Douze ans après Pas vu, pas pris, le réalisateur s’interroge : comment TF1 a-t-elle pu tomber entre les mains de Francis Bouygues et de ses acolytes ? Et surtout : comment se fait-il que cette concession ait toujours été reconduite depuis, alors que les engagements initiaux n’ont pas été respectés ? Avec l’ambition de trouver réponse à ces questions, Pierre Carles remet donc le couvert et s’en va cuisiner quelques personnalités de premier plan dans l’histoire de la télévision française, employant le même procédé que du temps de Pas vu, pas pris : c’est-à-dire en filmant leurs réponses quand il leur pose des questions qui devraient, selon sa logique, les mettre dans une situation embarrassante.
À son grand désarroi – mais aussi à celui de sa productrice -, les entretiens réalisés ne lui permettent pas d’obtenir, comme jadis, les effets de dévoilement escomptés. Faute d’avoir pu soulever le moindre lièvre médiatique, le réalisateur s’arrête un temps pour constater son échec et ironiser sur son propre sort, mais surtout pour réévaluer la validité de son dispositif. En effet, les règles du jeu fixées par Pierre Carles sont désormais connues des acteurs du monde médiatique, qui s’en servent parfois aussi bien que lui. Prenant la mesure de sa relative inefficacité, il décide de recourir à d’autres procédés, cette fois plus directs, comme l’interpellation de David Pujadas. Se détournant alors partiellement de son objectif initial, le film prend ainsi une autre dimension : celle d’un état des lieux de la critique des médias telle qu’il l’a pratiquée jusqu’alors.
Pierre Carles établit ainsi un parallèle entre la remise en question de son propre mode de travail et la récente suspension de parution du journal Le Plan B. Comme si cette critique des médias, telle que ses divers protagonistes ont pu la pratiquer ces dernières années, s’était heurtée à un mur et se soldait par un échec semblable à celui du film qu’il avait rêvé et que révèle le film qu’il a finalement réalisé…
Force est pourtant de constater que les images d’archives qui parsèment Fin de concession sont éloquentes : les conseils prodigués par Bernard Tapie à l’équipe de Francis Bouygues aux fins de mieux séduire les membres de la C.N.C.L. pour obtenir la concession de TF1, ou bien les liens ténus qui unissent le président de la République à cette même chaîne, auraient dû causer bien plus de soucis à ces derniers en leurs temps. Et mesurées à l’aune de l’actuelle grille des programmes de TF1, on peine à contenir son hilarité face aux promesses de diffusions d’œuvres de Maurice Ravel ou d’Olivier Messiaen tenues alors face à la C.N.C.L. On voit même François Léotard, qui fut un artisan de la privatisation de TF1 en tant qu’il était ministre de la Culture et de la Communication, exprimer ses regrets à ce sujet… chez Michel Drucker - une amende évidemment trop tardive pour être décemment honorable.
D’autres scènes, déjà diffusées sur internet, notamment les interventions de Jean-Luc Mélenchon et d’Arnaud Montebourg, ont dû leur retentissement à ce mode de diffusion : c’est-à-dire en dehors des projections de Fin de concession (mais assurant sa promotion…), alors que leur présence au sein du seul film aurait sans doute provoqué moins de réactions.
D’autres scènes encore, particulièrement drôles (et qu’on ne détaillera pas ici pour ne pas les déflorer) témoignent de la force, mais aussi des limites, de la dérision.
Ce bilan clinique de la concession de TF1 se présente donc aussi comme un bilan distancié de la critique des médias de Pierre Carles par Pierre Carles. Il va sans dire – mais cela va mieux en le disant - que ce bilan (repris dans l’entretien qui suit) n’est pas celui que nous tirons de notre propre activité. Ce n’est pas un bilan de LA critique radicale des médias, mais de l’une des ses formes. Le débat est ouvert…
Extraits d’un entretien accordé par Pierre Carles…
… à Philippe Person le 26 août 2010 à Paris
Ton film commence et s’achève sur l’évocation d’un club politico médiatique, le Siècle, présenté comme un lieu de pouvoir. Mais ne s’agit-il pas plutôt d’un leurre destiné à camoufler le fait que cette élite n’a plus tout à fait le pouvoir qu’elle prétend détenir ?
C’est un vrai problème. J’y pensais ce matin en lisant dans les journaux que Xavier Durringer préparait un film critique sur l’élection de Nicolas Sarkozy. Mon hypothèse, dans Fin de concession, c’est qu’il ne peut y avoir de film critique sur les hommes de pouvoir lorsque ceux-ci sont encore aux commandes. C’est la question que je pose aux responsables de l’information croisés au cours du tournage : pourquoi la télévision ne diffuse-t-elle jamais de portrait critique ou non-autorisé d’un Président de la république en exercice ? Je leur demande aussi pourquoi aucun documentaire n’a jamais été consacré au groupe Bouygues-TF1 ou à ses relations avec Sarkozy. À mon avis, si on ne peut produire ce genre de films, c’est parce que l’on touche à des intérêts politico-économiques immédiats et non à des affaires passées. On me rétorquera que le film de Durringer se prépare alors que Sarkozy est encore au pouvoir. Mais n’est-ce pas plutôt un indice que le pouvoir politique a perdu de sa superbe ? Le fait que l’on puisse enfin s’autoriser ce genre d’audaces ne prouve-t-il pas que le pouvoir s’est déplacé de la sphère politique vers la sphère économique ? Concernant le dîner du Siècle, je ne sais pas. C’est peut-être la survivance d’un pouvoir qui n’a pas totalement disparu…
C’est une franc-maçonnerie très voyante, peut-être trop ?
Tu as raison : normalement, le vrai pouvoir reste caché. La grande bourgeoisie ne s’affiche jamais en public. Cela étant, la médiatisation du Siècle est encore récente. Il y a vingt ans, j’avais tenté déjà de débusquer les membres de ce club lorsque je tournais un documentaire animalier sur la vie des élites : à l’époque, le simple fait de filmer ces gens-là au moment où ils arrivaient place de la Concorde déclenchait automatiquement l’intervention des flics. Autant dire que le Siècle, qui se réunit pour dîner tous les quatrièmes mercredi du mois, ne souhaitait guère se mettre en lumière. C’est un problème sur lequel on bute quand on veut filmer le pouvoir : savoir où il est, localiser les lieux où il se concentre. Reste que les responsables de l’information, même s’ils ne détiennent pas le pouvoir, en sont à la fois les voisins, les serviteurs et les complices. Et eux, ils sont faciles à identifier. Quand on a mené notre action contre David Pujadas, on ne s’est pas attaqué à un sous-fifre mais à un présentateur vedette du journal télévisé de 20 heures. Son interview de Sarkozy a battu des records en termes de complaisance… Avec lui, au moins, on savait qu’on ne se trompait pas de cible !
Pujadas n’est-il pas un client qui te convient parce qu’il est un journaliste « à l’ancienne », dans la lignée de ceux que tu affrontes depuis Pas vu Pas pris ?
Je crois que la facilité aurait été de s’attaquer à Jean-Pierre Pernaut, clairement identifié comme un suppôt du pouvoir, avec ses prises de position primaires contre les grévistes. Un journaliste comme Pujadas en revanche n’est pas perçu par le public comme un militant néo-libéral : plein de gens pensent qu’il fait correctement et honnêtement son boulot. Le pouvoir qu’il exerce ne consiste pas à dire aux téléspectateurs ce qu’ils doivent penser, mais à orienter leur perception du monde, par exemple en minimisant l’existence des conflits sociaux par une importance excessive accordée aux informations institutionnelles, aux résultats sportifs, aux faits divers, au « people »… Il ne cire pas ouvertement les pompes des dominants, mais écarte ou minore les informations susceptibles de les mettre dans l’embarras, comme la hausse des inégalités entre riches et pauvres, ou la misère économique, relationnelle et intellectuelle à laquelle le pouvoir condamne les sans-grades. C’est en ce sens qu’il détient une lourde responsabilité : non pas en télécommandant les gens, mais en occupant le terrain par des sujets futiles et en nous imposant un vocabulaire partisan. Comme l’expression « bouclier fiscal », par exemple, qui évoque l’idée d’une protection contre une attaque, alors qu’elle désigne un cadeau fiscal fait aux riches. En légitimant cette formule de propagande, on contribue à mettre dans la tête des téléspectateurs que les plus fortunés ne sont pas des agresseurs mais les victimes d’une agression ! C’est le monde à l’envers. Voilà de quoi sont responsables Pujadas et ses petits camarades. (…)
« Les médias mentent » : ce slogan, issu du Plan B, que l’on voit apparaître dans Fin de concession, n’est-il pas une tautologie ? Combattre les médias fait perdre beaucoup d’énergie pour un résultat incertain…
Le boulot du Plan B, ex-PLPL, dépasse ce simple slogan. Il consistait surtout à expliquer comment les grands médias désinforment et manipulent l’opinion. C’est sûr, il faut beaucoup d’énergie pour un tel combat. C’est le danger avec un moulin à vent comme BHL : il ne cesse de sortir des livres et d’asséner des prêches qui nécessitent de le contrer en permanence. À se demander si ce ne sont pas des os à ronger lancés par le système, des muletas de toreros sur lesquelles on fonce tête baissée. Sarkozy fait la même chose avec sa politique répressive et sécuritaire : tout le monde se focalise là-dessus et pendant ce temps-là on ne s’occupe pas du reste.
À quoi ressemblerait un journal télévisé produit par Pierre Carles ?
D’abord, on supprimerait toute parole institutionnelle, tout effet d’annonce, toute information liée à un agenda politique, économique, etc. Ainsi on économiserait déjà 90% du JT actuel. Fini, le monopole des professionnels de la parole. On réhabiliterait l’enquête, on irait sur le terrain voir ce qui se passe chez les pauvres, on donnerait peut-être des caméras et des bancs de montage à des ouvriers, à des employés, à des chômeurs, comme à l’époque des groupes Medvekine. Et puis on infiltrerait les dominants avec des caméras cachées. Jamais on n’ose placer de caméras cachées chez une Bettencourt, un Woerth ou un délinquant financier, alors qu’on les utilise en abondance pour filmer les trafics des petits dealers. Pourquoi cette inégalité de traitement ? On mettrait fin aussi aux cadences actuelles qui imposent aux journalistes de bâcler leur sujet en une journée. Cela suppose évidemment de changer la donne économique : il faudrait consacrer au JT les moyens de la fiction, afin de permettre des enquêtes sur le long terme, sans obligation immédiate de résultat. On cesserait par ailleurs d’appréhender la société par le seul biais de l’individu : la figure du « self made man », du héros entrepreneur ou du sauveur providentiel ont contaminé les JT et les magazines d’information, avec le message implicite que la collectivité n’a pas d’importance, que l’individu existe en dehors d’elle, qu’il s’est forgé tout seul. Car c’est ça, l’idéologie de l’information télévisée, sa propagande. Enfin, dernière mesure : envoyer la plupart des journalistes et des responsables de l’information en camp de rééducation ou de décervelage ! (…)
Est-ce que tu pourras encore réaliser un autre film sur les médias dans dix ans ?
Ce qui est en train de se mettre en place autour du téléphone portable, des jeux vidéo et d’internet, avec l’état de dépendance que cette industrie génère chez le consommateur, constitue une entreprise d’occupation des esprits à côté de laquelle la télévision à l’ancienne est de la rigolade. Il ne s’agit même plus de relayer le point de vue des dominants, comme le fait encore aujourd’hui la télévision, mais d’anesthésier le public en lui disant : n’y pense même pas, avale de la musique au mètre et de l’image à la chaîne… À mon avis, la critique de l’information telle que nous l’entendons aujourd’hui sera totalement caduque dans dix ou quinze ans. Ce qu’il nous faudra critiquer, demain, c’est la société de la dépendance, celle qui nous rend accro à des jouets superflus pour mieux nous empêcher de réfléchir par nous-mêmes. C’est là où réside notre faiblesse : le capitalisme, lui, sait créer des utopies. L’iPhone, qu’on le veuille ou non, est une utopie, la promesse d’un monde meilleur où tous les services et les plaisirs seront à portée de main, sans effort, quasi-gratuitement. Un monde meilleur synonyme de sang et de larmes pour la majorité de la population mondiale… Mais nous, qui ne croyons pas en ces utopies bidon, nous ne parvenons pas à fabriquer les nôtres. Nous sommes incapables de contrecarrer le capitalisme avec une contre-utopie supérieure à celle qui nous submerge. (…)
Les émissions de fausse critique des médias, de Schneidermann à Morandini, n’ont-elles pas pollué ton travail ?
Difficile de contrer ces imposteurs, parce qu’ils réajustent en permanence leur discours. Aujourd’hui, Schneidermann passerait presque pour un dangereux gauchiste. C’est pourtant lui, comme on le voit dans Enfin pris ?, qui cirait les pompes du PDG de Vivendi, Jean-Marie Messier, ou des patrons de chaînes privées et publiques à l’époque où il travaillait à la télé. Ce sont des gens qui se déplacent sans cesse, qui adaptent leur discours à leurs intérêts du moment. Quelques spectateurs me disent que Schneidermann et moi faisons le même travail, que nous œuvrons dans la même direction : pour moi, c’est une insulte. Changer le monde, il s’en moque. Ce monde-là lui convient parfaitement.
Pourquoi ne pas les ignorer ?
Parce qu’ils occupent le terrain. Parce qu’ils font malgré tout illusion auprès d’un grand nombre de spectateurs. Il faut sans cesse le redire : attention, vous pensez que ces gens-là sont des rebelles, mais non ! En réalité, ils ne s’attaquent qu’à des cibles périmées. On doit rappeler encore et encore ce que disait Bourdieu : contrairement à ce que l’on veut nous faire croire, les choses changent très peu. La plupart du temps, elles se déplacent seulement. (…)
On n’a donc pas le droit d’être de mauvaise foi à la télé ?
On n’a pas le droit d’être « déséquilibré », au sens où ils entendent l’équilibre. Cela gêne leur conception du débat démocratique, qui ne tient pas compte des rapports de force, du fait que certains points de vue sont hégémoniques et d’autres non. Je revendique aussi le droit de ne pas respecter le droit à l’image des personnalités publiques, de pouvoir les montrer sous un angle défavorable, parce que j’estime qu’elles ont la possibilité de se défendre par ailleurs, qu’elles disposent pour cela de moyens disproportionnés au regard des miens. Je considère qu’elles n’ont pas à polluer mon film de leur propagande. De fait, je ne donne jamais la parole à ces gens-là pour contrebalancer un point de vue qui leur serait défavorable. On me dit souvent que ce n’est pas démocratique… Dans la mesure où mes films échappent à son contrôle, et qu’ils ne répondent pas non plus à ses normes de fabrication, il est assez logique que la télévision n’en veuille pas. L’ennui, pour elle, c’est que ce sont des films qui font pas mal d’entrées en salles et circulent énormément sur internet. Or, pour un directeur de chaîne, rien n’est plus incohérent que de refuser un film doté d’un certain potentiel commercial. Contrairement à ce qui se dit, la télévision capitaliste n’est donc pas toujours disposée à vendre la corde avec laquelle elle va se faire pendre. (…)
Quelques informations complémentaires
Sur le site dédié au film, outre l’intégralité de cet entretien, vous pourrez également trouver :
- le synopsis et la fiche technique ;
- la liste des salles projetant Fin de concession ;
- la bande-annonce et des extraits du film ;
- un entretien avec Daniel Mermet ;
- un article consacré à la critique radicale des médias ;
- une présentation du film par Raymond Macherel, animateur de la Télé de Gauche ;
- comment bomber le scooter d’un journaliste de petite taille présidentielle ;
- un quizz.
Armando Padovani