Quel est le « pouvoir des médias » ? Ainsi posée la question se transforme trop souvent en faux problème, du moins quand on prête aux médias un « pouvoir » (analogue à celui d’une plante médicinale) dont ils seraient spécifiquement dotés ; un « pouvoir » mécaniquement attribué aux messages qu’ils diffusent et que les récepteurs subiraient passivement ; un « pouvoir » qui s’exercerait indépendamment de tout autre rapport de domination sur des publics qui seraient non seulement passifs, mais socialement indifférenciés. De longue date les études et les sociologies les plus diverses – notamment les sociologies de la réception - ont permis de récuser de tels schémas qui ne cessent pourtant de hanter les critiques quotidiennes des médias [1].
L’ouvrage de Vincent Goulet apporte, précisément, une contribution d’une rare richesse à la sociologie de la réception qui inverse le questionnement banal en s’interrogeant, non pas sur ce que les médias font aux publics, mais sur ce que les publics – en l’occurrence les classes populaires – en font et, par là, font aux médias : quels usages ces classes populaires font-elles particulièrement des informations, mais aussi comment ces usages, par une sorte d’action en retour, contribuent-ils pour une part à produire ces informations ?
Pour l’essentiel (mais pas seulement), l’enquête de Vincent Goulet repose sur des observations recueillies et des entretiens réalisés dans un quartier populaire de la banlieue bordelaise où l’auteur a séjourné pendant trois ans. Il s’agit donc d’une enquête ethnographique, fine et détaillée, qui prend à revers les affirmations massives souvent soutenues par le recours abusif à des sondages d’opinion.
On se bornera ici à résumer les principaux résultats de cette enquête pour inciter à la lire avant de la discuter : la lire car ce résumé assèche inévitablement le travail de Vincent Goulet qui vaut précisément par la multiplicité et la qualité des observations concrètes et des entretiens particuliers, effectués dans les situations les plus diverses.
I. La première partie (I. « Sociabilités populaires et circulations des informations ») s’ouvre sur un chapitre consacré à l’objet et au terrain de l’enquête (chap. 1 : « À la recherche du public populaire »), qui permet notamment à l’auteur de préciser ce qu’il entend par « populaire » et à différencier (en les mettant au pluriel) les notions de « réception » et de « public ».
Les chapitres suivants analysent les usages des informations dans les discussions qui ont lieu dans les divers espaces de réception. Cette sociologie de la conversation, qu’évoque Patrick Champagne dans sa préface, est aussi une invitation à réfléchir aux limites des vertus démocratiques que les médias s’attribuent, notamment en matière de débats.
– C’est dans la sphère domestique, familiale et amicale, plus que dans le voisinage que se concentre la socialité (chap. 2 : « Les réceptions des informations dans la sphère domestique »). Bien qu’il soit difficile à l’enquêteur de pénétrer à l’intérieur de la vie des familles, il parvient pourtant à franchir le seuil et à appréhender les diverses modalités d’une consommation médiatique importante, fortement centrée sur la télévision.
– Au sein des couples (chap. 3 : « Hétérogénéité sociale et dynamique du couple »), « les actualités, en particulier télévisées, produisent un espace de discussions (…) où s’expriment des rapports de forces comme des formes de réassurance identitaire par rapport au conjoint et aux autres membres de la famille ». Ce sont ces rapports de force notamment que l’auteur analyse, selon que les couples sont socialement homogènes ou le lieu d’asymétries conjugales.
– Dans les espaces publics de la cité (chap. 4 : « Les discussions à propos des médias dans les espaces publics de la cité »), les actualités sont un thème secondaire de discussions. S’y manifestent les effets des clivages sociaux (entre anciens et nouveaux résidents, entre hommes et femmes) et en particulier entre les « leaders » et les « suiveurs ». Dans ces espaces publics prévalent les discussions d’ordre pratique et moral, à l’exception de certaines circonstances (une élection présidentielle par exemple, comme celle de 2007 ici envisagée).
– Dans la sphère du travail (chap. 5 : « Les discussions au travail »), comme dans l’espace de la cité, « les conversations politiques et sociales se construisent autour de ressources informationnelles communes et sont organisées par des leaders d’opinion ». Mais elles présentent deux caractères particuliers : « les sujets médiatiques de conversations sont plutôt choisis pour leur caractère consensuel » (« Eviter les sujets qui fâchent ») ; les discussions prennent rarement un tour politique général, traduisant ainsi, selon l’auteur, « les transformations de la “conscience de classe” vers le libéralisme ».
Les observations et les analyses proposées par l’auteur sont particulièrement attentives à la diversité des situations et des positions sociales occupées dans chaque espace en fonction des atouts dont disposent les différents acteurs : chaque observation, chaque entretien est l’occasion d’une explication circonstanciée qu’il est impossible de résumer ici.
II. La deuxième partie (II. « Les fonctions sociales et identitaires des informations ») se propose de comprendre comment les membres des classes populaires intègrent les informations à leur vie et leur donnent sens, c’est-à-dire à quelles fonctions sociales répond la consommation médiatique, et en particulier comment elle permet aux individus de se situer dans le monde social (chap. 1 : « Les pratiques médiatiques : une scène de la construction identitaires »).
L’auteur souligne que le rapport aux médias s’inscrit dans une histoire longue qui commence dès l’enfance. Il met en évidence l’existence d’une réception particulière au sein des familles immigrées et montre comment la réception des médias des pays d’origine et l’usage des informations en provenance de France permet à la fois une gestion des « racines » culturelles et, progressivement, une assimilation (au sens sociologique du terme) des immigrés.
Plus généralement, les repérages identitaires s’appuient sur des valeurs et des représentations : les informations sont appréhendées à travers des schèmes (selon le mot de l’auteur) ou des « grilles » (si l’on veut). L’auteur distingue trois schèmes principaux, qui sont déterminés par les conditions de socialisation et d’existence, et traduisent, ou mieux trahissent, « la position dans la hiérarchie sociale, l’angoisse existentielle devant la précarité de la vie, le désir d’ascension sociale à travers la progéniture ».
– Le premier schème (chap. 2 : « Vivre la domination sociale ») est donc celui de la domination. Il permet de rendre compte des diverses modalités de l’opposition entre les « petits » et les « gros » à travers laquelle sont reçues et, en quelque sorte, traitées les informations.
– Le deuxième schème (chap. 3 : « Des moyens d’apprivoiser la mort et le hasard ») est celui de la Providence. La précarité de l’existence permet de comprendre l’attention prêtée aux « faits divers » dont l’auteur déconstruit la rubrique et analyse les fonctions sociales qu’ils remplissent. Il montre notamment comment les « faits divers » renvoient au rôle du hasard dans la vie quotidienne et comment, par conséquent, la précarité, dans les classes populaires, les rend sensibles aux catastrophes naturelles et aux « coups du sort » ; comment les jeux de hasard, l’amour du risque et le spectacle médiatique de la bonne fortune permettent d’espérer « s’en sortir ».
– Le troisième schème (chap. 4 : « N’avoir pour seul bien que ses enfants ») est celui de l’investissement dans la progéniture : « La focalisation populaires sur les enfants, seule possibilité de mobilité sociale ascendante, est un troisième schème déterminant dans la réception des informations, en particulier des faits divers. » Trois catégories de faits divers permettent d’appréhender ce que représentent les enfants et les informations qui portent sur eux : les accidents, les « crimes monstrueux » et les infanticides.
Ces schèmes ne sont pas produits et imposés par les médias, même si ceux-ci les confortent, mais par les conditions d’existence des classes populaires. Le mépris social qui, sous couvert de contestation radicale des médias, transpire dans certaines formes de leur critique peut reposer sur l’ignorance de ces schèmes et, surtout de leurs raisons sociales.
III. La troisième partie (III. « Construction du jugement et compétence politique populaires ») est consacrée à la place particulière qu’il convient de réserver, parmi les usages ordinaires des informations médiatiques, aux « usages politiques de l’actualité », pour tenter de saisir ce qui fait la spécificité de la compétence politique du populaire.
– Ordre et justice : ces deux exigences, étroitement liées, dans la mesure où elles sont « une façon de vouloir obtenir des garanties sur sa propre existence », constituent « les premiers points de focalisation du jugement populaire » (chap. 1 : « Le cadrage politique et médiatique des exigences populaires d’ordre et de justice »).
Cette double demande est formulée à travers la catégorie floue d’insécurité (dont le sens varie selon les destinataires) et rend les publics populaires particulièrement attentifs aux injustices de la Justice. Ce que montre l’analyse des entretiens est ici confirmé par une étude de cas consacrée à l’affaire Dutroux et à son processus de médiatisation.
– Parvenu à ce point, Vincent Goulet complète son étude en inversant son sens, puisqu’il s’agit, à cette étape de l’exposition, d’examiner les conditions dans lesquelles certaines productions médiatiques sont en quelque sorte pré-ajustées aux attentes des publics populaires, comme c’est le cas de l’émission « Les Grandes Gueules » diffusées sur RMC (chap. 2. : « Les mises en forme du rapport populaire au politique : Les Grandes Gueules de RMC »).
Le choix, par les milieux populaires, de la parole médiatique dans laquelle ils se reconnaissent dépend, selon l’auteur, de trois facteurs : un accord de fond, une compatibilité de forme, une reconnaissance de positions. Or l’émission de RMC répond à ces trois exigences, comme le montre l’analyse que propose Vincent Goulet de la position de l’émission dans le champ médiatique, de ses propriétés sociales et culturelles, du dispositif de mise en forme du public.
– On comprend mieux dès lors pourquoi, elles-mêmes socialement différenciées, les classes populaires entretiennent avec les médias, les journalistes et les informations des rapports qui mêlent confiance plus ou moins mesurée et défiance plus ou moins accentuée (chap. 3 : « Les ambivalences de l’appropriation : adhésions et critiques populaires des informations médiatiques »).
– Le dernier chapitre de l’ouvrage (chap. 4 : « Usages politiques du sens commun populaire et redistribution du jeu politique ») mériterait à lui seul un compte rendu détaillé et une discussion particulière. On se bornera ici à indiquer qu’il s’efforce d’appréhender « comment sur le long terme, le discours libéral a pu devenir hégémonique […] ».
– De la conclusion générale de Médias et classes populaires, on pourra retenir particulièrement ces lignes :
« Les médias populaires d’aujourd’hui sont des médias commerciaux qui parviennent à toucher les ressorts de la sensibilité et de lecture populaire du monde mais qui n’ont pas d’autres logiques que celles du profit et de la rentabilité. Quant aux médias “engagés” qui cherchent à défendre les intérêts des classes populaires, ils sont justement peu lus par ceux dont ils s’affirment les porte-parole : la logique de la légitimité politique les conduit à adopter des mots, des représentations et des schèmes qui ne sont pas ceux de leurs lecteurs […]
Depuis Le Cri du peuple de Jules Vallès, qui au XIXe siècle avait réussi à conquérir une véritable audience dans les milieux populaires, aucun journal (sauf peut-être L’Humanité après la Deuxième Guerre mondiale, mais d’abord parce qu’il s’appuyait sur l’influence du Parti communiste), n’a réussi à être à la fois engagé et populaire. Alors que le champ médiatique est en pleine restructuration, s’engager dans l’aventure de la construction d’un tel média supposerait de rompre avec tout préjugé intellectualiste, de prendre au sérieux les faits divers, le sport, les potins pour ce qu’ils recèlent d’une forme de conscience politique pour les articuler de façon plus souple avec les discours programmatiques et le jeu politique.[…] »
L’ouvrage de Vincent Goulet mérite certes d’être discuté en fonction de la sociologie qu’il met en œuvre et donc à l’épreuve. Mais son principal mérite est de mettre en garde contre un ethnocentrisme de classe très répandu. Il interpelle le lecteur, quelle que soit son appartenance sociale, sur son rapport à l’information et chahute les « évidences » de ce rapport ; il incite particulièrement la « critique dans la mêlée » que pratique Acrimed [2] à se défier de l’élitisme cultivé, surtout quand il est militant, à réfléchir sur certains de ses présupposés et à opérer de salutaires retours critiques sur elle-même : tant il est vrai qu’une telle critique ne vit pas - elle non plus... - en état d’apesanteur sociale.
Henri Maler
P.-S. : Vincent Goulet sera l’invité d’un prochain Jeudi d’Acrimed à Paris, le 27 janvier 2011.