Le samedi 16 octobre 2010, l’heure est grave. Éric Fottorino, directeur du Monde, prend la plume en Une pour signer l’éditorial. Le titre du texte ? « La réforme, la méthode et les idées fausses ». Il y dénonce la « contre-vérité » qui consiste à croire que « plus les seniors resteront, moins les jeunes entreront ». Et à l’appui de cette affirmation, il dégaine l’argument usé (qui se trouve être aussi celui du gouvernement) : « dans les pays où les plus âgés sont les plus actifs, l’emploi des jeunes est le plus dynamique ». Avec cette explication, un peu bizarre vers la fin : « le travail des premiers favorisant le travail des seconds et non l’inverse ». Déclaration pour le moins étrange car l’inverse de la phrase est : le travail des jeunes favorise le travail des âgés… Pourquoi est-ce que cela marcherait dans un sens et pas dans un autre ? Point d’explication là-dessus.
Une « pseudo évidence »
Ce n’est que cinq jours plus tard, le 21 octobre, que le lecteur aura droit à une contre-enquête sur le sujet. Et les arguments vont pleuvoir.
Le titre, comme toujours interrogatif dans cette rubrique, est parfait : « L’allongement de la durée du travail pénalisera-t-il les jeunes ? » Le texte, sur-titré « Décodage », commence par tordre la question en l’inversant. « Pousser dehors les quinquas laissera-t-il de la place aux jeunes ? » Mais personne ne le demande ! Et personne ne parle non plus des « quinquas », mais plutôt des salariés en âge de partir à la retraite (en général ceux qui ont 60 ans ou plus). En revanche, l’argument des manifestants est le suivant : forcer les plus de 60 ans à rester bloquera les jeunes. Mais tordue ou pas, la question n’a qu’une réponse apportée assez vite par la journaliste, Claire Guélaud : c’est une « pseudo évidence ». Voyons sa démonstration.
Elle recourt à la « macroéconomie ». Ou plutôt à des macroéconomistes. Ce qui n’est pas tout à fait pareil. C’est-à-dire qu’en lieu et place d’études, de travaux de recherche, de théories... nous aurons des avis, des opinions, des commentaires. Ainsi l’inévitable Patrick Artus, directeur de la recherche chez Natixis (56 citations au compteur depuis le début de l’année 2010 dans Le Monde), y va de son couplet. Deux autres suivent, Denis Ferrand, directeur général de Coe-Rexecode, et Pierre Cahuc, professeur à Polytechnique.
Tous sont plutôt hors-sujet. Ils nous expliquent surtout pourquoi la France est atypique dans le paysage et pourquoi elle a à la fois tant de seniors et de jeunes hors emploi, alors que les autres pays réussissent mieux (emploi élevé des seniors et des jeunes). Certes, la question est intéressante, mais rappelons que le sujet est de saisir les conséquences d’un prolongement de l’activité, pas d’analyser la situation actuelle. On veut anticiper une dynamique, pas comprendre un équilibre, fut-il atypique. Et puis qui pourrait dire ce qui se passerait si les pays qu’on vante tant changeaient l’âge de départ ?
Et quant à faire du hors-sujet, Denis Ferrand en profite même pour taper un coup sur les trente-cinq heures [1].
… pas si évidente
Si Pierre Cahuc et Patrick Artus tentent des explications [2], un gros nuage gris apparaît sur le raisonnement initial : la microéconomie. Éric Heyer, un microéconomiste donc, balance doctement, « à court terme il y a un lien entre emploi des seniors et des jeunes. Ne serait-ce que parce qu’il y a un effet de file d’attente et de chaises musicales ». Et enfin, le coup de grâce : « si parallèlement on maintient les seniors dans l’emploi jusqu’à 62 ans, la situation va devenir plus compliquée pour les jeunes ». Horreur, « la pseudo évidence », « l’idée fausse », la « contre-vérité » est totalement démontée ! Cependant, comme pour ses confrères, cette citation n’est qu’une opinion, et le lecteur ne sait pas sur quoi elle repose... (notons que près de la moitié de l’article est en fait constituée de citations d’économistes régulièrement conviés par Le Monde [3]).
Le 31 octobre, la chronique de la médiatrice fait état des remous suscités par l’éditorial rageur d’Éric Fottorino. Personne n’a semble-t-il fait remarquer que ses propres journalistes l’avaient déjugé (peut-être à leur corps défendant). Lui-même affirme dans cet article : « Un journal doit sortir des raisonnements simplistes. Le rôle du Monde n’est pas d’uniformiser la pensée ni d’entrer dans une vision binaire droite-gauche mais d’éclairer les contradictions de l’action politique. Faire de la démagogie sur la simplicité ne sert à rien. Les éditoriaux ne sont pas une courroie de transmission de la rue, ils ne veulent pas faire plaisir aux lecteurs mais décortiquer la complexité, faire sentir la vérité, comme les fausses notes. »
On a vu plus haut à quel point le fameux « raisonnement simpliste » n’était pas si faux…
Carole Belmont