Dans un livre dont Franz-Olivier Giesbert, Laurent Joffrin ou Philippe Val ne s’étaient pas empressés de faire la promotion, Sébastien Rouquette avait montré, il y a quelques années, que les classes populaires sont à peu de choses près exclues des débats télévisés [1]. Outre cette extrême sous-représentation, il est patent que, lorsque des ouvriers ou des employés [2] mobilisés sont invités sur les plateaux de télévision ou sur les ondes, c’est moins pour y exposer les raisons de leurs grèves ou leurs revendications qu’en vue d’être réprimandés par des journalistes soucieux de l’ordre public et prompts à dénicher des salariés « privilégiés ».
« Les kiosquiers souffrent »
Ainsi en est-il d’Audrey Pulvar qui, après s’être indignée des propos tenus par Jean-Luc Mélenchon concernant David Pujadas, a pu faire la leçon à Laurent Jourdas. Celui-ci mène en effet, avec ses collègues de SPPS, une grève contre un plan de « réorganisation », synonyme de chômage et de précarisation pour les salariés du secteur de la distribution de presse. Face à un mouvement social dont les médias dominants ont tenté d’éviter les effets [3], le sermon d’Audrey Pulvar concentre, en quelques minutes, toutes les ficelles du genre.
– La culpabilisation, par l’évocation des « souffrances » engendrées par la grève : « Ça veut dire que les kiosquiers qui souffrent depuis quinze jours de ne pas pouvoir vendre les magazines que vous ne leur distribuez plus, peuvent avoir un espoir de reprendre leur activité ? »
– La mise en accusation, sous prétexte d’un « saccage » commis par les grévistes lors d’une action de blocage d’un dépôt. On se permet sur ce point de citer intégralement le « dialogue » (qui dure deux minutes, soit presque le tiers de l’interview), car il est éclairant quant à la hargne sélective des journalistes dominants :
– Laurent Jourdas [en réponse à la question citée précédemment] : « Les kiosquiers ont été, je crois savoir, servis ces derniers jours par des plateformes dites plan de secours… »
– Audrey Pulvar [le coupant] : « Quand elles n’ont pas été saccagées... »
– Laurent Jourdas : « Mais non, on saccage rien du tout. On a simplement été bloquer un dépôt en proche banlieue. Vous savez, c’est un grand fantasme… »
– Audrey Pulvar [le coupant de nouveau, en élevant la voix : on n’entend à peine le mot « fantasme »] : « Enfin, des images d’une vingtaine de personnes toutes vêtues de noir et portant des capuches, rentrant dans un dépôt de journaux, jetant les journaux et partant, c’est quoi ? Ce sont des images manipulées ? [Se répète] Ce sont des images manipulées… Enfin, c’est c’que j’ai vu, mais elles sont peut-être fausses ces images… »
- Laurent Jourdas [manifestement gêné par l’ironie de la journaliste] : « Ceci dit “toutes vêtues de noir” c’est tout simplement le parka qui nous est fourni, puisque nous travaillons à l’extérieur, sur des quais, donc voilà, on a tous à peu près le même parka. Mais néanmoins y a pas eu de saccages… »
- Audrey Pulvar [le coupant une nouvelle fois] : « Enfin, je sais pas l’état dans lequel les journaux étaient à la fin de votre passage n’est pas vraiment compatible avec une vente. »
- Laurent Jourdas : « S’il y avait des paquets qui étaient sur une table, prêts à être traités, qui aient été renversés… Il est évident que ça met terriblement en colère des salariés qui vont voir leur emploi disparaître et qui vont être sous-traités… »
- Audrey Pulvar [n’écoutant manifestement pas] : « Et vous le dénoncez ça, le fait… »
- Laurent Jourdas [croyant que la journaliste parle des emplois qui vont disparaître] : « Mais bien sûr qu’on le dénonce ! »
- Audrey Pulvar [le reprenant instantanément] : « … le fait qu’il y ait des violences ? Enfin, vous estimez sans doute que ce ne sont pas des violences… »
- Laurent Jourdas : « Y a aucune violence. »
- Audrey Pulvar : « Ou, en tout cas, que des journaux aient été ainsi mis hors de la circulation, jetés des tables, bousculés, etc. »
- Laurent Jourdas : « Ah, mais nous assumons de mettre hors de la circulation les journaux en question, sinon on bloquerait pas nos ateliers. »
Le « réformisme ». L’admonestation s’achève sur une nouvelle coupure de la part d’une Audrey Pulvar impatiente d’en venir à sa question (ou plutôt à son affirmation) : « La SPPS est déficitaire, structurellement déficitaire dit-on. 2 millions d’euros perdus par mois. 26 millions d’euros de déficits prévus pour cette année. 150 millions d’euros ont été injectés dans cette filiale de Presstalis depuis six ans. Combien de temps on peut continuer comme ça, sans restructurer, sans réformer ? ». Comme toujours [4], c’est le prétendu immobilisme des salariés qui est épinglé par la journaliste. Oubliant sur ce point de mentionner que le syndicat du Livre a lui-même proposé une réorganisation du travail afin d’obtenir des gains de productivité, Pulvar pose une question qui n’appelle pas de réponse. L’accumulation de chiffres étourdissants suffit pour opposer une fin de non-recevoir aux revendications des grévistes et justifier la nécessité de « réformer ».
« C’est un petit peu plus que la moyenne des Français »
– Dernier procédé journalistique : l’imputation aux salariés en grève de privilèges ou d’avantages indus. Expliquant que la distribution de presse a toujours été déficitaire à Paris depuis la Libération, Laurent Jourdas a ainsi le malheur d’évoquer, en passant, les « coûts ». Bien mal lui en a pris, car Audrey Pulvar reprend la balle au bond : « On peut parler des coûts salariaux, peut-être. » Là encore, ne laissant pas le délégué syndical répondre sur ce point (« je voudrais répondre sur le volet industriel ») et le coupant une énième fois, la journaliste de France Inter se lance dans un interrogatoire quasi-policier, et il vaut la peine de montrer avec quelle précision elle enjoint au délégué syndical de s’expliquer :
– Audrey Pulvar : « Là aussi j’ai des chiffres, j’aimerais bien que vous me disiez s’ils sont exacts. […] On nous parle d’un salaire moyen de 4 000 à 5 000 € par mois sur quatorze mois, de trente-deux heures hebdomadaires et dix semaines de congés payés. Est-ce que ces chiffres-là sont exacts ? »
– Laurent Jourdas : « Donc j’invite tous ceux qui annoncent ce genre de choses de me faire le chèque de la différence. »
– Audrey Pulvar : « Donc ces chiffres-là sont faux… »
– Laurent Jourdas : « Le salaire SPPS, mensuellement, en net, est de 2 500 €. Je vous amène les bulletins de salaire. »
– Audrey Pulvar : « Sur quatorze mois ? »
– Laurent Jourdas : « Sur quatorze mois, bien entendu, avec toutes les contraintes, etc. »
– Audrey Pulvar : « Avec trente-deux heures ? »
– Laurent Jourdas : « Trente-cinq heures, Madame. »
– Audrey Pulvar : « Et dix semaines de congés annuels… »
– Laurent Jourdas : « Neuf semaines de congés. »
– Audrey Pulvar : « Neuf semaines de congés annuels. C’est un petit peu plus que la moyenne des Français. »
Combien d’intervieweurs ont déjà posé ce genre de questions, avec une telle insistance et un tel souci de précision, à des responsables politiques ou patronaux ? Quand a-t-on vu des experts médiatiques interrogés, par les journalistes qui les invitent, sur les sources et le montant de leurs revenus ? Imagine-t-on Laurent Jourdas, ou tout autre salarié invité dans les médias, demander à Audrey Pulvar son niveau de rémunération ?
Voici les extraits en vidéo :
À lire l’analyse proposée très récemment par Acrimed du « cas Boissieu », il apparaît très clairement que les experts ne sont jamais questionnés sur ce point ou sur leurs émoluments extra-universitaires, et qu’on leur attribue ainsi a priori un crédit de neutralité et d’objectivité.
À l’opposé, on se souviendra de Béatrice Schönberg demandant à un cheminot, en plein mouvement social contre la réforme des retraites, le montant de sa future pension. Le commentaire faussement interrogatif de la journaliste devant l’exhibition éhontée de la fortune à venir du salarié avait valeur de conclusion : « 2 000 € bruts ? Et vous ne considérez pas que vous êtes, peut-être, les derniers dinosaures de ce système ? » (6 septembre 2010, France 2).
Preuve encore du caractère sélectif des interrogations et indignations propres aux journalistes dominants : l’interview proposée la veille par Audrey Pulvar de sa consœur Christine Ockrent.
À côté des accusations lancées et des leçons administrées par la journaliste de France Inter à Laurent Jourdas, elle apparaît cette fois particulièrement effacée, y compris lorsque Christine Ockrent pointe une « orchestration médiatique à partir de rien ». Ainsi l’interview commence-t-elle par une réponse d’une minute et 35 secondes de Christine Ockrent à la première question posée par Audrey Pulvar, là où le délégué syndical se voyait automatiquement coupé dans ses développements. Plus précisément, Christine Ockrent parvient, durant toute l’interview, à conserver la parole, y compris lorsque Pulvar tente de l’interrompre, et ce pour la bonne raison que la journaliste de France Inter insiste nettement moins dans ses interventions pour la reprendre.
Cette fois-ci, d’ailleurs, Audrey Pulvar « oublia » de demander le montant de son salaire à Christine Ockrent… Un salaire de 315 000 € par an, et donc plus élevé (mais si peu) que celui « de la moyenne des Français ». Oubli ? On rappellera tout de même qu’Ockrent s’était montrée prompte à apporter son soutien à Audrey Pulvar lorsque l’émission de cette dernière avait été suspendue sur i-Télé.
Au-delà d’un possible renvoi d’ascenseur, ces styles d’interview diamétralement opposés laissent entrevoir tous les effets de l’inégale proximité sociale entre questionneurs et questionnés. Si la journaliste de France Inter manifeste une si faible volonté de pousser dans ses retranchements la directrice déléguée de l’Audiovisuel extérieur de la France, alors qu’elle ne se prive pas de couper à chaque phrase le délégué syndical, si la règle du jeu est – comme l’écrivait Pierre Bourdieu [5] – « à géométrie variable », c’est qu’interviennent de manière invisible toutes les censures et les connivences, toutes les libertés et les interdits qui définissent les rôles de l’intervieweur et de l’interviewé selon leurs positions respectives dans l’espace social. À l’ex-présentatrice vedette, aujourd’hui directrice d’une holding, le respect et l’écoute. Au délégué syndical justifiant et expliquant une grève, la morgue et le mépris.
Ugo Palheta