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Un expert médiatique : Christian de Boissieu, économiste engagé… dans la finance

par Mathias Reymond, Nicolas Boderault,

Crise financière, dette publique, chômage, flux monétaire, inflation, déflation, croissance… Depuis de nombreuses années, et au rythme des aléas de la mondialisation, les sujets en rapport avec l’économie inondent les médias. Régulièrement confrontés à la complexité de ces thèmes, les journalistes préfèrent déléguer leurs traitements à des experts (toujours les mêmes), universitaires pour la plupart – mais pas toujours les plus compétents – dont les engagements extra-scientifiques sont méconnus ou dissimulés.

Présentation, à titre d’exemple et de symbole, de l’un de ces omniscients dont le don d’ubiquité n’a rien à envier à celui d’un Bernard-Henri Lévy ou d’un Erik Orsenna : Christian de Boissieu, professeur à l’Université Paris I.

Pour les journalistes, l’expert appelé à la rescousse doit répondre à plusieurs critères : efficacité (il doit être bref et concis), disponibilité (il doit habiter en Île-de-France) et orthodoxie (il doit être partisan de l’économie de marché). Les trois critères sont essentiels… et presque toujours vérifiés. Le talent – caractéristique évidemment subjective, nous y reviendrons – ne semble pas toujours nécessaire pour devenir un « bon client » [1].

Nous avions déjà observé les invitations d’économistes sur France Inter et sur France Culture pour illustrer cette situation [2]. La conclusion était sans équivoque : « Le cercle des privilégiés s’auto-entretient grâce à deux ingrédients maintes fois évoqués ici-même ou identifiés dans les travaux de la sociologie des médias : la paresse des journalistes et l’omniscience imaginaire mais revendiquée des experts. La présence médiatique des économistes vedettes devient exponentielle avec le temps : la consultation occasionnelle engendrant l’invitation occasionnelle qui, en se répétant, entraîne l’invitation régulière qui, en se reproduisant, implique inéluctablement l’omniprésence médiatique des mêmes et des semblables. »

Omniprésent

Auteur de plus de cent tribunes dans la presse depuis janvier 2005 (Le Figaro, Les Echos, Investir, Challenges…), Christian de Boissieu est souvent convié dès qu’il est question de politique monétaire, de finance, de crise économique, de politique énergétique et de macroéconomie européenne.

Sur les deux derniers mois (octobre et novembre 2010), il est passé sur BFM radio dans « Good morning business » (18 octobre, 4 novembre et 12 novembre), le matin sur Radio Classique (26 octobre), sur France Inter dans « Le téléphone sonne » et « Le carrefour de l’économie » (respectivement, 10 novembre et 12 novembre), sur la chaîne France 24 (12 novembre), sur la chaîne Public Sénat (12 novembre), sur Europe 1 chez Nicolas Demorand (30 novembre). Il a signé trois tribunes dans la presse : dans Le Figaro le 11 novembre, dans Les Echos les 2 et 18 novembre. À cela, ajoutons sa présence sur Internet, où on l’a vu notamment sur Easy bourse, « le courtier en ligne », le 13 octobre, sur le site du groupe Xerfi le 4 novembre, sur Orange.fr le 8 novembre, ou encore sur Labourseetlavie.com le 30 novembre 2010 (où il évoque sa récente participation au Small Cap Summit de Dubaï)…

À chacune de ses interventions, l’analyste devient prescripteur :

– pour une Europe libérale. Régulièrement élogieux à l’égard de la Banque centrale européenne, il défend aussi la directive Bolkestein : « Une bonne solution pour que les nécessaires convergences ne viennent pas briser l’élan européen » [3] ;
– pour la privatisation de Gaz de France : « Non, descendre au-dessous de 70 % du capital de GDF détenu par l’État ne constitue pas un crime de lèse-souveraineté. […] Non, les salariés de GDF ne sont pas menacés dans leur statut par cette opération. » (Le Figaro, 22 septembre 2006) Les salariés de France Telecom peuvent aujourd’hui en témoigner : il n’y a rien à craindre de la privatisation d’un service public… ;
– pour l’autonomie des universités : L’autonomie et la liberté nouvelles gagnées sont le gage d’une plus grande réactivité et donc d’une plus grande efficacité dans leur double mission de production et de transmission des connaissances. » (Les Echos, 5 mars 2009) ;
– pour supprimer les impôts sur les opérations de Bourse, car « injuste pour les intermédiaires financiers qui opèrent en France » (Les Echos, 5 novembre 2007).

En somme : pour un capitalisme régulé (mais pas trop).

Le prescripteur est également un devin. Ainsi, le 11 octobre 2007, à une journaliste du Point.fr qui lui demande : « Les marchés boursiers vont-ils être durablement affectés par cette crise ? », Christian de Boissieu répond : « La conjoncture reste globalement favorable aux actions. Pour des raisons positives et par défaut. Les marchés seront soutenus par la croissance des bénéfices des entreprises et même des banques. » Ce jour-là, Christian de Boissieu était visionnaire et, le 1er janvier 2009, le site du Nouvel Observateur pouvait écrire : « La Bourse de Paris s’est au total effondrée de 42,68 % sur l’ensemble de 2008, la pire année de l’histoire du Cac 40. »

Boissieu prescrit, et c’est son droit ; il se trompe parfois dans ses prévisions, et c’est humain. Mais s’il est invité pour « commenter » l’actualité économique, il est rarement souligné qu’il est un acteur du capitalisme.

Commentateur et acteur

Les journalistes et les médias qui l’accueillent ne cessent de le répéter : Christian de Boissieu est professeur d’université à Paris I. Ils rappellent également qu’il est président délégué (depuis 2003) du Conseil d’analyse économique (CAE) et membre du Cercle des économistes. Mais ils sont peu nombreux à révéler qu’il est à la fois commentateur de l’actualité économique et… acteur majeur du monde économique… Juge et partie, en somme.

La page du Who’s Who qui lui est consacrée est très révélatrice. Conseiller économique de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris (CCIP) (depuis 1984), de Boissieu a été administrateur de la banque Hervet (1995-2000), il est membre du conseil stratégique d’Ernst & Young (depuis 2004) – qui est l’un des plus gros cabinet d’audit du monde – et, depuis 2006, il est également membre du conseil de surveillance de la banque commerciale privée Neuflize OBC.

Au niveau international, il est président du contrôle des activités financières et de la commission de surveillance des organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM) du paradis fiscal Monaco [4]. Il est aussi consultant auprès de la Banque mondiale et de la Commission européenne. Il est également membre du Forum franco-italien (depuis 2004), du Conseil de coopération franco-néerlandais (depuis 2004), du Conseil franco-britannique (depuis 2005)…

Il délivre son expertise auprès du conseil de prospective du ministère de l’Agriculture (depuis 2003), du Cercle franco-tunisien (depuis 2004), du conseil de prospective de l’Agence nationale de la recherche (ANR) (depuis 2008) et du conseil scientifique de l’Association pour le droit à l’initiative économique (Adie) (depuis 2010). L’État français fait très souvent appel à lui dès qu’il est question de libéralisation. On le retrouve ainsi dans la commission Attali pour la libération de la croissance française (2007 et 2010) et dans celle du Grand Emprunt (2009).

Enfin (si l’on peut dire), il intervient dans des organismes de contrôle des secteurs bancaire et financier. Membre du Comité des établissements de crédit jusqu’en janvier 2010, il est aussi présent au sein du conseil scientifique de l’Autorité des marchés financiers (AMF).

Les journalistes qui invitent Christian de Boissieu « oublient » souvent toutes ses multiples casquettes quand ils le présentent. Ainsi, le 10 novembre 2010, dans « Le téléphone sonne », sur France Inter, où le thème du jour est : « Les enjeux du sommet du G20 et la nouvelle donne économique, financière et géopolitique : quel équilibre pour le monde de demain ? », l’animateur, Alain Bédouet, propose une présentation succincte de Boissieu, invité ce jour-là : « professeur d’économie à Paris I Sorbonne et président du conseil d’analyse économique ». Il faut alors que des auditeurs [5] complètent son CV à l’antenne. On pourrait appeler ça du journalisme participatif…

– Alain Bédouet : « Alex, vous êtes à Paris pour votre part, bienvenue à vous aussi sur France Inter, Alex, bonsoir on vous écoute. »
– Alex : « Bonsoir. Ma question s’inspire de Christian de Boissieu, qui travaille pour le paradis fiscal de Monaco et a plusieurs casquettes de larbin de la finance. »
– Alain Bédouet : « Oh la la ! Ça commence bien ! »
– Alex : « Voilà cette question : quel est le montant annuel des revenus extra-universitaires de monsieur de Boissieu ? »
– Alain Bédouet : « Eh ben dites donc ! Christian de Boissieu, ça commence fort. »
– Christian de Boissieu : « D’abord je ne travaille pas et vous êtes mal informé cher auditeur, je préside la commission de contrôle des activités financières de la principauté de Monaco, dans laquelle figurent trois responsables de l’AMF, l’Autorité des marchés financiers, donc je travaille pas du tout sur l’aspect fiscal, j’aide la principauté de Monaco à s’aligner sur les standards internationaux en matière prudentielle. Pour le reste, pour le reste, quand j’interviens, comme tout le monde, moi je suis rémunéré pour le travail que j’effectue, et je fais aussi beaucoup de choses gratuitement, je pourrais vous donner la liste. »
– Alain Bédouet (se sentant obligé de préciser) : « Notamment ici même. »
– Christian de Boissieu : « Non, ça, ça me paraît évident, mais je pourrais vous citer une liste de commissions ou de comités dont j’ai la charge, compte tenu de mes fonctions du Conseil d’analyse économique, qui ne sont pas rémunérées, donc je pense que, voilà, voilà ma manière de répondre. »
– Alain Bédouet : « En tous cas, Alex, moi je me permets d’ajouter, en tant que journaliste, ici, à France Inter, que le débat est libre, vous intervenez en direct, et nous, en fonction de l’actualité, et c’est mon travail, nous nous efforçons de tout simplement inviter des économistes, en l’occurrence, ce soir, qui représentent des analyses et des tendances différentes, je les ai présentés, vous avez Thierry Pech pour Alternatives économiques, vous avez Bernard Maris, et vous avez Christian de Boissieu. Voilà. »

Ce n’était pas fini !

– Auditeur : « Oui, monsieur de Boissieu est quand même conseiller économique de l’hedge fund HDF Finance, du Crédit agricole, d’Ernst & Young Finance [en fait ce n’est pas Finance mais France]. Il travaille pour le groupe de pression patronal Rexecode… Alors tout ça, quand même, il doit palper ce monsieur, et j’aimerais savoir combien moi aussi. »
– Christian de Boissieu : « Écoutez, non, alors là vous vous faites des illusions. En tout cas, ce que je peux vous dire c’est que je ne fais pas partie des français qui paient l’ISF, je suis propriétaire de rien sauf de ma voiture, qui a quatre ans, et je pense que ça suffit comme précision. »

On l’aura compris, les revenus extra-universitaires de Christian de Boissieu sont aussi secrets que le… secret bancaire dans les paradis fiscaux. Quant aux profits sociaux et symboliques de cet économiste, ils sont immenses, ainsi que l’atteste sa page dans le Who’s Who [6]. De son côté, le journaliste (aujourd’hui Alain Bédouet, demain un autre) ne semble pas mesurer l’importance des interventions des auditeurs. Quand une personne – un universitaire, de surcroît – est invitée au nom de « l’expertise », l’auditeur croit en sa relative neutralité, du moins il ne pense pas que le commentateur est aussi acteur. Le rôle du journaliste serait de l’en informer…

Un économiste brillant ?

À tout cela, on pourrait répliquer que, si Christian de Boissieu (ou l’un de ses semblables) est partout, c’est aussi parce qu’il est « compétent » ! Une compétence oratoire, sûrement. Un bon pédagogue, sans doute. Mais un brillant économiste ? Certainement pas. En tous cas, pas un brillant économiste… selon ses propres critères de jugement.

La doxa dominante à laquelle il souscrit [7] consiste à valoriser les publications dans des revues à comité de lecture, classées selon leur impact (nombre de citations) dans le milieu académique. Des publications plutôt orthodoxes, en anglais, dans lesquelles la mathématisation de l’économie prime.

Et le meilleur économiste, selon ces critères, est Jean Tirole, professeur de sciences économiques à l’École d’économie de Toulouse. Méconnu du grand public, peu présent dans les médias, il est certainement l’économiste français le plus reconnu aujourd’hui. Il a obtenu la médaille d’or du CNRS en 2007 et a publié plus de 180 articles dans des revues scientifiques à comité de lecture. De son côté, Christian de Boissieu rame péniblement avec quelques publications scientifiques depuis vingt ans, dont une seule en anglais [8]. Et ses publications sont parues pour l’essentiel [9] dans la Revue d’économie financière… dont il est membre du comité de rédaction. Enfin, si l’on était mauvaise langue – mais nous ne le sommes pas ! – on ajouterait que cette revue est classée au plus bas niveau selon les critères du CNRS (revue de rang 4 sur une échelle allant de 1 à 4), et selon l’Aeres, l’autorité administrative chargée de l’évaluation des établissements du supérieur (revue de rang C sur une échelle allant de de A* à C)… L’omniprésence médiatique ne garantit pas la qualité de l’analyste.


***

En pointant les projecteurs sur Christian de Boissieu, c’est en fait la place qu’il occupe dans l’univers médiatique qui est critiquée ici. Son omniprésence (il est partout, sauf dans « Télé Foot » et Playboy Magazine) et son omniscience (bien qu’il ait sans doute de réelles connaissances en économie, il parle de tous les sujets avec le même aplomb) sont symptomatiques de la facilité à laquelle cèdent les journalistes : faire vite et simple. Des journalistes peu enclins à évoquer l’engagement non seulement idéologique mais très pratique de Christian de Boissieu en faveur d’un camp – celui de la finance – dont il fréquente assidûment les tranchées.

Mathias Reymond et Nicolas Boderault

Post-scriptum angoissé : bien que très occupé sur les terrains académico-économico-médiatiques, Christian de Boissieu « veille [...] à se réserver une heure chaque semaine pour prendre un café seul. Face à lui-même. En terrasse, il passe en revue ses activités en cours : “Est-ce que ce projet est vraiment intéressant ? Est-ce que donner cette conférence me fait plaisir ? Est-ce que ce plaisir peut rejaillir sur ma vie personnelle ? Ou ai-je accepté cet engagement pour me fuir moi-même et oublier l’angoisse de la mort ?” » [10]

 
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Notes

[1Voir notre rubrique « Journalistes et experts ».

[3Challenges, 31 mars 2005.

[4Voir le site de la Principauté de Monaco (lien périmé, octobre 2013).

[5Des auditeurs peut-être inspirés par la lecture des articles de Jean Gadrey « Les liaisons dangereuses » et de Pierre Rimbert « Au four et au moulin ».

[6« Décor[ations]. : Commandeur de la Légion d’honneur, de l’ordre national du Mérite et des Palmes académiques, Officier du Mérite agricole, du Mérite de la République fédérale d’Allemagne (RFA), de l’ordre d’Orange-Nassau (Pays-Bas), de l’ordre de l’Étoile polaire (Suède), Commandeur du Ouissam alaouite (Maroc), de l’ordre du Mérite de la République italienne, de l’ordre de Saint-Charles (Principauté de Monaco), de l’ordre du Lion (Sénégal), de l’ordre d’Henri le navigateur (Portugal) et de l’ordre de la République tunisienne. Dist[inctions]. : prix Rossi (1979), grand prix Zerilli Marimo (2001) de l’Académie des sciences morales et politiques, prix du Nouvel économiste (1994) ».

[7Lire par exemple ce qu’il écrivait dans Les Echos (5 mars 2009) : « Des équipes de recherche [et donc les universitaires qui les composent] régulièrement évaluées, sur lesquelles s’appuient des formations de qualité, la volonté de mieux orienter et d’insérer leurs étudiants : voilà les conditions nécessaires pour que les universités françaises réussissent. »

[8« The dynamics of the EMS in the light of European financial integration : Some reflections from a French perspective », Journal of Banking and Finance, 1990.

[9Si l’on excepte : « Problématique des marchés émergents » parue dans la Revue économique en janvier 1998.

[10Source : lejdd.fr.

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