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Notes sur la pratique d’une politique éditoriale

par Thierry Discepolo,

Ce texte est extrait d’une intervention au colloque organisé par Jacques Bouveresse le vendredi 28 mai 2010 au Collège de France, sur le thème « Rationalité, vérité et démocratie - Bertrand Russell, George Orwell, Noam Chomsky » ; les vidéos des conférences sont téléchargeables sur la page de la chaire de philosophie du langage et de la connaissance. Une version complète est parue dans la revue Agone (n° 44, 2010), qui rassemble les interventions du colloque.

Comme producteur de « propagande » – cet ensemble de textes, de sons et d’images qui participe à maintenir en l’état l’ordre social –, le métier d’éditeur tient une position paradoxale par bien des aspects. D’un côté, sa marque (le nom de la maison d’édition) est bien visible sur le produit « livre » ; de l’autre, tout un chacun est en droit de se demander ce qu’il fait. L’éditeur n’est ni l’auteur, qui a écrit le livre, ni l’imprimeur, qui l’a fabriqué. Pour une part, il est responsable de la mise en circulation de milliers de phrases ; pour une autre, il ne peut en réclamer la paternité – il ne les a pas écrites. Quelle légitimité cet intermédiaire trop visible a-t-il de revendiquer les idées que portent les livres inscrits dans son catalogue ? Suffit-il de dire que, sans son travail (la transformation de manuscrits en livres), de telles idées ne pourraient être sorties de l’anonymat ?

L’objet de mon intervention n’est pas d’expliquer en quoi consiste la « transformation d’un manuscrit en livre » mais de m’appuyer sur la position spécifique de l’éditeur, un métier qui mêle indissociablement l’argent et les idées.

Ce type de production, à l’intersection d’activités intellectuelles et commerciales, fait de l’édition un bon exemple des modalités d’action et des marges de manœuvre de ceux qui inscrivent leur métier, sinon leur vie, dans un projet d’émancipation collectif et individuel. Des insatisfaits du monde tel qu’il va (très mal, à leurs yeux). Des rêveurs persuadés qu’un ordre social plus juste est adéquat avec leur conception de la société : un partage égalitaire des bienfaits et des corvées qu’il faut réaliser ici-bas pour bien vivre ensemble le temps de nos vies.

Il est courant de formuler ces questions en termes d’adéquation entre nos idées et nos pratiques.

Pour les métiers du livre, cela revient à se demander si nous sommes condamnés à ne pouvoir espérer mieux que faire confiance en l’efficacité des idées par elles-mêmes qu’en éditeurs fidèles nous diffusons avec les livres que nous éditons. Autrement dit, la diffusion des « bonnes » idées et des analyses « justes » suffit-elle ? Que valent des idées et des analyses qui ne sont pas au moins déjà mises en pratique par leurs premiers promoteurs ? Ne serait-ce que pour voir si ça « marche » ? Réaliser déjà, un peu, les fins qu’on se raconte dans les moyens qu’on se donne…

Pourquoi éditer les essais d’un Jacques Bouveresse sur les mirages du relativisme postmoderne et sur l’utilité du concept de vérité lorsqu’on veut comprendre et agir dans ce monde ? Les textes d’un George Orwell sur les liens entre la possibilité d’une vérité fondée sur les faits et la liberté réelle des gens ? Les livres d’un Noam Chomsky sur l’idée que l’exercice de la rationalité est cohérent avec une organisation sociale capable de satisfaire « le besoin humain, fondamental s’il en est, de spontanéité, de créativité, de solidarité et de justice sociale » ? Pourquoi éditer les livres de ces mêmes auteurs sur les conditions intellectuelles et pratiques des politiques d’émancipation – des auteurs pour qui la mainmise de quelques tyrannies privées sur les systèmes d’information est incompatible avec l’instauration d’une société égalitaire ?

(…)

Sur le métier d’éditeur [1]

En situation de médiateur, l’éditeur transmet aux lecteurs une production qui dépend de trois domaines avec lequel l’édition en sciences sociales entretient des relations à la fois de complémentarité et de concurrence – voire d’antagonisme : les médias, les militants, l’université (et en général le monde de l’enseignement et de la recherche). Ces trois champs fournissent à la fois la plus grande partie des textes et, en retour, constituent trois domaines privilégiés de légitimation et de prescription des livres produits.

Dans l’un des domaines par excellence du déni d’argent qu’est ici le monde de la culture en général, et de l’édition en sciences humaines en particulier, il n’en reste pas moins qu’éditeurs et auteurs de tous acabits partagent le projet commun de vendre autant de livres que possible. Ce qui n’est pas suffisant pour être longtemps d’accord : reste à converger sur la manière de les faire, ces livres, de les donner à lire, et de les vendre…

Car une ligne éditoriale n’est pas faite que de théories : les idées diffusées sous la forme matérielle d’un livre ont des coûts de production, un prix de revient et font l’objet d’un commerce, indissociablement symbolique et financier. Tout contrat d’auteur, qui définit les moyens qu’on se donne pour arriver aux fins qu’on ne s’avoue pas toujours, peut être vu comme l’ensemble des règles qui fixent la transformation d’idées en gloire et en argent. Mais un contrat ne dit pas grand-chose de l’adéquation entre ces moyens, ces fins et le propos de l’auteur qui a convaincu l’éditeur d’en faire un livre. D’autant plus si on attend de ces idées quelques effets sur le monde social.

Des divergences peuvent donc apparaître à l’épreuve de cette alchimie très prosaïque, une fois passée la lune de miel – ce moment où l’éditeur et l’auteur s’unissent autour du texte ; où les phrases de l’un se glissent sous la couverture de l’autre ; où les pensées de l’un se reconnaissent dans les phrases de l’autre, qui voit déjà son nom en haut de la page.

Le champ d’origine de l’auteur peut alors avoir son importance, ainsi que les relations qu’il entretient avec les autres domaines : par exemple un universitaire engagé en politique, un chercheur tenant les médias pour le canal privilégié de diffusion de son savoir, ou, à l’inverse, farouchement enfermé dans la science et n’écrivant que pour ses pairs. (Évidemment, ce sont là des exemples simples : dans la réalité, toutes les combinaisons, y compris les plus contradictoires, sont possibles.)

L’une des premières fois où j’ai été amené à parler des tensions à l’œuvre entre théorie et pratique dans l’édification d’une politique éditoriale, la question au programme n’était pas, a priori, de critiquer l’ordre social dominant ni d’agir pour un monde meilleur sans attendre les lendemains qui chantent. J’avais été invité à un colloque tout à fait savant sur la « circulation des biens symboliques ». À titre d’éditeur de livres de sciences humaines, j’intervenais au côté d’André Schiffrin, le fameux éditeur franco-américain. Sous l’intitulé « Les enjeux de l’édition en sciences humaines », on nous avait demandé de traiter des effets de la concentration éditoriale mondialisée, et notamment de la situation française.

Comme le rappelle André Schiffrin dans son dernier livre, la description qu’il avait faite, voilà dix ans, de la situation de l’édition dans le monde anglo-saxon avait été jugée « certes critique et tout à fait regrettable [mais] tout à fait impossible au pays de l’exception française ». Cinq ans plus tard, on assistait à l’effondrement de Vivendi. Issu en 1998 de la Générale des eaux, ce groupe emportait avec lui un tiers de l’édition française – des maisons comme Plon, Laffont, Nathan, Bordas, Pocket. Bien sûr, la glissade n’était pas allée très loin : le groupe Hachette s’était tout de suite placé en repreneur. Il s’en était donc fallu de peu que la France ne dépasse les États-Unis dans le domaine de la concentration éditoriale. Mais ce rachat avait été invalidé par la justice européenne, appelée à l’aide par un groupe d’éditeurs et de librairies. La situation était à ce point désespérée que le baron Ernest-Antoine Seillière, président de Wendel Investissement et ancien patron des patrons français, avait pu passer pour un « chevalier blanc », en reprenant, sous le nom d’« Editis », une partie de Vivendi – et Hachette gardant le reste.

(…)

Revenons à notre colloque sur le « marché des biens symboliques ». Les universitaires qui nous avaient invités l’avaient donc fait sur la base du constat suivant : le gigantisme des groupes d’édition, la fusion de leurs activités avec l’industrie du divertissement et leur soumission aux logiques de profit, tout cela met en danger le type de livre qu’ils écrivent, lisent et discutent. Schiffrin et moi-même, qui travaillons dans des maisons indépendantes et à but non lucratif, étions donc assez bien placés pour illustrer, y compris par la pratique, les analyses qu’on nous avait demandées. Qui plus est, ces analyses n’étaient pas complètement inconnues des sociologues et des historiens de la culture qui nous avaient invités. Partagions-nous pour autant les mêmes enjeux quant à l’édition en sciences sociales et humaines ?

La question méritait en effet d’être posée. Car les livres de nos interlocuteurs, pour la plupart de ceux que j’avais lus, étaient essentiellement parus chez trois éditeurs : La Découverte, marque alors récemment acquise par le baron Seillière avec le lot Editis ; Seuil, maison rachetée, via La Martinière (numéro un mondial du livre illustré), par Chanel 5, groupe comprenant, entre autres, les couverts Guy Degrenne, les montres Bell & Ross, les fusils de chasse Holland & Holland et les maillots de bain Eres ; enfin Fayard, enseigne du plus grand groupe de presse et d’édition français, par ailleurs également marchand d’armes, le groupe Matra-Hachette-Lagardère.

Selon que nous étions éditeurs indépendants ou chercheurs payés par l’État, tirions-nous donc les mêmes conséquences de la connaissance que nous avions des dangers que font peser sur nos livres l’appétit croissant des grands groupes sur le secteur éditorial ?

On peut même se demander si certains en tiraient la moindre conséquence.

Il en est parfois du monde universitaire comme de ce que Karl Kraus décrivait de la politique autrichienne : « Ce qui est désolant, ce n’est pas que les événements […] n’ont pas de fondement mais qu’ils n’ont aucune conséquence. Il y a tant de choses qui arrivent – et il n’arrive rien. […] La diplomatie est un terrain où la chute d’une feuille engendre un séisme – mais ici la terre se fissure et aucune feuille ne tombe d’un seul arbre. La chose est intéressante, on en parle mais on n’en tire aucune conséquence. On s’occupe du déclin du monde aussi longtemps qu’il est actuel mais on n’en tire toujours aucune conséquence. »

On pourra m’objecter que ces chercheurs, en scientifiques conséquents, n’ont pas à s’occuper de politique mais seulement de diffuser leur savoir de la façon la plus efficace possible. Je dois donc insister : il ne s’agit pas ici de critiquer l’industrie de l’armement ou celle du luxe, ni même les nuisances socio-économiques bien connues des fonds d’investissement. Il ne s’agit pas non plus de s’interroger sur les avantages, pour un acteur politique comme la dynastie Lagardère, bien connue pour son progressisme, son désintéressement et son humanisme, d’être propriétaire de la station de radio Europe 1, de plusieurs grands magazines, du principal réseau de distribution de presse et, accessoirement, de bénéficier du prestige du Collège de France, dont Fayard édite notamment l’ensemble des leçons inaugurales.

L’édition selon le baron Seillière

Je me contente (puisque c’est le souci des universitaires qui ne tirent aucune conséquence) de rappeler un danger : celui que font peser sur la possibilité même de leurs livres les multinationales. Jusqu’à quand les fabricants de fusils de chasse ou de missiles, de maillots de bain ou de livres illustrés vont-ils passer leur temps et risquer leur argent à essayer de faire des profits avec des livres ? Nous avons au moins déjà la réponse pour le baron Seillière : trois ans. C’est la période au bout de laquelle Editis a été vendu à Planeta, géant espagnol d’édition et de communication, également diversifié dans le transport aérien.

Il serait édifiant d’entrer dans le détail des trois ans de gestion du groupe Editis par le baron Seillière – ainsi l’intéressement des dirigeants et l’absence d’augmentation de salaire des employés, les départs systématiquement non remplacés, un contrôle drastique des coûts et un marketing agressif. Mais revenons sur les auteurs de livres exigeants en sciences humaines qui déplorent (ne serait-ce que pour eux-mêmes) la mainmise des multinationales sur l’édition sans en tirer la moindre conséquence : leur situation crée au moins un problème (disons moral et politique) assez classique, celui du transfert aux tyrannies privées d’une production financée par l’argent public. Au-delà des années nécessaires à sa formation (sur le budget de l’Éducation nationale), le salaire et les moyens de travail d’un chercheur sont également payés par la levée d’impôts ; mais les livres qu’il donne à éditer (conçus sur son temps de travail) sont convertis par l’éditeur en chiffre d’affaires sans autres frais de production. Cela peut-il laisser indifférents tous ceux qui s’inquiètent du rôle des grands groupes sur l’organisation sociale du monde dans lequel nous vivons ?

On contourne souvent ces difficultés en invoquant le fait que les livres exigeants de sciences humaines, réputés invendables, coûtent plus d’argent à l’éditeur qu’ils n’en rapportent. Ce qui ne convient pas du tout à l’image d’impitoyables gestionnaires que les grands capitaines d’industrie (éditoriale) donnent d’eux-mêmes. Ainsi, la vente par Wendel de son groupe d’édition à Planeta lui aurait permis de réaliser un bénéfice record de 300 % : acquis avec une mise de fonds de 225 millions d’euros, Editis a été revendu plus d’un milliard. C’est bien la preuve qu’on peut faire beaucoup d’argent avec l’édition. Certes pas tant en vendant des livres qu’en achetant et en vendant les maisons elles-mêmes. Mais pour que la seconde opération puisse être réalisée, il faut bien que la première la rende possible. Et pour cela il faut bien que des livres continuent de paraître et d’être vendus.

À ce stade, on doit se demander pourquoi le baron Seillière (moins connu pour sa bienveillance et son intérêt à l’égard de la culture que pour ses positions réactionnaires et sa rapacité en affaires) ne s’est pas débarrassé tout de suite des marques d’Editis qui publiaient des livres peu rentables ; et d’abord de La Découverte (comme dit Schiffrin, « la dernière grande maison d’édition de gauche »), dont la production de livres exigeants (et réputés peu rentables) s’accompagnait de propos critiquant la vision du monde de l’ancien patron des patrons français. Sans aucun doute parce que cette maison, comme les autres, a participé à l’obtention du remarquable taux de croissance de 19,11 % préalable à l’opération mirobolante réalisée par Wendel. Mais aussi parce que diversification et surproduction sont des clés indispensables pour arriver en ordre de bataille sur le terrain de la distribution et de la vente. Nous voici rendus au plus sombre de l’alchimie de la diffusion des idées…

La surproduction est d’abord un instrument d’occupation du terrain : la surface en mètres carrés de tables d’exposition et en mètres linéaires d’étagères de librairies est limitée. Ainsi les livres se poussent-ils les uns les autres d’une parution à l’autre – celui qui produit le plus se donnant les moyens de rendre les concurrents moins visibles. Naturellement, la surproduction dépend des capacités de financement : plus le groupe est grand et plus importants sont ses moyens financiers – pour ne citer qu’un chiffre, prenons les quatre milliards d’euros de trésorerie dont disposait Lagardère lorsqu’il a mis la main sur Time Warner Book, devenant l’un des premiers groupes mondiaux d’édition.

Mais la surproduction est aussi la base d’une alliance entre médias et édition, qui fournit le flux continuel d’amnésie et de distraction nécessaire pour garder en état de consommation maximale le monde social dans lequel on nous fait vivre. Dans les librairies comme ailleurs, la surproduction entretient la « tyrannie de la nouveauté », favorisant les livres vite faits et vite vendus, qui ne se chassent pas seulement les uns les autres mais surtout chassent les livres exigeants. D’autant que ceux-ci ne sont ni vite faits ni vite vendus : ils demandent des compétences et du temps, qui pèsent sur le type de livre édité et sur leurs conditions de rentabilité – car l’édition de livres exigeants peut être rentable, mais jamais au point de satisfaire un objectif de croissance à deux chiffres.

Pour aborder maintenant les avantages de la diversification, il faut dire quelques mots du fonctionnement de la diffusion en librairie. Un éditeur ne présente (presque) jamais directement ses livres aux libraires : il délègue cette tâche à un partenaire, son diffuseur, qui envoie des professionnels de la représentation faire leur tournée dans les librairies avec un catalogue rassemblant les nouveautés d’un ensemble de maisons d’édition.

La diversification de la production répond à la diversité des types de librairies, qualité indispensable pour entrer dans le plus grand nombre de lieux de vente et donc pour placer le plus grand nombre d’exemplaires possible. Une diversité qui peut produire de curieux mélanges.

Voici un choix dans le catalogue de trois groupes de diffusion en mars 2010. Chez Editis, le commercial présentait Les Jours heureux. Le programme du Conseil national de la Résistance de mars 1944 : comment il a été écrit et mis en œuvre, et comment Sarkozy accélère sa démolition, titre paru à La Découverte et signé par un groupe de « Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui » ; chez le même diffuseur, le Cherche midi sortait Success stories françaises à l’export, un livre qui « s’adresse [explique l’éditeur] aux cadres dirigeants souhaitant développer leurs activités à l’étranger » et qui propose « les bases d’une réflexion sur leur stratégie [ainsi qu’]un tour d’horizon exhaustif des marchés, des opportunités et des difficultés inhérentes à chaque pays ». Au sein du groupe Hachette, pour la seule marque Fayard, un représentant plaçait les livres de personnalités assez connues pour se passer de commentaires : 1940, l’année noire, de l’historien Jean-Pierre Azéma ; et Mélancolie française, de l’éditorialiste Éric Zemmour. Quant au représentant d’Union Distribution, il avait en catalogue, un mois plus tôt, sous la seule enseigne Flammarion, le livre du chercheur en biologie moléculaire Gilles-Éric Séralini, Ces OGM qui changent le monde, et celui du présentateur télé Philippe Gildas préfacé par son compère Antoine de Caunes, Comment réussir à la télévision quand on est petit, breton, avec de grandes oreilles.

On imagine bien que les conditions commerciales concédées à une librairie par un représentant (c’est-à-dire sa remise) dépendent du volume des commandes. On comprend tout de suite qu’un libraire obtiendra d’autant plus facilement de bonnes remises qu’il acceptera la (sur)production commerciale et médiatique composant la plus grande partie des catalogues des grands groupes. Plus une librairie dispose de grandes surfaces et plus son volume de vente s’accroît, lui permettant de négocier les meilleures remises, y compris sur des livres peu commerciaux. Une négociation interdite à la plupart des petits libraires qui limitent leurs commandes aux seuls titres exigeants ; et qui, s’ils ne vendent pas assez, seront sanctionnés par une baisse de leur remise. Ainsi les grands groupes favorisent-ils un monde de partenaires sociaux à leur mesure ; et c’est donc « tout naturellement » que les libraires de centre-ville sont remplacés par des enseignes de « grandes marques », qui seules dégagent les marges suffisantes pour survivre à la spéculation sur le montant des pas-de-porte dans le cadre des opérations de gentrification qu’analysent les livres exigeants que ne pourront plus vendre les libraires disparus. Les choses sont bien faites – si l’on peut dire.

Une telle situation vaut donc son pesant de dilemme du point de vue des auteurs de livres savants qui déplorent (ne serait-ce que pour eux-mêmes, mais sans en tirer les conséquences) la mainmise des multi nationales sur l’édition. Mais ces dilemmes vont en s’aggravant pour les auteurs de livres à visées politiques. En particulier, pour en revenir au début de cette intervention, lorsque ces auteurs partagent avec leur éditeur la préférence pour un ordre social fondé sur un partage égalitaire des bienfaits et des corvées qu’il faut réaliser ici-bas pour bien vivre ensemble le temps de nos vies.

Encore une fois, plutôt que nous évader dans le beau ciel de ces idées, replongeons dans la matrice de leur commerce sous forme de livres. Si, comme on l’a vu, ceux qui achètent et vendent les entreprises peuvent faire beaucoup d’argent, en revanche, dans les soutes des maisons d’édition qui font leurs livres et dans celles des librairies qui les diffusent, on retrouve les conditions habituelles des métiers qui rapportent peu et demandent beaucoup de travail. (À l’évidence, c’est une règle générale) Donnons donc une image de ce qu’il se passe lorsque le représentant d’une multinationale pousse la porte d’une librairie pour placer la production du mois : sans parler de son salaire (dont l’intéressement est évidemment dicté par les plans médias et autres campagnes promotionnelles), ce représentant ne représente pas seulement des livres mais tout le rôle économique et social de son groupe (qui n’a même pas besoin d’être en accord avec le contenu des livres qu’il édite). Il est aussi le portefaix de sa politique salariale et de ses modalités de production (la saisie des textes sera réalisée en Inde et les livres fabriqués en Chine). Sans parler du rôle de son employeur au plus haut niveau de l’État – ainsi les relations privilégiées que Seillière et Lagardère entretiennent avec un gouvernement dont on sait quels groupes sociaux il favorise par des mesures comme le « bouclier fiscal ».

Quant aux libraires qui enregistrent les commandes d’Hachette, d’Editis ou de Volumen, les mieux payés touchent un salaire mensuel de 1 500 euros – précisément le montant de la prime dérisoire que les syndicats ont péniblement réussi à obtenir pour les employés d’Editis après la vente qui aurait rapporté au PDG du groupe un gain de plus de 11 millions d’euros, à l’ensemble des hauts dirigeants la somme de 37 millions d’euros, et à Ernest-Antoine Seillière en particulier une prime spéciale de plusieurs millions d’euros…

D’un point de vue socio-économique, ces libraires (qui représentent, comme les employés d’Editis cédés à Planeta, le sort du plus grand nombre) entretiennent naturellement une tout autre relation avec la petite édition indépendante. Et ce sur plusieurs points, qui d’ailleurs convergent : les groupes éditoriaux, de plus en plus soumis aux diktats du profit, abandonnent les livres de sciences humaines exigeants ; cette production est désormais reprise par un nombre croissant de maisons qui les éditent pour leurs qualités intellectuelles – et parfois les effets politiques attendus de leur mise en circulation en accord avec les idées qu’ils portent.

L’édition selon Agone

Ainsi, dans la maison au nom de laquelle j’interviens ici, tous les employés reçoivent le même salaire (de l’ordre du Smic) : on ne gagne aux éditions Agone (organisées sous forme associative) que le produit de son travail, et aucun actionnaire n’y prélève sa dîme. Cela permet de limiter quelques contradictions dans l’usage qui est fait de l’argent public – dont les subventions accordées par l’État et les collectivités territoriales – et d’entretenir une tout autre relation (intellectuelle et politique) avec les livres des anarchistes et des socialistes révolutionnaires qui composent une bonne part de notre catalogue ; ainsi que, d’un point de vue tout aussi politique, avec notre ligne éditoriale, notamment fondée sur une réappropriation du rationalisme des Lumières.

Il est assez courant de critiquer le marketing et la publicité comme un ensemble de pratiques socialement nuisibles, une forme de manipulation et de tromperie. Mais étant donné l’efficacité partout reconnue de ces techniques pour augmenter la diffusion et la vente, faut-il s’en priver parce qu’on édite des livres qui portent ces critiques ? Chez Noam Chomsky, le marketing est décrit comme « une manière de créer des besoins artificiels, de contrôler la façon dont les gens pensent et regardent les choses ». Un propos qui prend donc place dans une analyse plus globale du rôle de la propagande en démocratie, où les médias tiennent bien sûr le rôle-titre.

C’est un sujet en soi – qui prend d’ailleurs une place importante dans la ligne éditoriale d’Agone ; un sujet que je n’aurai le temps de traiter qu’en illustration des conséquences que nous en tirons pour faire un peu mieux qu’espérer en l’efficacité par elles-mêmes des idées que nous publions.

En faisant au plus simple, on doit pouvoir synthétiser les analyses que nous avons publiées sur les médias par la thèse suivante : en tant que système, les médias sont partie prenante d’un ensemble plus large (comprenant les industries des relations publiques et du divertissement, le marketing, l’École, etc.) ; cet ensemble assure, dans les démocraties formelles, l’incorporation, la reproduction et le maintien non-violent d’un ordre social injuste ; il participe à maintenir en place les structures du pouvoir et de l’argent ; il favorise les penchants à la soumission et au narcissisme ; il nous détourne de nos idées ridicules d’égalité et d’autonomie dans nos propres affaires.

On comprendra que les éditions Agone n’ont pas plus d’attaché de presse que de service marketing. De même, nous ne pratiquons pas le service de presse, cet usage qui consiste à envoyer, par lots, des livres comme des échantillons, d’ailleurs traités comme tels : listes d’auteurs et de titres, extraits et comptes rendus montés avec plus ou moins de bonheur entre des marronniers, des « Points de vue » et des pages de publicités… Il n’est pas de manière plus efficace de neutraliser le potentiel critique ou novateur d’un propos, de détruire plus vite le travail lent, fouillé, que réclame l’édition de livres exigeants ; un travail qui s’oppose par nature aux poncifs et aux prêts-à-penser dont les médias sont les premiers producteurs et les principaux amplificateurs. Même quand, résultat hasardeux des contradictions propres au champ médiatique, les analyses que nous éditons sont respectées, il faut bien voir que celles-ci participent d’abord à donner l’illusion de la pluralité, à masquer le travail quotidien et ravageur de la propagande médiatique.

Quels que soient les bénéfices attendus des échos médiatiques dans la diffusion de nos idées, leurs effets seront donc globalement plus nuisibles qu’utiles, un échec plutôt qu’un succès. Car enfin, que valent les critiques du caractère liberticide et pathogène du capitalisme ou celles du monde du travail sous régime néolibéral lorsque leur diffusion dépend des valeurs et des pratiques de ceux qui perpétuent cet ordre social ? Après avoir été convaincus par les idées des livres que nous éditons (souvent du seul fait de leurs exigences intellectuelles et indépendamment de tout contenu politique), une démonstration reste à faire : celle de notre capacité à nous passer de ce que ces livres désignent comme contraire à l’organisation du monde dans lequel nous souhaitons vivre.

Évidemment, cela n’est pas une tâche facile. En plus de renverser les obstacles inscrits au plus profond de nous-mêmes et portées par la structure objective de l’organisation sociale, de lutter contre un ordre économique défavorable aux activités peu rentables, de faire face aux ambiguïtés du rôle de l’État (naturellement au service des classes dirigeantes), il faut résister au flot quotidien de la télévision, à l’industrie du divertissement et à tout ce qui l’accompagne. L’énergie qu’il faut mobiliser pour empêcher que les choses ne s’aggravent est à l’évidence énorme. Mais pour conclure dans le ton de l’optimisme si particulier de Chomsky : nous savons ce qui nous attend si nous laissons faire les choses – « à cette réserve près, comme chaque fois : si nous le permettons. Ce n’est pas une nécessité, c’est une affaire de choix ».

Thierry Discepolo
Directeur des éditions Agone

 
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Notes

[1Les sous-titres sont d’Acrimed.

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Sortie du Médiacritiques n°52 : Médias et écologie

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