« Je n’ai pas l’œil rivé sur l’impact médiatique de mon action. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir où vont les projets que je mène. Depuis le tout début des années 1970, j’ai compris que le temps passé à la télévision n’enlevait ou n’ajoutait rien à la légitimité de mon action », explique Bové en conclusion de son entretien.
Certes, la légitimité d’une action politique ne dépend pas de sa médiatisation. De même, comme le rappelle auparavant Bové, son efficacité n’y est pas entièrement suspendue [1]. Cela suppose-t-il pour autant que la question du rapport aux médias des contestataires soit indifférente ?
Non, car les modalités mêmes de la médiatisation des luttes peuvent s’avérer capitales… Et notamment jouer en leur défaveur. Le film « José Bové : le cirque médiatique » (diffusé par Le Plan B), ainsi que l’article que nous lui avions consacré, revenaient sur les rapports entretenus par Bové avec les médias, en abordant une question centrale : faut-il accepter les contraintes de la médiatisation ?
À cette question, Bové semble désormais – dans un premier temps du moins – répondre par la négative. Ses propos tendent à montrer qu’il n’est plus vraiment le « bon client » qu’il a naguère été : désormais, il est rarement disponible (« Je suis toujours sollicité, mais la plupart du temps, je ne peux pas répondre à leur demande »), et il impose ses conditions (« Lorsque je suis à Millau, pas question de faire un aller-retour à Paris pour une heure d’émission. Je leur propose donc souvent des duplex »).
Cette distance affichée s’accompagne par ailleurs de critiques à l’égard du fonctionnement des médias ; Bové regrette ainsi certains de ses travers, sur le fond (« les médias sont très réducteurs. Ils manquent de contexte, de mise en perspective ») comme sur la forme (« Je préférerais des contenus plus longs et plus fouillés. Mais ces quinze dernières années, le développement de la technique a imposé des formats courts. Il faut de l’instantané, du rapide, les sujets doivent être bouclés dans la journée »).
Pourtant, telles critiques cèdent rapidement le pas… à une forme de résignation qu’aucun écologiste n’accepterait s’il s’agissait, par exemple, du réchauffement climatique : « Je peux toujours me taper la tête contre les murs et refuser le formatage des contenus, cela ne servirait à rien. J’ai de nombreux amis journalistes qui m’expliquent que, très souvent dans les journaux, la maquette est prête d’avance ».
Il n’y aurait pas d’autre choix que de prendre acte d’un mécanisme dont les défauts seraient immanents, et donc contre lesquels il serait inutile de se battre [2]. Bon gré mal gré, il faut savoir s’y soumettre. Cela suppose, comme nous le soulignions dans l’article déjà cité, d’« accepter des formats imposés, même quand ils menacent de défigurer le sens de vos propos [...] dans l’espoir d’adresser au plus grand nombre, mais en contrebande, des fragments des idées que l’on défend ».
José Bové sait pourtant d’expérience que la médiatisation et, surtout, la personnalisation ont un coût qui peut être prohibitif. À ce titre, le journaliste lui rappelle certains de ses déboires médiatiques : « Vous en voulez aux journalistes qui ont parfois porté vos actions pour, ensuite, mieux les critiquer ? »
Mais là encore, la critique cède à la résignation, puisque, pour Bové, il s’agit là d’une dynamique propre aux médias, qu’il présente comme une loi de la nature ou comme le cycle des saisons : « C’est la logique terrifiante des "trois L". […] Je lèche, je largue, je lynche. Ce sont des cycles. Prenons, par exemple, Rachida Dati. À son arrivée au gouvernement, elle a été montée au pinacle. Les médias ont ensuite été un peu plus critiques sur son action au ministère. Et lorsqu’elle est arrivée à Strasbourg, cela a été l’hallali. Ensuite, la cote de popularité médiatique peut remonter ou redescendre, sans que l’on sache très bien pourquoi. Il s’agit parfois d’un seul cycle ; de temps en temps, ils s’enchaînent sur des temps plus courts ».
Dans notre rubrique intitulée « Le démontage de José Bové », nous rappelions les aléas de la médiatisation de l’ancien porte-parole de la Confédération paysanne [3] pour poser notamment ces questions : « La notoriété médiatique de José Bové a-t-elle toujours servi les causes qu’il a défendues ? La recherche sans frein d’une personnalisation médiatique est-elle toujours souhaitable et efficace ? À travers l’exemple de José Bové (qui dépasse sa seule personne), c’est cette question que nous soulevons avec insistance : comment se servir des médias dominants sans leur être asservis ? »
Bové, quant à lui, ne semble pas faire grand cas de ces questions, puisque, immédiatement après avoir évoqué une « logique terrifiante », il ajoute : « J’ai vécu cette situation plusieurs fois. Il faut simplement être conscient de la manière dont les médias fonctionnent. Certains d’entre eux sont prescripteurs. Un journal commence à traiter un événement, puis un mimétisme s’opère. Les sujets fonctionnent souvent en boucle. Si on le sait, ça va… C’est terrible de se le dire, mais je ne vais pas prendre mon bâton de pèlerin pour combattre ce système ».
Qui songerait à demander personnellement à José Bové ou à tout autre contestataire de prendre, seul, un bâton de pèlerin et de combattre, seul, ce « système » ? Personne. En revanche, se soumettre aux formats attribués au « développement de la technique » et entériner la « logique terrifiante » de la personnalisation sans contribuer à une contestation collective est une forme de démission. Faut-il s’y résigner ?
Eric Scavennec (avec Henri Maler)