Avant la Tunisie, l’Algérie et le Niger, un autre pays du continent africain a focalisé l’attention médiatique ces dernières semaines : la Côte d’Ivoire. Depuis le second tour de l’élection présidentielle, le 28 novembre dernier, la presse s’est largement fait l’écho de la tension qui règne dans le pays. Laurent Gbagbo, Président sortant, a en effet été proclamé vainqueur par le Conseil constitutionnel, contre l’avis de la Commission électorale indépendante, de l’Union africaine et de l’Union européenne, qui ont reconnu la victoire d’Alassane Ouattara.
Dissidence médiatique ?...
Une certaine unanimité médiatique s’est dégagée, en France, pour mettre en avant la victoire de Ouattara et les condamnations internationales de l’auto-proclamation de Gbagbo [1]. Cette unanimité n’est évidemment pas, en soi, un gage de vérité. Mais une voix discordante s’est fait entendre : la presse gratuite du groupe Bolloré (Direct Matin et Direct Soir, deux journaux dont les contenus sont à peu près identiques). Un examen de l’ensemble des numéros de Direct Matin du 22 novembre (soit le lundi précédant l’élection) au 11 janvier est, à cet égard, éloquent.
Aucune mention n’est faite de l’élection en Côte d’Ivoire dans la semaine précédant le scrutin, qui aurait pu permettre d’en identifier, même succinctement, les enjeux. Ce n’est que le 1er décembre qu’une première brève est publiée ; on y apprend que les deux camps s’accusent mutuellement de fraude : « Ouattara a accusé le président sortant et candidat Laurent Gbagbo d’être "dans une logique de confiscation du pouvoir". [...] De son côté, le président sortant a fait savoir qu’il allait contester les résultats dans trois régions du nord du pays, tenues par les rebelles ». Le 2 décembre, « la confusion règne ». Le 3, alors que la Commission électorale indépendante a proclamé Ouattara vainqueur avec 54,1 % des suffrages et que l’ensemble de la presse se fait l’écho de ce qui ressemble fortement à une défaite de Gbagbo, pour Direct Matin, « l’incertitude règne » quant aux résultats.
Les 6 et 7 décembre, Direct Matin évoque la visite de Thabo Mbeki, médiateur envoyé par l’Union africaine (UA), et explique que « l’objectif de l’UA [est d’]apaiser les tensions dans le pays », oubliant au passage de mentionner que l’UA a reconnu la victoire d’Alassane Ouattara. Toujours le 7 décembre, Direct Matin cite, pour la première fois depuis le début de la crise, les autorités françaises : « Le Quai d’Orsay a fait savoir que l’heure était "à la recherche d’une transition ordonnée, sereine et digne" », oubliant de nouveau une information digne d’intérêt : la France reconnaît elle aussi la victoire d’Alassane Ouattara.
Entre le 9 et le 16 décembre, au moment où les condamnations internationales et les menaces de sanctions contre Gbagbo sont les plus vives, une seule brève est publiée, le 10 décembre, dans laquelle on apprend (enfin) la position de l’Union africaine. Mais les formules faussement neutres employées par Direct Matin ne changeront pas : Gbagbo et Ouattara demeurent « les deux présidents proclamés de Côte d’Ivoire » (10 décembre), qui « revendiquent chacun leur victoire » (17 décembre), ou qui « se sont tous les deux proclamés président après le second tour de la présidentielle » (20 décembre)… Quitte à en arriver à des formulations absurdes, comme le 21 décembre où, dans un article où l’on apprend que l’Union africaine a décidé de sanctionner Gbagbo, celui-ci devient « Le président proclamé de Côte d’Ivoire » : exit Ouattara… qui revient néanmoins le 22 décembre où il redevient « un des deux présidents proclamés de Côte d’Ivoire ». « La confusion règne ».
... Ou prudence troublante ?
De toute évidence, le quotidien gratuit refuse, contrairement aux autres organes de presse, de se faire l’écho des condamnations internationales contre Gbagbo. En faisant quasiment l’impasse sur ces condamnations et en traitant sur un pied d’égalité les deux principaux protagonistes de la crise ivoirienne, qui auraient chacun une légitimité équivalente, Direct Matin instaure, de fait, un « équilibre » de traitement… pour le moins déconcertant. Il ne s’agit pourtant pas d’une marque de fabrique du quotidien :
Le 5 janvier, un nouveau pas est franchi par Direct Matin. C’est désormais Alassane Ouattara qui est montré du doigt, tandis que Gbagbo est loué pour sa recherche d’un compromis :
Ira-t-on jusqu’à dire que Direct Matin, propriété du groupe Bolloré, accorde à mots à peine couverts un traitement de faveur à Laurent Gbagbo ? Au regard des éléments rapportés ci-dessus, on est tenté de répondre positivement ou, du moins, de s’interroger sur les accès de prudence des quotidiens de Bolloré.
Interrogation d’autant plus nécessaire que l’on apprend, de la bouche de Jacques Séguéla lui-même, que le groupe Euro RSCG (Havas), lui aussi propriété de Bolloré, s’est largement impliqué dans la campagne présidentielle de Gbagbo : « [Euro RSCG a soutenu Gbagbo] parce que Vincent Bolloré a des intérêts en Afrique, dans toute l’Afrique, c’est le plus gros investisseur français, je crois que c’est le plus gros investisseur européen en Afrique, et que de longue date il a toujours conseillé Gbagbo » [2]. Voilà qui a le mérite de l’honnêteté. Et même si Jacques Séguéla affirme dans la même interview que « dès les premiers incidents […], toute collaboration s’est instantanément stoppée », on imagine que le groupe Bolloré ne souhaite pas perdre sa mise et qu’il n’hésite donc pas à user de tous les moyens dont il dispose pour soigner l’image de l’ami Gbagbo ou, du moins, pour ne pas l’écorner. Gageons que le « capitaine d’industrie » Bolloré saura, si Laurent Gbagbo devait quitter le pouvoir, accorder ses faveurs à Alassane Ouattara, ne serait-ce que pour conserver l’exploitation du port d’Abidjan, source de profits considérables, qui contribue à faire du groupe Bolloré le premier groupe industriel en Côte d’Ivoire. Que diront alors Direct Matin et Direct Soir ?
L’attentisme engagé des quotidiens de Bolloré sert si bien les intérêts du propriétaire que tous les soupçons sont possibles sur leur indépendance éditoriale.
Colin Brunel