Tout est dit, ou presque, dès le chapeau de l’article : « Comment vit-on dans les villages du nord d’Israël, à quelques kilomètres du Hezbollah, surarmé et menaçant ? »
Première information : les villages du nord d’Israël ne se situent pas à proximité de la « frontière libanaise » ou du « Sud-Liban », mais « à quelques kilomètres du Hezbollah ». Rappelons que le « Hezbollah » est un parti politique libanais, disposant d’une branche armée mais aussi de députés, de ministres et de nombreux élus locaux. « Le » Hezbollah ne peut donc pas décemment se situer à « quelques kilomètres » du nord d’Israël, même s’il domine politiquement le sud du Liban. La suite de l’article nous confirmera que nous n’avons pas ici affaire à une figure de style qui se bornerait à évoquer un tout par l’une des ses parties [1], mais à une mise en scène dramatisante.
Deuxième information : le Hezbollah est « surarmé ». Parlons « chiffres » : même si les estimations varient, les spécialistes s’accordent pour évaluer les effectifs militaires du Hezbollah à environ 1000 hommes, auxquels s’ajouteraient approximativement 10.000 réservistes. On apprend dans l’article que le mouvement aurait en sa possession 40.000 à 50.000 roquettes, auxquelles il convient d’ajouter une centaine de missiles à moyenne portée. Il y a bien évidemment de quoi faire des dégâts, matériels et humains. Mais si le Hezbollah est « surarmé », comment qualifier l’État d’Israël ? Car l’armée israélienne c’est, selon les autorités elles-mêmes : 176.500 soldats, 445.000 réservistes, 3340 tanks, 516 avions de combats, 171 hélicoptères, 57 navires de patrouille, 15 vaisseaux de combat et 3 sous-marins. Et l’arme nucléaire [2]. Alors, « sursursurarmé », l’État d’Israël ? Les comparaisons, si elles ne disent pas tout, permettent souvent d’éviter les excès de langage, quand bien même ils seraient utiles pour la mise en scène.
Troisième information : le Hezbollah est « menaçant ». Nous tenons là le fil conducteur de l’article, de ses omissions, erreurs et parti pris. Que voici.
Quelques oublis malencontreux
L’article s’ouvre par un « focus » sur une habitante du kibboutz Yiron, Ada Sereni, « [qui] n’a pas quitté sa terrasse (…) durant la guerre de 2006 avec le Hezbollah, malgré les 4000 roquettes qui se sont abattues sur Israël ». Le lecteur est ainsi invité à admettre que la sérénité d’Ada Sereni, « énergique octogénaire », force le respect. D’autant plus qu’« Ada en a vu d’autres », puisqu’elle « fait partie du petit groupe de combattants de la Haganah, une des forces armées à l’origine de l’armée israélienne, qui a participé aux combats de la guerre d’indépendance en 1948 et a fondé le kibboutz ».
Peut être aurait-il été judicieux de rappeler ce que fit alors la Haganah et donc ce qu’Ada a vraisemblablement « vu d’autre ».
Le kibboutz Yiron a été fondé en 1949 par des membres du Palmach, troupe d’élite de la Haganah. Ce que la journaliste ne précise pas, c’est que ce kibboutz a été établi sur les ruines d’un village arabe détruit pour l’occasion, Saliha, dans lequel un véritable massacre a été commis. L’historien israélien Benny Morris, spécialiste de la guerre de 1948, a établi que ce sont entre soixante-dix et quatre-vingts villageois qui ont alors été tués de sang-froid par la section de la Haganah qui a ensuite rasé Saliha et fondé Yiron [3]. On comprend, sans avoir besoin de lire entre les lignes, qu’Ada Sereni, ancienne du « petit groupe de combattants de la Haganah (…) [qui] a fondé le kibboutz » était de la partie. Alors oui, pas de doute : « elle en a vu d’autres ».
Le deuxième kibboutz évoqué par Delphine Matthieussent, Iftah, a été établi sur les terres du village arabe de Qadas, après l’évacuation forcée de la population, à l’été 1948. Ses fondateurs sont eux aussi des membres du Palmach, appartenant à la brigade Iftach (d’où le nom du kibboutz). Le troisième kibboutz, Bar-Am, se tient en lieu et place du village arabe de Kafr Birim, duquel la population a été expulsée en novembre 1948. Inutile de préciser que ce kibboutz fut lui aussi établi par… des membres de la Haganah.
Est-on obligé d’établir une histoire détaillée de chacun des lieux dans lequel on se rend pour un reportage ? Non. Mais dans le cas qui nous occupe, certaines précisions auraient pu s’avérer éclairantes. Résumer la généalogie des « villages » dans lesquels le « Grand angle » a été réalisé aurait sans doute pu permettre de replacer les témoignages dans leur contexte historique et de se prémunir contre la vision anhistorique et dépolitisée de la « menace » que la suite de l’article nous propose.
Une menace… menaçante
Le Hezbollah, nous dit l’auteure du reportage, est « menaçant ». Tout le monde le dit d’ailleurs : « “Il y a un gros risque que le Hezbollah, aidé par les Syriens et les Iraniens, prenne le contrôle du Liban et provoque un nouveau conflit avec Israël”, confie [Ada Sereni] » ; « Gabi Ashkenazy a dit craindre que le Parti de Dieu, déjà en position de force sur la scène politique libanaise, ne cherche à prendre le pouvoir » ; « Tsahal redoute que (…) le Hezbollah lance des missiles sur Israël afin de provoquer un embrasement de la région » ; « Dan Méridor a estimé que le Hezbollah dispose à présent de missiles couvrant l’ensemble du territoire israélien » ; « L’État hébreu soupçonne en outre la Syrie d’avoir fourni des Scud, susceptibles de toucher ses grands centres urbains, à la milice chiite »… Que chacune des parties en conflit se sente menacée par l’autre, cela se comprend aisément. Mais ici, effet du « Grand angle », seules les craintes israéliennes sont évoquées, sans que rien ne vienne recouper et vérifier ce qui les fonde.
Certes, Delphine Matthieussent ne dissimule pas l’identité de ses sources. Mais leur liste laisse une impression déplaisante. Dans l’ordre : une ancienne député israélienne, un chef d’état-major israélien, l’armée israélienne, le ministre du renseignement israélien, et l’État d’Israël. Quand bien même ces sources auraient raison (l’avenir nous le dira), le moins que l’on puisse dire est qu’elles ne sont pas très… diversifiées. De deux choses l’une : ou bien la journaliste de Libération a délibérément choisi de ne se fier qu’aux sources israéliennes, ce qui n’est pas très professionnel ; ou bien toutes ses sources (israéliennes ou pas) disent la même chose, et dans ce cas on n’arrive pas à comprendre pourquoi elle n’a retenu que le point de vue israélien. Dans un cas comme dans l’autre, le propos de l’article en est considérablement appauvri. Il aurait pourtant été simple de trouver, par exemple, de nombreux discours et propos d’Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, dans lequel il profère des « menaces ». Mais il aurait fallu alors constater qu’il « menace » toujours Israël de « riposter » ou de « répondre » à une éventuelle attaque. Simple dissimulation, de sa part, d’objectifs conquérants ? Seule une enquête approfondie permettrait de l’établir ou de le démentir.
Mais poursuivons. De quoi les habitants des trois villages ont-ils peur ? Du Hezbollah, bien sûr. Le souvenir de la guerre de 2006, au cours de laquelle nombre d’entre eux avaient dû fuir et/ou se réfugier dans des abris, est omniprésent. Et on le comprend. Mais l’article nous apprend que, « paradoxalement », ce n’est pas la peur des roquettes du Hezbollah qui domine : « À Bar-Am, un kibboutz situé à 500 mètres du territoire libanais, les infiltrations de combattants du Hezbollah et les tentatives d’enlèvements restent la principale source d’inquiétude » ; « [Dorit] craint par-dessus tout une infiltration terroriste : “S’ils rentrent chez toi, tu ne peux pas te sauver, tu ne peux rien faire, au moins avec les roquettes tu peux partir ou te réfugier dans un abri”. » L’inquiétude est palpable et, une fois encore, compréhensible. Mais les règles élémentaires du travail de journalisme n’auraient-elles pas dû conduire Delphine Matthieussent à faire la part entre ce que ressentent ses interlocuteurs et les faits ?
Quels faits ? Depuis sa naissance, en 1982, le Hezbollah a capturé huit soldats israéliens au cours de quatre opérations. Deux d’entre elles ont eu lieu au Liban (alors sous occupation israélienne), la troisième dans la zone dite des « fermes de Chebaa » (considérée au regard du droit international comme territoire occupé par Israël), et la quatrième, en juillet 2006, à la frontière israélo-libanaise, côté israélien d’après Israël et une commission de l’ONU, côté libanais d’après le Liban. Si l’on se range à la version israélienne et onusienne de l’opération de 2006, le Hezbollah a donc, depuis 1982, franchi une fois la frontière pour y capturer deux soldats. Corollaire : en vingt-huit années d’existence, le Hezbollah n’a jamais mené une opération de type « infiltration et enlèvement de civils israéliens ».
Rien ne dit, du moins a priori, qu’il en ira de même à l’avenir. Mais les informations manquantes ne sont pas de simples détails. Elles auraient pu permettre, non pas de relativiser les peurs des habitants interrogés, mais de les éclairer sous un autre jour. Elles auraient, surtout, pu permettre de comprendre pourquoi le seul événement concret auquel l’article se réfère est celui de « l’infiltration à Nahariya (…) [au cours de laquelle] quatre terroristes étaient venus du Liban par la mer et s’étaient introduits de nuit dans la maison d’une famille israélienne ». Delphine Matthieussent nous précise que cet événement s’est produit « en 1976 ». Il s’est en fait produit en 1979, mais peu importe. L’essentiel est ailleurs, car de nouveau les oublis sont fâcheux : que ce soit en 1976 ou en 1979, le Hezbollah n’existait pas. Le commando n’était même pas libanais, puisqu’il était composé de quatre palestiniens membres du Front de libération de la Palestine, organe dissident de l’OLP. Si l’on y ajoute le fait, rappelé, celui-ci, par la journaliste de Libération, que l’attaque s’est produite « par la mer », dans une « ville côtière », force est de constater que le rapprochement opéré entre le drame de Nahariya et l’hypothétique « infiltration » du Hezbollah (modus operandi qu’il n’a jamais employé), dans des kibboutzim situés dans les terres, s’il témoigne de l’angoisse des habitants, ne devrait pas être pris pour argent comptant par une journaliste.
L’action du commando fut une tragédie au cours de laquelle quatre Israéliens, dont deux enfants, furent tués. Ce n’est en rien relativiser ses conséquences immédiates que de s’interroger sur le sens de son souvenir, plus de trente ans plus tard, pour évoquer une éventuelle action du Hezbollah, alors que Delphine Matthieussent s’abstient de s’interroger, même brièvement, sur la réalité de la « menace » de conflit et d’introduire une dimension essentielle : celle de ses racines politiques.
Une menace inexplicable… et inexpliquée
« C’est comme vivre près d’un volcan. La question n’est pas de savoir s’il y aura la guerre mais quand », explique l’un des habitants interrogés par la journaliste de Libération. « Tension », « menace », « alerte », « risque », « inquiétude », « embrasement »… Tout au long de l’article, les mots ne manquent pas pour souligner le climat qui règne dans les villages israéliens. Mais, comme on l’a vu plus haut, les omissions, l’unicité des sources et l’absence manifeste de distance par rapport aux propos rapportés entretiennent, pour utiliser des termes à la mode en France, une confusion totale entre le « sentiment d’insécurité » et une « insécurité réelle » dont rien ne permet de prendre la mesure et de saisir les causes.
En d’autres termes, et même si l’on ne peut évidemment pas exiger de qui que ce soit qu’il joue les devins, la question : « Que pourrait-il réellement se passer ? » n’est jamais posée. Ce qui est regrettable. Corrélat logique de ce manque, l’absence de réponse à la question : « Pourquoi cela pourrait-il se passer ? » Ou, plus prosaïquement : « Mais pourquoi diantre le Hezbollah voudrait-il lancer des roquettes sur Israël ? »
« Absence de réponse », ou presque. On trouve, à la lecture de l’article, un motif qui pourrait permettre de répondre à la question « Pourquoi ? » Il se trouve dans un passage que nous avons déjà cité, en le coupant honteusement, et que nous re-citons ici dans son intégralité : « Tsahal redoute que, pour faire diversion à l’annonce du verdict du TSL [Tribunal spécial pour le Liban], le Hezbollah lance des missiles sur Israël afin de provoquer un embrasement de la région et amener une redistribution des cartes sur la scène intérieure libanaise. »
Explication de texte : le Tribunal spécial pour le Liban a été créé par l’ONU en 2007, à la demande de la majorité du gouvernement libanais. Il est chargé d’enquêter sur les circonstances de l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri en février 2005. Sa légitimité est contestée par diverses forces politiques libanaises, au premier rang desquelles le Hezbollah. Le TSL a récemment rendu ses premières conclusions, qui accusent le Hezbollah d’être impliqué dans l’attentat contre Hariri. Le Hezbollah qui pourrait donc, selon l’armée israélienne, attaquer Israël pour « faire diversion ».
Pourquoi pas ? Mais peut-on sérieusement se contenter de cette « explication » ? Peut-on décemment penser que le Hezbollah pourrait attaquer la première armée de la région pour des seuls motifs de « redistribution des cartes sur la scène intérieure libanaise » ? A priori oui, puisqu’aucun autre motif n’est avancé dans l’article. N’y aurait-t-il donc pas de causes « extra-libanaises » qui pourraient permettre de comprendre la « tension » entre le Hezbollah et Israël ? Le contentieux entre les deux acteurs est tout bonnement évacué de l’article. C’est dommage, car il a des racines profondes qui, si elles avaient été ne serait-ce qu’évoquées, auraient très probablement été fort utiles au lecteur.
Comprendre ?
Anhistorique, décontextualisé, dépolitisé : un tel reportage n’est pas sans risques. L’absence de la mention des racines politiques et historiques des « tensions » peut parfois confiner au ridicule. Témoin ce passage de l’article, un véritable chef-d’œuvre du genre : « Les tensions se sont pourtant multipliées ces derniers temps. En août, l’élagage d’un arbre par des soldats israéliens sur la ligne bleue, tracée par l’ONU après le retrait israélien du Sud-Liban en 2000, a fait quatre morts et failli dégénérer en conflit ouvert. » On se frotte les yeux et on relit pour être sûr de bien comprendre, en retenant seulement cette fois-ci le sujet, le verbe et le complément [4] : L’élagage d’un arbre… a fait quatre morts.
Mais que s’est-il passé ? Les élagueurs sont-ils tombés de l’arbre ? Ou alors est-ce l’arbre qui est tombé sur une famille qui pique-niquait tranquillement ? Ou peut-être, autre explication plausible, est-ce le Hezbollah, mouvement islamique et donc, à sa façon, « vert », qui a manifesté sa fibre écologiste en voulant venger la mort d’un arbre ?
Trêve d’ironie : malheureusement, l’incident dit « de l’arbre » a, lui aussi, été tragique, se soldant par la mort de deux policiers et d’un journaliste libanais, ainsi que celle d’un officier israélien. La seule explication qui permet de comprendre comment les choses ont ainsi pu dégénérer est bien évidemment le contentieux frontalier entre Israël et le Liban. En effet, même si Israël s’est retiré du Liban en 2000 après vingt-deux années d’occupation, le tracé de la « frontière » est toujours objet de polémique. Polémique aussi au sujet de la zone dite des « fermes de Chebaa », conquise par Israël en 1967. Et quiconque observe la vie politique régionale sait que c’est notamment parce qu’il revendique la souveraineté arabe sur les zones occupées que le Hezbollah se considère toujours en guerre contre Israël.
Le contentieux territorial n’est pas la seule explication des « tensions ». Car si l’on n’a pas oublié la guerre de 2006 dans les kibboutzim du nord d’Israël, on ne l’a pas non plus oubliée au Liban, tout particulièrement dans le sud. Aujourd’hui encore, les bombes à sous-munitions larguées par Israël en 2006 tuent au Sud-Liban. Les bâtiments et les infrastructures détruites en 2006 sont loin d’avoir été reconstruits dans leur intégralité et, pour des dizaines de milliers de Libanais, les conditions de vie demeurent précaires, notamment pour ceux qui n’ont toujours pas pu retourner chez eux. D’où une certaine amertume à l’égard d’Israël. Voire, osons le terme, une certaine animosité.
Comprendre, ce n’est pas justifier. Au cœur d’un conflit et, a fortiori, d’une guerre, il est presque inévitable que l’information soit absorbée par la propagande. Mais à l’écart de ce conflit et, quelle que soit la position que l’on adopte face aux camps en présence, rien ne justifie que le journalisme d’information, sous couvert de compréhension, volontairement ou pas, par ignorance plus ou moins délibérée, cède devant le journalisme de guerre : condamner sans réserve le Hezbollah et soutenir plus ou moins inconditionnellement le gouvernement d’Israël n’impose pas de le faire au détriment de l’exactitude des informations et de quelques éléments d’explication. Bien au contraire. Et l’inverse est non moins vrai. Les explications font l’objet de controverses ? Est-ce trop demander que ces controverses soient mentionnées, au lieu de n’exposer, à gros traits ou en pointillés, qu’une seule version des faits ?
C’est malaisé, si l’on ne veut pas s’inscrire dans une logique de « mise en concurrence des victimes » ou procéder au pseudo-« rétablissement d’un équilibre ». Mais comprendre suppose un minimum de distance, comme le montrent les quelques rappels effectués plus haut – nécessaires si l’on veut rendre compte de la « tension » qui règne entre Israël et le Liban et de ses conséquences dans les kibboutzim du Nord. L’article de Delphine Matthieussent entend relater les effets de cette « tension ». Mais si l’on occulte totalement les causes, à quoi bon relater les effets ? Loin d’informer le lecteur, ce type de reportage le désarme, puisqu’il ne lui offre pas les moyens de comprendre et, au contraire, lui laisse entendre qu’il n’y a, en définitive, rien à comprendre. À moins qu’il ne l’incite à prendre parti pour un seul camp, par simple compassion pour certains de ses acteurs et en raison de leur impuissance, réelle ou présumée.
L’image du réveil du volcan (reprise en intertitre) est en ce sens exemplaire : que peut-on faire pour l’éviter ? Rien. C’est comme ça. Il faut s’y préparer, « et puis c’est tout ». Telle l’éruption du volcan, l’attaque du Hezbollah peut survenir à n’importe quel moment. Rien ni personne ne pourra l’empêcher. La violence du Hezbollah est comme la colère du volcan : une fatalité, une loi de la nature, auxquelles les êtres humains doivent se résigner. Dans de telles conditions, l’article ne pouvait être conclu que par la bonne parole de celle qui, pourtant, « en a vu d’autres » : « Aujourd’hui, je ne suis plus sûre de rien. Je ne suis pas sûre que je verrai un jour la paix et cela me peine profondément ».
Empathie ou parti pris ?
Un propos proprement politique circule au travers des citations. Et l’auteure de l’article l’accueille sans distance. Façon pour elle de prendre parti sans en avoir l’air.
Ainsi : « [Ada Sereni] partage cependant avec les plus jeunes membres du kibboutz, restés majoritairement fidèles aux idéaux de gauche, un profond désarroi face à l’impasse des négociations avec les Palestiniens et la Syrie ». Certes, l’article n’avait pas pour objet d’analyser les causes de cette « impasse ». Mais que sont ces « idéaux de gauche », dont tout le contexte laisse entendre qu’ils seraient naturellement pacifiques ? Quelques informations dont les lecteurs de Libération auraient été en droit de disposer, permettent de mieux les cerner.
Yiron, Iftah et Bar-Am font partie des kibboutzim fondés dans l’immédiat après-guerre de 1948. Plus qu’économique, leur rôle était essentiellement stratégique : empêcher le retour des réfugiés et étendre le territoire sous juridiction israélienne. C’est pour cette raison qu’ils se trouvent aussi près des lignes d’armistice de 1949, et qu’y furent installés, pour l’essentiel, des membres des forces armées. Comme l’écrit Benny Morris, « Au départ, à la fin de l’année 1948 et au début de 1949, la principale raison politique pour laquelle les colonies furent établies était de délimiter les territoires et les frontières sur lesquels les accords généraux d’armistice seraient signés. » [5]
De l’histoire ancienne ? Sans doute. On ne peut pas, soixante ans plus tard, se référer aux seules motivations qui ont conduit à l’établissement de ces kibboutzim ? Certes. Mais le rôle de ceux-ci a-t-il véritablement changé ? À titre d’exemple, la journaliste de Libération aurait pu rappeler qu’en août 2006 le kibboutz Yiron fut l’un des quatre kibboutzim israéliens à se porter candidat pour recevoir une partie des cent trente jeunes juifs venus du monde entier pour accomplir leur service militaire en Israël, dans la foulée de la guerre avec le Liban. Les habitants de Yiron ont accueilli et hébergé trente et un jeunes dont les motivations, étant donné le contexte, ne faisaient guère de doute. Ce faisant, Yiron a actualisé son rôle militaire stratégique. Information digne d’intérêt ou non ? Pour Libération, c’est non.
Sous couvert d’un reportage en immersion, dans lequel la parole est largement donnée à de « vraies gens », le « Grand angle » du 14 décembre est en réalité un concentré d’omissions et d’approximations qui sous-tendent un parti pris politique dissimulé par un parti pris d’humanité. Car contrairement aux apparences, l’article est éminemment politique, et idéologiquement très orienté : les choix et les oublis de Delphine Matthieussent ne l’empêchent pas, en effet, de nous raconter une histoire. Cette histoire, c’est celle d’habitants du nord d’Israël, terrorisés par une attaque du Hezbollah qui vient, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec Israël, et contre laquelle ils ne peuvent rien. Compassion pour des victimes potentielles ? Bien sûr. Mais, en ce cas, la compassion se substitue à la compréhension et prépare ainsi le lecteur à « choisir son camp ». À défaut de comprendre.
À moins que Libération n’ait prévu de publier rapidement un « Grand angle » réalisé de l’autre côté de la « frontière ». Nul doute alors que les journalistes du quotidien feront preuve de la même empathie pour les Libanais et les Palestiniens du Liban, sans rien masquer des causes de leur situation.
Colin Brunel