Combien de journalistes pigistes, débutants ou expérimentés, titulaires ou non de la carte de presse, sont rémunérés sous le régime des droits d’auteur ? À en croire le SNJ (Syndicat national des journalistes) et le site Solidarité Pigistes, la pratique serait courante. Pourtant ce mode de rémunération est complètement illégal [1]. Il convient donc de dénoncer une magouille quasiment institutionnalisée.
Entrons dans le vif d’un sujet plutôt ardu.
Le régime des droits d’auteur est géré par l’Agessa (Association pour la gestion de la sécurité sociale des auteurs). Comme son nom l’indique, ce régime s’adresse aux personnes qui exercent des activités littéraires et artistiques : écrivains, illustrateurs, cinéastes, compositeurs de musique, peintres…
Ce régime social est particulièrement avantageux pour l’employeur (généralement dénommé « diffuseur »). Jugez-en :
Sur la rémunération brute de l’auteur, l’Agessa prélève grosso modo 10% de cotisations sociales.
Un auteur rémunéré 1.000 € perçoit donc 900 € nets. Et l’Agessa encaisse 100 € de cotisations (assurance maladie, CSG, CRDS).
L’employeur, lui, est assujetti à une contribution de 1%, c’est-à-dire 10 € dans le cas qui nous intéresse !
Autant dire que la tentation est grande pour un « diffuseur », notamment chez les éditeurs de presse écrite et en ligne, de rémunérer des journalistes pigistes sous le régime des droits d’auteur.
Car qu’est-ce qui différencie un journaliste d’un écrivain ?
À première vue, tous deux vivent de leurs écrits et des mots qu’ils couchent sur le papier ou l’écran de leur ordinateur.
Alors pourquoi se priver d’une telle aubaine ?
Il est beaucoup plus avantageux de verser 100 € à l’Agessa que de s’acquitter de 600 à 700 € de cotisations salariales et patronales dues à l’Urssaf, au titre du régime général des salariés qui s’applique obligatoirement aux journalistes [2].
Sur une rémunération de 1.000 € bruts, l’économie réalisée est de 500 à 600 €. Si la rémunération porte sur 10.000 €, c’est entre 5.000 et 6.000 € d’économisés. Et ainsi de suite…
Surtout que l’Agessa n’est pas « regardante » sur l’activité réelle de l’employeur. Ce dernier peut s’y inscrire aisément et ainsi disposer d’un numéro de référence qui lui permettra d’accomplir ses déclarations sociales au nom des soi-disant auteurs qu’il rémunère.
En revanche, les formalités sont beaucoup plus compliquées pour l’auteur qui doit lui-même s’affilier à l’Agessa en remplissant un dossier très complet dans lequel il détaillera ses revenus, ses activités, ses déclarations fiscales…
Et c’est là que les choses se corsent, car un journaliste ne peut en aucun cas et d’aucune manière s’affilier à l’Agessa dans l’exercice de sa profession [3]. Son statut social relève du régime général des salariés (Urssaf) comme nous l’avons vu plus haut.
La situation devient alors kafkaïenne. Une entreprise de presse s’acquitte de cotisations auprès de l’Agessa, mais la personne concernée ne peut pas s’affilier à ce régime et se retrouve donc sans protection sociale.
On marche sur la tête !
On comprendra que nombre d’employeurs indélicats exploitent ce filon qui participe à la précarisation grandissante des journalistes pigistes : rémunération au rabais (pas de 13e mois, pas de congés payés…), absence de couverture sociale (puisque le journaliste ne peut s’affilier à l’Agessa), fin de collaboration expéditive, aucunes indemnités de licenciement, pas d’allocations chômage…
Il ne restera alors au journaliste abusé et remercié comme un malpropre qu’à se retourner contre son ex-employeur en saisissant le conseil de prud’hommes, en espérant une décision de justice favorable… à la Saint-Glinglin.
Autant dire que nombre de journalistes pigistes (généralement dans une situation de grande précarité professionnelle et financière) y renoncent.
Si l’Agessa donne la possibilité à des éditeurs de presse de cotiser à son régime, cet organisme signale quand même que la rémunération d’un journaliste en droits d’auteur est illégale.
Voilà ce que l’on peut lire dans une note datée d’août 2010 disponible sur le site www.agessa.org :
Les activités littéraires et artistiques exercées dans la presse
Ne relèvent pas du champ d’application du régime de sécurité sociale des auteurs :
A - Les journalistes professionnels et assimilés
Est journaliste professionnel, celui qui a pour « activité principale, régulière et rétribuée, l’exercice de sa profession dans une ou plusieurs entreprises de presse, publications quotidiennes et périodiques ou agences de presse et qui en tire le principal de ses ressources » (article L 7111-3 du Code du travail).
Est également considérée comme telle, la personne qui exerce sa profession dans une ou plusieurs entreprises de communication au public par voie électronique (article 7111-5 du Code du travail).
Les sommes versées à un journaliste professionnel ou assimilé doivent être qualifiées de salaire, et ce, quels que soient le mode et le montant de la rémunération, ainsi que la qualification donnée à la convention par les parties à leurs relations de travail.
Cette présomption est posée par :
- le Code de la Sécurité sociale (articles L 311-2 et L 311-3-16e) : « sont obligatoirement affiliés au régime général, et même s’ils sont titulaires d’une pension, les journalistes professionnels et assimilés ».
- le Code du travail (article L 7112-1) : « toute convention par laquelle une entreprise de presse s’assure, moyennant rémunération, le concours d’un journaliste professionnel est présumée être un contrat de travail ».
Peu importe que la personne concernée soit ou non détentrice d’une carte de presse. (…)
B - Les collaborateurs réguliers
Des bulletins de paie doivent également être établis au profit des personnes qui apportent une collaboration marquée par une grande régularité généralement liée à la périodicité de la publication. (…)
La jurisprudence recherche généralement l’existence ou non d’un lien de subordination.
Celui-ci est caractérisé par « l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ».
Précisons que « le travail au sein d’un service organisé peut constituer un indice du lien de subordination lorsque l’employeur détermine unilatéralement les conditions d’exécution du travail. » (...)
Relèvent du champ d’application du régime de sécurité sociale des auteurs
Toute personne n’ayant pas la qualité de journaliste professionnel et dont la collaboration reste occasionnelle, peut être rémunérée sous forme de droits d’auteur si elle crée, en dehors de tout de lien de subordination, une œuvre de l’esprit originale. (…)
À la lecture de ces extraits, on conviendra qu’un journaliste exerçant sa profession, qu’il soit ou non titulaire de la carte de presse, ne peut en aucun cas et d’aucune manière être rémunéré sous le régime des droits d’auteur (à l’exception de certains journalistes photographes, mais dans un cadre très précis).
Cela n’empêche pas l’Agessa d’encaisser des cotisations sociales indûment versées par certains éditeurs de presse.
Pour autant, rémunérer en droits d’auteur un journaliste exerçant sa profession peut relever de la fraude aux cotisations sociales au détriment de l’Urssaf.
Rémunérer un journaliste en droits d’auteur peut également relever du travail dissimulé. Pareil délit est passible d’une peine de trois années d’emprisonnement et 45.000 € d’amende, outre les sanctions civiles et les redressements que les organismes sociaux notifieront à l’employeur.
Le Code du travail dispose à cet égard (article L 8221-5) :
Est réputé travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié le fait pour tout employeur :
1° Soit de se soustraire intentionnellement à l’accomplissement de la formalité prévue à l’article L. 1221-10, relatif à la déclaration préalable à l’embauche ;
2° Soit de se soustraire intentionnellement à l’accomplissement de la formalité prévue à l’article L. 3243-2, relatif à la délivrance d’un bulletin de paie (…)
Aujourd’hui, combien de journalistes pigistes sont rémunérés sous le régime des droits d’auteur ? Impossible de le savoir précisément mais, après enquête, la pratique semble assez courante.
Certains n’hésitent pas à évoquer une véritable omerta autour de ce système. Ainsi, François P., un journaliste qui a 30 ans de métier nous écrit :
« La rémunération sous le régime de l’Agessa est plus que répandue dans les officines de presse pour des raisons d’économie, bien entendu, mais aussi pour pouvoir mettre à la porte les collaborateurs sans autre forme de procès.
Un procédé, bien qu’officiellement illégal, qui n’a pas l’air d’émouvoir la Commission de la carte de presse, pas plus que la Sécurité sociale, sans même parler de l’inconsistante Inspection du travail.
Y aurait-il consensus sur le sujet ? That is the question ! »
De notre point de vue, il revient à l’Agessa de s’assurer que les cotisations qui lui sont versées relèvent bien d’activités d’auteurs (écrivain, cinéaste, illustrateur…) et non de journalistes. Et de signaler à l’Urssaf les employeurs qui abusent du régime des droits d’auteur.
Mais il est peu probable que l’Agessa lance une « opération mains propres » pour remettre de l’ordre dans un système qui, quelque part, arrange beaucoup de monde.
La magouille des droits d’auteur a donc encore de beaux jours devant elle ! Même si des centaines de milliers d’euros sont détournés chaque année par des employeurs indélicats, creusant un peu plus les déficits des comptes sociaux (assurance maladie, assurance chômage, retraite…).
Pour toute info complémentaire et tout témoignage :
contact@actuchomage.org
– Précision d’un correspondant d’Acrimed : « La position de la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP) est claire : “Tout journaliste doit normalement être rémunéré en salaires, au mois ou à la pige.” (site de la CCIJP, Foire aux questions). La commission attribue des cartes à des journalistes rémunérés en droits d’auteur s’ils satisfont les conditions d’attribution. Si elle ne le faisait pas, on l’accuserait sans doute d’aggraver les difficultés des consœurs et confrères concernés ! » (13 novembre).