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À propos d’une couverture de Politis : questions sur la photographie

par Olivier Aubert,

Avec la fin des grandes agences de photographies de presse – rachetées et revendues par des magnats des médias puis par des fonds de pension – et la disparition de la rémunération des piges en salaire pour les photographes, la presse, grande consommatrice d’images et grande habituée des coupes budgétaires, garnit désormais en grande partie ses pages de photographies issues de banques d’images créées à l’origine pour le marché publicitaire. Ce télescopage entre la photographie de presse et la photographie de pub serait risible s’il ne passait inaperçu et ne façonnait le regard du lecteur-consommateur...

Quelques questions se posent alors, que l’on soulèvera ici, non pas à partir des exemples manifestement les plus mercantiles, mais à partir d’un numéro de Politis.

Des photos pour « changer de société » ?

Le hors-série n° 53 de Politis, daté octobre-novembre 2010 et titré « Changer de société », se présente ainsi.

Le numéro présente donc, en couverture, une photographie d’un jeune homme, métis et souriant. Il porte des dreadlocks, une chemise blanche et un gilet de laine bleu lumineux. Il est assis dans la nature, un jardin, derrière un bureau laminé noir imitation bois sur lequel est posé une lampe rouge dont il est vraisemblable que, comme le bureau, elle soit 100 % « made in China ». Il regarde au loin, souriant, méditatif, peut-être lui aussi porté par l’un des sous-titres de ce hors-série vers le « besoin collectif », à moins qu’il ne s’agisse de désir pour « les vraies richesses ».

Cette photographie, qui dégage une sérénité ironique résolument moderne, voire un certain chic, ressemble fort à une couverture très marketing destinées à attirer l’attention de l’acheteur-lecteur : l’une de ces images de concept qui, issues d’une banque d’images, submergent désormais la presse, comme le confirme le crédit de l’image indiqué en bas du sommaire. Elle est en effet signée Getty Images, l’une des principales banques d’images mondiale avec l’agence Corbis créée par Bill Gates. Getty Images a été fondée par le petit-fils du milliardaire Paul Getty, qui a fait fortune dans l’exploitation du pétrole. Spécialisée à l’origine dans la fourniture d’images à des agences publicitaires, cette entreprise diffuse aujourd’hui également des images d’actualité, notamment celles de l’AFP, mais aussi des photographies de people, de sport, d’œuvres d’art, de reportage documentaire. Elle est aujourd’hui propriété de fonds de pension américains.

En page 4 (une page dont un chapeau indique : « Mode de vie »), la photographie vient, elle, de l’agence Alto. En page 5, une image d’horloges floues est créditée AFP. D’autres photographies de ce numéro spécial sont signées – en pages 6, 13, 22, 36 et 37 – Photo-Alto, Photononstop et Images Source.

À ces images « conceptuelles » s’ajoutent des photographies signées « DR », « droits réservés » : fournies gracieusement par les structures concernées par les articles ? Il y a également des photographies réalisées par des journalistes qui ont au moins pour mérite, quoi qu’on pense de leur qualité, de nous donner à voir ceux-là même dont parlent les articles. Mais on trouve aussi une majorité de photographies signées de l’AFP qui confirment que l’agence ne limite plus sa production à l’actualité ou à l’information au sens large mais, attentive aux désirs de ses clients abonnés, fournit désormais également ce qui, dans le monde de la photographie, s’appelle « photo d’illustration », « photo de concept » ou « photo de stock ».

L’iconographie observable dans ce hors-série n’est pas sans intérêt puisqu’elle permet de prendre la mesure d’un acte, de mesurer un glissement formel, accompli dans la plupart des médias l’ayant précédé, un glissement qui pourrait bien être également discrètement « idéologique ».

… Ou des photos pour illustrer la société existante ?

La presse dite d’opinion utilisait jusqu’il y a peu, à des fins d’illustration et d’accompagnement des articles, des photographies d’information, qu’elles soient d’actualité, de portrait, de reportage ou documentaires, et cela pour traiter des questions politiques, sociales, de culture ou des questions de société. Les photographies désormais principalement utilisées pour illustrer les questions de société telles que ce type de hors-série, de dossiers ou d’articles, « mode de vie », « bien vivre », « loisirs », etc. viennent aujourd’hui de banques d’images totalement mondialisées créées pour le marché de la publicité et de la communication.

Conçues non pas comme des photographies d’information sur des sujets thématiques à destination de « lecteurs-citoyens », elles sont réalisées par des photographes, le plus souvent publicitaires, pour s’adresser au « lecteur-consommateur ». Leur production n’est plus dictée par le souci d’informer mais par celui de séduire, de fournir matière à identification et donc de susciter le désir, étape indispensable dans l’univers de la publicité pour inciter à l’acte d’achat à même, paraît-il, de procurer « bien-être » et sentiment d’accomplissement.

Élément essentiel de propagande depuis son apparition, l’image et notamment la photographie semblent aujourd’hui ne donner lieu à aucune réflexion et à aucun débat au sein des structures qui en font l’usage. L’évolution des modes de représentation photographique ces cinquante dernières années est pourtant largement porteuse de sens et de messages. Si ce n’était le cas, comment expliquer la place si importante qui y est consacrée, son omniprésence sur tous les supports, qu’ils soient imprimés ou numériques ? Aucune des grandes dictatures ou des systèmes d’oppression qui se sont épanouis au XXe siècle n’a en tout cas négligé la production d’une iconographie célébrant ses valeurs en construisant les figures positives censées donner « corps et visages » aux modèles promus par son idéologie. N’en est-il pas de même en ces temps où le capitalisme et le marché triomphent sur tous les continents ?

À informations alternatives, photographies alternatives ?

Politis, qui demeure un titre engagé sur un certain nombre de combats, n’aurait il pas le temps de s’interroger sur la place et la fonction de la photographie dans ses pages, alors même que chacun reconnaît que nous sommes submergés d’images, et peut-être même tout bonnement sous leur influence ?

Il existe sans doute de nombreuses raisons, très inégalement convaincantes, qui peuvent expliquer un tel choix : la volonté de conquérir de nouveaux lecteurs, la contrainte de se procurer des photographies avec un budget réduit, voire très réduit, le souci de faire « un beau numéro », la difficulté de trouver les photos adéquates pour ce dossier, l’absence de temps et de compétence, etc. On se gardera donc de « sur-interpréter » le choix de ces photographies qui ne sont que des illustrations, de leur donner abusivement un sens symbolique, politique, idéologique. Mais il est pour le moins paradoxal de faire sa couverture avec une image diffusée par une agence qui appartient à un fonds de pension américain quand il est question de « changer de société ».

Il reste que le recours à ce type d’images de la part d’un journal engagé n’est pas une simple question d’esthétique pure. Peu réfléchi, il peut traduire une mutation d’un lien entre lecteurs et journalistes – un changement symbolique du rapport au lecteur. L’usage de ce type d’images consacrerait alors le passage du lecteur au rang de cible marketing, de client, perdant son appartenance de membre d’une communauté symbolique qu’il constituait jusqu’alors avec la rédaction : une rédaction avec laquelle, au fil des pages et dès la couverture, le lecteur partageait un ensemble de valeurs et de préoccupations.

Il faudrait alors interroger la nécessité d’utiliser autant d’images, en n’omettant pas qu’un journal marque son identité, son positionnement et le lectorat auquel il s’adresse aussi par les choix visuels qu’il fait : en presse comme dans de nombreux autres réalisations humaines, le fond et la forme demeurent indissociables et sont loin d’être le fruit du hasard. La fin n’est-elle pas contenue dans les moyens ?

La rédaction de Politis réfléchit sans doute à tout cela. D’autant que la logique du « fournisseur d’images », c’est-à-dire les stratégies commerciales des banques d’images qui fournissent des photographies, est loin d’être anodine.

La logique des « fournisseurs d’image »

La cession de droits de reproduction de photographies « à prix cassés » à la presse n’a rien de fortuit.

Il peut s’agir d’une stratégie de visibilité qui a pour objectif de gagner de nouveaux marchés, plus lucratifs. Ou alors d’une stratégie d’investissement de « niches » qui, négligées jusqu’alors, garantissent un flux régulier de revenus même s’ils ne sont pas très importants. Ou encore du souci de valorisation maximale de « produits » dont ce ne sont pas les diffuseurs-mandataires qui ont supporté les coûts de production. À moins que ces cessions « à prix cassés » ne s’inscrivent dans une logique de guerre économique qui, avec force « dumping », vise à faire à terme disparaître les concurrents. Chacune de ces hypothèses est plausible, bien qu’il manque études et éléments comptables qui permettraient de trancher.

Peut-être même ne s’agit-il, tout simplement, que d’une logique de survie de la part de structures en difficultés qui, « parfois », « par mégarde », pourraient omettre de reverser aux photographes leurs rémunérations : des pratiques qui sont monnaie courante dans un secteur économique totalement déréglementé et, par conséquent, en proie à une redoutable concurrence dont nous connaissons les conséquences dans d’autres secteurs : « dumping », « mass-market », « vente à perte », « optimisation des coûts de production », « externalisation », « prestataire de service », etc.

Et si les stratégies et les pratiques de ces banques d’images aux montages capitalistiques complexes étaient peu ou prou analogues à celles de secteurs économiques tels que ceux du café, de la canne à sucre, de l’arachide, du transport maritime, du BTP ? Et si derrière ces images des producteurs, hommes et femmes, vivaient des réalités professionnelles très éprouvantes parce qu’ils sont soumis à des logiques implacables et passablement belliqueuses ?

Ne retrouve-t-on pas dans le monde de la photographie et de la presse, des producteurs isolés, un marché globalisé, des prix de rémunération imposés par des intermédiaires et des acheteurs peu regardants sur les conditions de production ? Bref, des caractéristiques qui se répandent partout depuis que la « globalisation » ou la « mondialisation » ont hissé les « économies d’échelles », le « discount », le « low cost », en valeur en soi qui, dans le cas de la photographie, transforment un artisanat en terrain de stratégies financières ?

S’il s’agit là des tendances les plus lourdes, peut être devient-il urgent que dans les rédactions (y compris celle de Politis) on s’interroge vraiment sur les images qu’on publie, sur leur sens, leur provenance, leur rémunération et ce qu’elles produisent à moyen et long terme sur une société.

Olivier Aubert, journaliste et photographe indépendant

 
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