroy fait voter pour contrer le groupe Hersant et ainsi de suite… […] à un moment ou un autre des politiques s’accrochent à ce mouvement de défiance, c’est prévisible et ça ne va faire que croître et embellir. »
Un « grand classique » de l’art de noyer le poisson ! Qu’Arnaud Montebourg ait des arrière-pensées politiciennes, c’est probable. Mais que des obligés passés et/ou présents de TF1, s’en tiennent à ce genre d’arguments, est d’autant plus troublant… qu’il n’est pas difficile de les retourner aux envoyeurs dont les arrière-pensées ne sont pas insondables ! Mais, dans le genre, le meilleur est à suivre :
– L’inévitable Jean-Michel Aphatie, co-présentateur du « Grand Jury RTL-LCI-Le Figaro » se fait un devoir (civique) de réagir sur son blog le 11 octobre 2010 en mettant au défi les responsables socialistes d’affronter la machine médiatique qui leur fait tant peur : « Quand les dirigeants socialistes acceptent les invitations de TF1, cette chaîne qu’ils accusent de "tradition délinquante" […] la première chaîne d’Europe [TF1] […] la première radio de France [RTL, où pontifie Aphatie]. Comment les dirigeants socialistes peuvent-ils faire cohabiter une critique aussi violente de TF1 avec leur participation à leur rendez-vous d’information ? Une forme de réponse peut-être tentée. Qu’ils répètent donc, dans l’enceinte même de l’objet de leur détestation, les propos qu’ils tiennent à l’extérieur. Ce serait, dans l’ordre, courageux et cohérent. »
Nous attendons avec gourmandise de voir Jean-Michel Aphatie, sans nul doute courageux et cohérent, quitter ses studios où il joue « à domicile » pour aller croiser seul le fer « dans l’enceinte même de l’objet de sa détestation », par exemple avec les syndicalistes CGT marins et les raffineurs qu’il tance sur son blog le 19 octobre 2010.
Sur TF1, des « experts »… du surplomb
Trop souvent disposés à se plier aux exigences des journalistes qui les convient, les spécialistes des médias consacrés par les médias tiennent en leur sein des propos évidemment très subversifs. Pour nombre d’entre eux, afficher leur supériorité « scientifique » et leurs prétentions à une grande finesse d’analyse leur permet de se défausser de toute prise de position sur le fond et, en particulier, d’évacuer les questions de la concession de TF1 et de la propriété des médias.
Petit tour des déclarations expertes, des pires à celles qui le sont (rarement) moins.
– François Jost, professeur à la Sorbonne Nouvelle Paris III, loin de la rigueur attendue d’un universitaire, désarticule consciencieusement (sur son blog « Comprendre la télé », le 4 octobre 2010), quelques propos du député de Saône-et-Loire tenus sur les ondes d’Europe 1, pour fustiger… leur manque de rigueur : « Si on m’avait dit que je défendrais un jour la programmation de TF1, je ne l’aurais pas cru ! Mais je ne supporte pas les slogans à l’emporte-pièce style Montebourg. […] ce type de critique syncrétique, qui procède par amalgames, ne fait rien avancer : quel est le lien entre violence et culture, et qu’est-ce que la culture ? le rôle du CSA ? M. Montebourg, en jetant l’anathème sur une chaîne évite de se poser ces questions. » Ce procédé pourtant contestable ne l’empêchera pas de poursuivre en opposant : « […] le discours politique, qui a besoin de petites phrases, de provocations, et le discours universitaire, qui s’efforce à la fois de comprendre et de construire. » Adepte du comique (involontaire) de répétition, François Jost clonera ailleurs les mêmes propos [8].
– Denis Muzet, président de l’« Institut Médiascopie ® » - qui compte parmi ses clients Libération et… TF1 - offre chaque samedi aux lecteurs de Libération une analyse de l’actualité vue au travers du prisme d’un panel de son « institut ». Le 9 octobre 2010, son billet a ainsi pour objet les propos d’Arnaud Montebourg sur Europe 1. Cette peu digeste analyse sera méticuleusement réchauffée dans Le Monde daté du 12 octobre 2010. En guise de prologue, une fine analyse du positionnement de Montebourg : « [Arnaud Montebourg cherche à] contrôler l’agenda médiatique. Il prend date […] C’est comme une attaque préventive car il connaît la force de frappe de la Une. […] ». Suivie d’une mise au point scientifique sur les propos du député : « Dire, comme Arnaud Montebourg, que TF1 a provoqué des dégâts est un lieu commun et une généralisation. Les recettes de la télévision s’appuient sur la télé-réalité, la violence, le sexe et l’argent. » Et pour finir, retour sur les raisons politiques de la critique : « Sur TF1 c’est plus visible car c’est la chaîne la plus regardée. La vitrine est énorme. S’attaquer à TF1, c’est s’attaquer à Nicolas Sarkozy, le télé-président. Il existe une proximité entre TF1 et le pouvoir. Est-ce un fantasme ou une réalité ? Mais en s’attaquant à TF1, on est sûr d’avoir des retombées en presse importantes. Cela peut aider à une certaine popularité. » Le même plat, mais dans une version nettement plus pimentée est offert en troisième service sur France Inter dans le « 7-9 » du 15 octobre 2010 : « […] Montebourg comme Mélenchon, au-delà du côté éructations de leurs interventions […] Les grands médias [En plus de Libération et TF1, M6, Canal+, France Télévisions, Europe 1, RTL, Le Parisien et Les Echos sont clients de « l’Institut Médiascopie ® »] sont mal vus dans le pays comme tout ce qui est grand, gros, puissant. Les grandes entreprises [Renault, EDF, SNCF, BNP-Paribas, Alstom, Orange, Alcatel et Michelin sont également clients de « l’Institut Médiascopie ® »] ; la grande distribution est mal vue. Et il y a un amalgame [...] qui est fait entre l’élite médiatique l’élite patronale et l’élite politique tout cela vivant en consanguinité. Bref les puissants qui nous gouvernent et qui sont aujourd’hui stigmatisés dans la rue. » Résumons : toute critique de TF1 est une critique contre les gros, les puissants et l’élite… qu’il est urgent de protéger.
– Géraldine Muhlmann, professeure à l’Université Panthéon-Assas Paris II, anime une émission hebdomadaire sur Paris Première, codirige une collection aux éditions du Seuil avec Nicolas Demorand et apparaît en tant que chroniqueuse dans de nombreuses émissions de radio. Invitée de la matinale de France Inter du 15 octobre 2010, elle impute, elle aussi, à un simple jeu politique, la prise de positions de Montebourg : « Le public […] n’est pas idiot. Il sait très bien quelles sont les stratégies de ces politiques. Je pense que la presse a d’autres chats à fouetter. » Car Géraldine Muhlmann, en grande spécialiste, sait de quoi il faudrait parler, mais dont elle ne parle jamais : « Il y a des choses graves importantes dans ce pays qui font que la presse est par certains aspects est fragile. On peut parler de son financement, on peut parler des liens entre l’actionnariat et les rédactions, on peut parler des vrais actes, de temps en temps, de temps en temps, de mainmise du pouvoir sur la direction des programmes, etc. de certaines grandes chaines publiques, de ça on peut parler. » Patience ! Cela viendra. En attendant, la tirade s’achève sur cet appel démocratique à la confiscation du débat :« Mais là je trouve que vraiment on est en train d’élaborer sur des coups de gueule dont tout le monde a compris les tenants et aboutissants et les spécialistes des médias ont à mon avis autre chose à faire. » La question des médias est, on l’a compris, une affaire de « spécialistes » !
– Dominique Wolton, directeur de l’Institut des sciences de la communication du CNRS, lance un appel au savoir vivre sur lejdd.fr le 16 octobre : « On ne peut pas réduire TF1 à de l’abrutissement et à de la délinquance. Le jugement d’Arnaud Montebourg n’est pas admissible. Cela équivaut à traiter les patrons de chaînes et le public de voyous ! Pour un homme politique, c’est comme mépriser et insulter quelqu’un qui a voté contre son camp. » Une faute d’autant plus grave que, dit-il, « ceux qui critiquent TF1 ne voyagent pas, il y a dans le monde des télévisions privées bien pires ». Et comme le pire est ailleurs, c’est une raison suffisante pour réhabiliter les patrons, ces mal-aimés : « Les patrons de TF1 et de France Télévisions savent qu’ils ont une responsabilité morale et sociale, ils ne sont pas là pour faire seulement de l’audience. » Conclusion : « Mépriser TF1, c’est mépriser ceux qui y travaillent et la regardent. » Nul mépris pour les téléspectateurs, dans les programmes de TF1. Et tout critique de TF1 est inévitablement méprisante : cela va de soi et la défense du statu quo avec !
– Isabelle Veyrat-Masson, chercheuse au CNRS, accorde un entretien à Rue 89 le 5 octobre 2010. Comme les questions l’incitent à le faire, elle prend ses distances avec les propos de Montebourg et dissèque ses motifs. : « […] ça fédère les gens de gauche de taper sur TF1. […] Et le fait de critiquer les médias, et particulièrement la télévision, et plus encore TF1, est un sport national, qui rapporte. […] Il appuie sur un vrai problème, les liens de proximité entre Martin Bouygues et Nicolas Sarkozy. Évidemment, il va dans le sens du poil, surtout actuellement où l’on parle beaucoup des liens entre politique et pouvoir économique. [...] Il parle de Koh-Lanta où règne la loi du plus fort, et il est sûr de faire mouche. Koh-Lanta ne plaît pas énormément à mes camarades profs du Snes ou de la CGT [...] Montebourg sait que ce qu’il fait est rentable : il s’adresse d’abord à des gens politisés, des gens plutôt engagés, qui pensent comme lui. [...] Montebourg prend le risque de ne plus être invité sur TF1, c’est perçu comme un acte courageux par les gens de gauche, c’est un résistant [...] » Comme si la fonction attribuée, avec hauteur, à un discours politique tenait lieu d’examen de sa pertinence. Suit une ébauche d’analyse : « C’est très important de rappeler que TF1 ne peut pas se permettre d’avoir un discours de droite clair, il perdrait la moitié de ses clients »C’est exact, mais cela ne dit rien des valeurs diffusée par TF1 ni des effets de sa privatisation sur les programmes des autres chaînes. Ayant ainsi exonéré TF1, notre chercheuse peut concéder en une seule phrase : « Le vrai problème que soulève Montebourg est le conflit d’intérêts majeur : la première chaîne de France appartient à un groupe qui dépend en partie des contrats que lui passe l’Etat. » Donc ?
Et pour finir, une (quasi) exception :
– Jean-Marie Charon, sociologue au CNRS, est lui aussi, comme François Jost, sur Europe 1 le 4 octobre 2010. Il commence, au téléphone, par appuyer le jugement très sûr de son confrère : « Écoutez je pense que sur le fond je suis assez d’accord avec François Jost. Effectivement, partir comme ça sur des propos très généraux, stigmatiser une chaîne sans entrer dans l’analyse détaillée de ce que sont concrètement les contenus des ses programmes et notamment les contenus d’information, ça n’a pas beaucoup de sens. »
Mais, il ne refuse pas totalement d’évoquer les velléités des dirigeants socialistes (nous y reviendront plus loin) :
- Jean-Marie Charon : « [...] Et puis il y a un peu l’annonce d’une réforme qui serait - c’est un peu surprenant d’ailleurs l’annonce de cette réforme parce que finalement la promesse qu’avait faite Lionel Jospin devant le parlement en 97. Cette fameuse question de la propriété des médias… »
- Nicolas Demorand : « Qui est une vraie question politique tout de même Jean Marie Charon. »
- Jean-Marie Charon : « C’est une vraie question politique. Mais ça ne suffit pas de le dire puisque précisément la gauche a été aux affaires de 97 à 2002 et elle n’a pas fait cette réforme. »
Pourquoi donc ? La suite semble excuser cette inaction par des difficultés, certes indéniables, mais présentées comme si elles étaient infranchissables.
- Jean-Marie Charon : « Et elle n’a pas fait cette réforme parce qu’elle est extrêmement compliquée à mettre en œuvre techniquement, parce que cette question de la liaison entre la propriété des médias et les activités des propriétaires qui seraient dépendants de la commande publique - en admettant d’ailleurs que l’on prenne un texte demain qui indiquerait cette loi - on se retrouvait dans le même contexte que lorsque la gauche a fait cette loi sur le pluralisme de la presse, vous savez ca devait être en 84, où elle pensait régler la question du groupe Hersant et en fait elle s’est heurtée à la non-rétroactivité de la loi qui fait que la situation existante resterait de toute façon. »
Comme s’il était impossible d’abroger la reconduction de la concession à Bouygues jusqu’en 2023 et d’abroger la loi précédente au moment de mettre un terme à cette concession.
Pour TF1, les plaidoyers des « spécialistes-médias » des médias
Coincés entre les « cadors » et/ou les vieux routiers et les « experts », les « spécialistes-médias » des médias ont pour principales ressources leur réactivité et un talent d’échotiers un peu plus affirmé que leurs capacités à défendre des causes difficiles.
– Renaud Revel, « rédacteur en chef à L’Express, où il est en charge, notamment, de la rubrique Médias » (et auteur d’un livre d’entretiens avec Alain et Patrice Duhamel dont on se doute qu’il n’est guère sulfureux) s’empresse d’enfiler l’habit d’avocat de TF1 le 29 septembre 2010 en morigénant « Arnaud de [sic] Montebourg » qui, selon lui, a eu des propos « outranciers, caricaturaux et datés ». Et, péremptoire, d’affirmer : « On peut en effet reprocher beaucoup de choses à cette chaîne […] mais sûrement pas d’être un média militant ancré à droite. C’est absurde. » Après la réponse, la question, quelques jours plus tard : toujours dans son blog, le 5 octobre 2010 Renaud Revel se demande sérieusement « TF1 est-elle une chaîne de droite ? » Cette angoissante question appelle une réponse rassurante :« Une analyse rapide permet de constater [...] que malgré la proximité de Nicolas Sarkozy […] cet industriel [Martin Bouygues] n’a rien gagné avec la victoire de son ami à la présidentielle de 200 ». Rien gagné ? Comme si la suppression en 2009 de la publicité sur les chaînes publiques après 20 h. (ainsi que le maintien du sous-financement chronique de l’audiovisuel public) avaient été un coup dur pour TF1 [9].
Et s’il est vrai que TF1 ne prend pas systématiquement le parti de la droite, comment situer les valeurs dont nombre de ses programmes, non seulement d’information, mais aussi de divertissement, font la promotion ? Qu’importe à Renaud Revel qui avertit solennellement : « Et la gauche à mon sens devrait faire preuve de retenue et de pudeur, de s’abstenir de menacer ainsi TF1 d’une loi qui instaurerait de nouveaux seuils de concentration dans un paysage audiovisuel déjà terriblement corseté de textes et d’obligations en tous genres. » Puis la virulence menaçante monte d’un cran : « la "fatwa" de Montebourg et consorts a quelque chose de suranné et de détestable. Avec cette sortie, l’intéressé renvoie son camp à des pratiques [lesquelles ?] et une période [laquelle ?] que l’on pensait révolues. » Enfin, moment d’intense émotion, avec cette vibrante assertion : « TF1 est fragile. » On est ainsi invité à ne pas toucher à la porcelaine…
– Emmanuel Berretta – sorte d’équivalent de Renaud Revel au Point - lorsqu’il ne donne pas des leçons de morale [10], enfile également pour TF1 la robe noire de l’avocat de la défense dans lepoint.fr le 4 octobre 2010 en enquêtant sur « toutes les décisions du CSA depuis 1996 […] » Conclusion rassurante « […] on ne note pas de comportement particulièrement délinquant du côté de la Tour de Boulogne [cette tour est le siège de TF1]. » Puisque c’est le CSA qui le « prouve » ! Et le lendemain, le 5 octobre 2010 donc, Emmanuel Berretta appuie le courrier de Nonce Paolini du 5 octobre 2010 tout en continuant à câliner la partie adverse : « Une lourde accusation [de Montebourg] dont l’examen des faits avait montré des limites, du moins sur l’aspect règlementaire.[...] Compte tenu du tempérament boutefeu d’Arnaud Montebourg, il n’est pas exclu que la réponse de TF1 donne lieu à un nouveau courrier incendiaire... » Puisque le CSA ne proteste pas, il est interdit de protester contre TF1… et contre le CSA.
Autour de TF1, petit braquet, freinage et rétropédalage du PS
Sur la route bien vide des prises de position des responsables politiques, un seul peloton cycliste est en selle : une équipe du Parti socialiste. Ne prenant au mieux que très timidement le relais de leur secrétaire national à la Rénovation, certains de ses partenaires vont même jusqu’à lui adresser quelques coups d’épaules bien sentis.
– Dans des propos rapportés par lefigaro.fr le 4 octobre 2010, le porte-parole du Parti Socialiste, Benoît Hamon, tente de « recentrer » le débat : « Nous, nous disons qu’il est temps d’en finir avec ces formes de concentrations qui existent dans l’univers des médias où des entreprises qui vivent de la commande publique sont celles aussi qui possèdent des médias […] Nous sommes favorables à une loi anti-concentration qui évite que demain les entreprises qui vivent de la commande publique soient aussi celles qui contrôlent les grands médias, sachant que les grands médias sont ceux sur lesquels passent les responsables politiques [...] » « Demain », c’est quand ? Et quand cela s’appliquerait-il à Bouygues ?
– Patrick Bloche, député et secrétaire national du PS aux médias, interviewé par liberation.fr le 7 octobre 2010, fait état de réelles difficultés législatives : « En 2008, la concession de TF1 a été renouvelée pour dix ans. Et par un petit "mécanisme", celle-ci est même prolongée jusqu’en 2023. » Puis, comme s‘il était impossible d’abroger « le petit mécanisme » : « Nous ne sommes donc pas en capacité d’intervenir. » La suite, pour le moins confuse, semble justifier une injustifiable prudence : « Et nous ne pouvons pas non plus demander à TF1 des efforts sur ses programmes sous peine de la priver de sa concession. » Et alors ? Ne serait-il pas temps de priver Bouygues de sa concession ? Patrick Bloche évoque enfin une proposition de loi qui n’avait aucune chance d’être retenue (et qui avait été oubliée quand la gauche plurielle était aux commandes) : « Nous avions défendu, il y a un an, une proposition de loi contre ces concentrations dans les médias, un mélange des genres qui n’existe qu’en France et en Italie. Il s’agissait d’interdire aux grands groupes vivant de la commande publique de détenir des médias. Nous voulons couper ce lien indécent. » Mêmes questions qu’à Benoît Hamon : Quand ? Et quand cela s’appliquerait-il à Bouygues ?
– François Hollande, plutôt que de se prononcer sur le fond, préfère dispenser un cours de maintien , comme on le comprend à la lecture d’une dépêche AFP le 12 octobre 2010 [11] : « Je ne suis pas non plus en train de stigmatiser tel ou tel ou d’accuser tel ou tel, chaînes ou responsables. Il y a un moment où il faut savoir se tenir […] il y a des critiques à faire sur TF1 mais de là à parler de délinquance, ce n’est pas encore mon sujet ». « Pas encore » ? Mais, à n’en pas douter, cela ne tardera plus…
– Enfin à l’occasion d’une sortie dans L’Express du 20 octobre 2010, Michel Rocard tente d’élever le débat. « Montebourg se trompe de discours. L’idée que TF1 soit partiale, si c’est le cas, est parfaitement secondaire, par rapport au fait que cette chaîne peut se révéler complice d’une détérioration de la capacité de pensée de la société en n’expliquant pas les choses doctement. Tout média qui respecterait les exigences de l’intelligence et de l’information, même si c’est au nom d’une vision de droite, favoriserait le civisme et la participation politique. Or réduire cette question à quelques mots chocs qui font échos dans les médias ne fait guère avancer le débat »… que Michel Rocard fait avancer, sans formuler la moindre proposition.
Cette plongée dans les sables mouvants des commentaires montre que « l’affaire Montebourg contre TF1 » a ouvert une de ces confrontations-pièges qui évitent le cœur des problèmes. Certes, il n’est pas facile de revenir sur le report de la concession à Bouygues jusqu’en 2023. Pourtant ce n’est pas impossible. En tout cas, il ne suffit pas de s’en remettre (quand on le fait) à une nouvelle loi sur les concentrations qui épargnerait le propriétaire de TF1. Mais surtout aucun des intervenants dans cette « affaire » n’a songé remettre en cause la privatisation de TF1 en 1987. Or ce qu’une loi a fait en 1987 (la privatisation de TF1), une autre loi peut le défaire. Non seulement la gauche dite « de gouvernement » (qui a été au pouvoir de 1988 à 1993 et de 1997 à 2002) n’a rien fait pour abolir, d’ une façon ou d’une autre, le privilège de l’exploitation de TF1 accordé au groupe Bouygues en 1987 par le gouvernement Chirac, mais tout laisse penser qu’elle a renoncé à le faire (jusqu’en 2023 ?). Une gauche de gauche, elle, n’abdiquerait pas et se donnerait pour objectif la dé-privatisation de TF1, sans laquelle aucune appropriation démocratique des médias ne peut aboutir.
Nicolas Boderault et Didier Duterrier
Complément d’information. Lire sur le blog d’Arnaud Montebourg « Pourquoi TF1 est “une chaîne de tradition délinquante par rapport à ses obligations” ? ». un billet qui présente, en fichiers .pdf, deux mémoires déposés devant le CSA en 1996.