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Nicolas Sarkozy, critique des médias… et de la stigmatisation des Roms

par Frédéric Lemaire, Henri Maler,

Le mardi 16 novembre, l’entretien télévisé du président de la République avec David Pujadas, Claire Chazal et Michel Denisot s’est avéré conforme aux canons du genre : questions sans surprise, relances sans relief, objections sans suite. Le précédent exercice, en date du mercredi 23 septembre 2009, avait été pour nous l’occasion de montrer comment ce rituel républicain réduisait les journalistes présents à un rôle de faire-valoir (« Un monologue de Nicolas Sarkozy, avec Pujadas et Ferrari dans leur rôle de figurants »).

Un an plus tard, rien n’a fondamentalement changé : ayant toute latitude pour raconter à peu près n’importe quoi, le président joue librement sa partition, avec la participation aimable de ses interlocuteurs. Mais, cette fois, sûr de son effet et de la prévenance de journalistes qu’il a lui-même invités, il n’hésite pas à les malmener, voire les humilier, sans qu’ils n’y trouvent véritablement à redire. Mieux : à plusieurs reprises, c’est lui qui les interpelle et les met en cause. Et, à l’occasion d’une question de David Pujadas, il adopte une posture de critique vigilant des médias.

Revenons donc sur cet échange. À l’origine, une question plus incisive qu’à l’accoutumée posée par David Pujadas : « Cet été, à l’occasion d’un fait divers, vous avez désigné nommément un groupe ethnique, […] et vous avez d’une certaine manière mis en scène la fermeture des camps de Roms et l’expulsion de ces Roms, ce qui a provoqué un tollé. Pourquoi cette décision, pourquoi surtout cette manière de faire ? »

Le gouvernement aurait donc instrumentalisé un fait divers pour stigmatiser un groupe ethnique, puis mis en scène la fermeture des camps de Roms. Bien évidemment, l’impertinence de la question sera largement tempérée par la totale liberté dont disposera le président pour développer « sa » manière de voir, sans guère se voir opposer de véritable contradiction.

Le président annonce d’emblée la couleur : « David Pujadas, permettez-moi à mon tour de dire : “Quelle drôle de façon de réécrire l’histoire !” Revenons si vous le voulez bien au mois de juillet. Et regardons le journal télévisé qui est le vôtre ».

Et Nicolas Sarkozy de présenter sa… « drôle de façon de réécrire l’histoire ».

Les JT du 17 juillet 2010

Nicolas Sarkozy : « Premier sujet : la situation sécuritaire n’est plus tenue à Grenoble, les policiers veulent démissionner, c’est la jungle. Je résume. »

Résumons, nous aussi. Le vendredi 16 juillet, au soir, à la suite de la mort d’un braqueur abattu par la police, des « violences urbaines », comme on dit désormais dans les médias, avaient éclaté à Villeneuve, dans le quartier de Grenoble d’où était issu le jeune homme. Le lendemain, les JT reviennent sur ces événements. Et c’est bien de ce samedi 17 juillet qu’il est question dans les propos de Nicolas Sarkozy, puisqu’il évoque, par la suite, l’attaque d’une gendarmerie « le lendemain », c’est-à-dire le dimanche 18 juillet.

Or – première contrevérité – les JT de TF1 et de France 2 ne s’ouvrent nullement sur le « premier sujet » que prétend résumer Nicolas Sarkozy [1]. Sur France 2, Laurent Delahousse commence « son » journal par plus d’un quart d’heure d’hommage à l’acteur Bernard Giraudeau, décédé le matin même. Il en va de même dans le JT de TF1 présenté par… Claire Chazal, qui se garde bien – défaut de mémoire ou de présence d’esprit ? - de contredire Nicolas Sarkozy.

De surcroît, le « résumé » sur les violences de Grenoble – la « guérilla urbaine », comme disent les médias – proposé par Nicolas Sarkozy ne résume pas du tout ce qui est dit et montré par les JT. Certes, les images montrent les conséquences de ces violences, dont les commentaires font le récit. Des commentaires « résumés » de manière… plutôt personnelle par Nicolas Sarkozy (« la situation sécuritaire n’est plus tenue à Grenoble, les policiers veulent démissionner, c’est la jungle »).

Enfin, et surtout, les deux à trois minutes que chacun de ces deux JT consacre aux violences de Grenoble suffisent à exhiber Brice Hortefeux qui prend la pose devant les caméras : « Nous allons rétablir l’ordre public et l’autorité de l’État. » Brice Hortefeux ? Déjà sur place ? Selon Arrêt sur Images « c’est le ministre de l’Intérieur, Brice Hortefeux, qui a alerté les rédactions : dès le matin du 17 juillet 2010, il faisait savoir qu’il se rendrait à Grenoble dans l’après-midi. » Et le même article de préciser le déroulement du processus destiné à « faire » l’événement : « L’AFP s’en est fait l’écho dans une dépêche dès 8 h 43, c’est-à-dire suffisamment tôt pour que les 13 heures tournent des images et annoncent la venue du ministre, et pour que les 20 heures montrent les images d’Hortefeux. Timing parfait ! »

Le moins que l’on puisse dire, c’est que Nicolas Sarkozy prend des libertés avec les faits. Or Claire Chazal ne peut ignorer – David Pujadas était alors en vacances… – quelle contribution le gouvernement a apporté à la « couverture médiatique » des violences de Grenoble et ne juge pas nécessaire de mentionner quels plats avaient été préparés dans l’« arrière-cuisine » du journalisme indépendant.

Nicolas Sarkozy peut alors continuer tranquillement à « réécrire l’histoire »…

Les JT du 18 juillet 2010

Nicolas Sarkozy : « Le lendemain, vous-même, Monsieur Pujadas, comme Madame Claire Chazal, d’ailleurs, dans son journal ; à propos de l’attaque d’une gendarmerie dans le centre de la France – pas par des Roms, d’ailleurs, mais par des gens du voyage. Vous en faites, l’un et l’autre, votre premier sujet du 20 heures. Pas le deuxième : le premier. »

Cette fois, c’est exact : le « spectacle » d’une « manifestation de gens du voyage » (dixit le JT de TF1) qui s’est déroulée devant une gendarmerie a particulièrement attiré les caméras des 20 heures déjà sur place. À la clé, des images de manifestants (que l’on a pu voir notamment sur TF1, découpant à la tronçonneuse des arbres et des panneaux de signalisation sur la place de la gendarmerie de Saint-Aignan pour protester contre la mort d’un Gitan de 22 ans recherché pour vol et tué dans la nuit du 16 au 17 par un gendarme.

Mais, une fois encore, Nicolas Sarkozy attribue aux présentateurs des JT des commentaires qui ne sont pas les leurs : « Et vous tirez la conclusion, l’un et l’autre : mais qu’est-ce qui se passe en France, la situation n’est plus contrôlée, les gendarmeries sont attaquées et à Grenoble les policiers démissionnent. » Et la tirade présidentielle s’achève sur ce coup de grâce : « Vous ne l’avez pas fait un soir : vous l’avez fait toute cette fameuse semaine. J’ai revu les images, ça m’a d’ailleurs beaucoup intéressé. […] Vous créez vous-mêmes, les médias, une situation de stigmatisation sur l’attaque de la gendarmerie, où y avait eu deux carreaux de cassés, par ailleurs, et où ça avait été, médiatiquement, exploité, déformé. Mais c’est comme ça. »

Une « situation de stigmatisation », donc… Mais de quel « groupe ethnique », comme disait Pujadas ? Des Roms ? Pas directement, du moins dans les JT qui parlent de « gens du voyage »… « Deux carreaux cassés » à la gendarmerie de Saint-Aignan ? Ce n’était pourtant pas ce que déclarait la préfecture [2]. Et ce n’est pas seulement pour protéger quelques vitres que 300 militaires avaient été déployés à Saint-Aignan.

D’après Nicolas Sarkozy, ce sont les journaux télévisés qui, après l’attaque de la gendarmerie, seraient à l’origine de la « stigmatisation » des Roms. Or si les JT ne les ont pas mentionnés à cette occasion, Nicolas Sarkozy a pris soin d’« oublier » que dans sa déclaration en conseil des ministres du 21 juillet communiquée à la presse, il affirmait : « Les événements survenus dans le Loir-et-Cher soulignent les problèmes que posent les comportements de certains parmi les gens du voyage et les Roms. »

Les libertés prises avec les faits et leur chronologie s’achèvent avec la péroraison : « À partir de ce moment-là, je vois le ministre de l’Intérieur et le premier ministre et nous décidons d’aller à Grenoble pour remettre de l’ordre. » Tout cela pour tenter d’opposer sa propre modération aux exagérations médiatiques : « Dans le discours de Grenoble y a pas une outrance, y a pas un mot plus haut que l’autre [3]. »

Dans les jours qui suivent, le gouvernement se démène pour que « l’insécurité » occupe le devant de la scène médiatique… et parvient partiellement à ses fins. Comme le rappelle « Arrêt sur images », le lundi, Hortefeux est l’invité de la matinale d’Europe 1 et fait la « une » du Figaro, tandis que l’Élysée annonce le même jour le changement du préfet de l’Isère et la tenue d’une réunion la semaine suivante sur les gens du voyage [4].

Coproduction

Il ne faire guère de doute que Nicolas Sarkozy a été, rétrospectivement, « très intéressé » par les images de cette « fameuse semaine »  : les JT se sont rendus, bon gré mal gré, aux rendez-vous fixés par l’agenda politique. Qu’est-ce qui est apparu en premier : l’œuf ou la poule ? L’initiative médiatique ou l’opération gouvernementale ? En l’occurrence, elles ont été presque simultanées, même si Nicolas Sarkozy s’emploie à effacer après-coup la seconde. En effet, une opération de communication du président et/ou du gouvernement chasse l’autre. Après celles des 17 et 18 juillet, qui ont bénéficié de la complaisance des JT, une nouvelle est tentée lors de l’entretien du 16 novembre : attribuer exclusivement aux médias la « situation de stigmatisation » que le pouvoir a opportunément créée… en tirant partie des reportages télévisés.

Ce serait oublier que le gouvernement a, dans une très large mesure – et avec quelle modération –, participé à la « mise sur agenda » de son offensive sécuritaire, dans des médias qui s’étaient alors peu inquiétés de cette instrumentalisation à laquelle ils ont pourtant contribué. De même les interlocuteurs du président, apathiques, se sont peu inquiétés, lors de l’entretien télévisé du 16 novembre, de la jubilation de Nicolas Sarkozy fustigeant l’exploitation médiatique de l’insécurité.

Paradoxalement, la façon outrancière dont Nicolas Sarkozy réécrit l’histoire confirme à sa façon que la construction médiatique de certains événements n’est nullement indépendante de sa construction politique. Ces événements et les informations qui prétendent les refléter sont les produits et les enjeux d’une lutte qui met généralement aux prises des associés rivaux : rivaux parfois, associés trop souvent.

Coproduction de l’actualité par les gouvernants et les médias... et rétrocession finale des droits d’auteur aux journalistes. De cette coproduction et de cette reconstruction élyséenne, les commentateurs se sont peu émus. Revenant le lendemain de l’interview présidentielle sur Europe 1, David Pujadas juge l’intervention « assez riche en enseignements », et l’exercice « plaisant à faire » ; il se réjouit d’un dialogue « ouvert » et d’une conversation « cordiale ». Séduit, il tient même à préciser que, grâce à lui, Nicolas Sarkozy « a parlé des Roms, il n’en avait jamais parlé avant ». Quelle victoire ! David Pujadas pourra accrocher bien haut sur son veston une nouvelle médaille.

Frédéric Lemaire et Henri Maler


Quelques jours plus tard…

Plutôt que de s’interroger non seulement sur la version présidentielle du rôle des médias, mais surtout sur la coproduction de l’actualité par les médias et les gouvernants, la plupart des commentateurs ont détourné le regard. En revanche, ils se sont précipités goulûment sur un « dérapage » de Nicolas Sarkozy. Quel dérapage ?

Le vendredi 19 novembre au soir, en marge du sommet de l’Otan à Lisbonne, le président de la République s’en est pris aux méthodes de travail des journalistes au sujet des investigations sur « l’affaire Karachi ». Ces propos, tenus off the record, n’avaient pas pour vocation d’être rendus publics. Ils le furent. Mais l’affaire est suffisamment grave à leurs yeux pour que les médias s’en emparent et que la plupart d’entre eux affirment, avant que quelques-uns ne se ravisent, que Sarkozy a insulté les journalistes.

Au risque de passer pour des suppôts inconditionnels de Nicolas Sarkozy, notons que cette interprétation est tout simplement fausse : il s’agissait en fait d’une tentative grossière de démonstration par l’absurde, destinée à désamorcer les questions gênantes sur son rôle éventuel dans « l’affaire de Karachi ».

Extraits :

Un journaliste se risque : « Il semblerait qu’il y ait votre nom, que vous ayez donné votre aval à la création de deux sociétés au Luxembourg… ». Plutôt que de démentir, Nicolas Sarkozy, quelques répliques plus loin, s’insurge : « Mais vous vous rendez compte de ce que vous dites ? "Il semblerait." Vous êtes journaliste, dites-moi quelque chose… "Il semblerait", c’est quoi ? » Et un peu plus loin encore : « Mais écoutez, on est dans un monde de fous, quand même. Il n’y en a pas un seul parmi vous qui croie que je vais organiser des commissions et des rétrocommissions sur des sous-marins au Pakistan, c’est incroyable et ça devient le premier sujet à la télévision. Et vous – j’ai rien du tout contre vous –, "il semblerait que vous soyez pédophile…" Qui me l’a dit ? "J’en ai l’intime conviction". […] »

Une tentative de démonstration par l’absurde n’est pas une insulte. Même si en prenant pour exemple, sans la reprendre à son compte, une accusation gratuite de « pédophilie » pour se défendre d’une accusation qu’il prétend infondée de compromission dans « l’affaire Karachi », le « président de tous les Français » n’a pas eu la réplique légère et l’humour délicat. Nous y reviendrons.

Rejeter sur des journalistes, présentateurs de 20h, la responsabilité de la stigmatisation des Roms, était pourtant une accusation bien plus grave...

 
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Notes

[2Qui présentait ainsi les faits, d’après une dépêche de l’AFP du 18 juillet : « Une cinquantaine d’individus, dont certains cagoulés et armés de haches, de gourdins, etc. ont dégradé les locaux du peloton d’autoroute et des cabines de péage à Saint-Romain. Ils se sont ensuite rendus à Saint-Aignan où ils ont commis de nouvelles dégradations : bris de vitres, dégradation de trois commerces, de panneaux, de feux tricolores de signalisation, tronçonnage d’arbres, incendie de deux véhicules. »

[3Un simple coup d’œil à ce « discours de Grenoble » du 30 juillet suffit à se convaincre de cette absence d’outrance : Nicolas Sarkozy concluait alors sur le lancement d’une « guerre nationale », lancée pour « plusieurs années ». Il y évoquait les Roms et leurs campements illégaux, annonçant leur démantèlement, et proclamaient son refus de voir « les atouts » de la France « gâchés par une poignée de délinquants ». « Transition hasardeuse », notera tout en retenue le journaliste de 20 Minutes.

[4Pourtant, tout ne se passe pas exactement comme prévu. L’opération de communication du gouvernement subit en effet de plein fouet la concurrence d’un sujet plus délicat… l’affaire Woerth/Bettencourt, qui fera notamment la « une » des JT le mardi 20 juillet et plusieurs fois dans les semaines qui suivent.

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