Accueil > Critiques > (...) > Faits et méfaits divers

Interdiction de la conférence avec Stéphane Hessel à l’ENS : quand la censure fait « débat »

par Julien Salingue,

L’auteur du livre actuellement le plus vendu en France, invité sur de nombreux plateaux, interdit de parole à l’ENS ? L’affaire allait, sans nul doute, faire grand bruit. Et pourtant... L’interdiction d’une conférence-débat à l’ENS qui devait se tenir en présence de Stéphane Hessel, portant sur la criminalisation du mouvement militant en faveur du boycott d’Israël [1], n’a pas été ouvertement condamnée par la plupart des grands médias traditionnels, farouches défenseurs de la liberté d’expression, mais uniquement quand elle se confond avec la liberté de la presse, voire de leur presse.

Si quelques médias indépendants se sont clairement prononcés, la presse écrite, dans ses versions imprimées ou électroniques, a très tardivement et très peu réagi et, lorsqu’elle a évoqué l’affaire, l’a fait de manière approximative, partielle et parfois surprenante. Retour sur une tragicomédie en quatre actes.

Acte I : Un silence remarquable

La décision d’interdire la conférence à laquelle était convié Stéphane Hessel a été rendue publique le 12 janvier. Dès le 13, le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), par la voix de son président Richard Prasquier se félicite de cette annulation et revendique, à mots à peine couverts, sa responsabilité dans la décision prise par la direction de l’ENS : « Valérie Pécresse, Ministre des Universités, ainsi que le rectorat de l’Université de Paris que nous avons contactés en urgence ont réagi sans ambiguïté : je leur rends hommage, ainsi qu’à Claude Cohen Tanoudij (sic), Prix Nobel de Physique, Bernard Henri Lévy et Alain Finkielkraut, tous anciens élèves de l’Ecole Normale Supérieure ». Plusieurs organisations et associations membres du « Collectif National pour une Paix juste et durable entre Israéliens et Palestiniens » réagissent à leur tour et condamnent cette décision. C’est ainsi que l’Association France-Palestine Solidarités publie sur son site, le 15 janvier, le texte d’un « Collectif de Normalien-ne-s indigné-e-s d’une ENS indigne  », rédigé le 14 janvier par plusieurs élèves et enseignants de l’ENS.

L’information est donc, dès le 13-14 janvier, connue, publique et disponible. Gilles Paris, rédacteur en chef adjoint du service International du Monde, l’évoque d’ailleurs sur son blog le 14 dans un billet intitulé « Stéphane Hessel indigne le Crif »...

Mais un tour d’horizon des grands quotidiens nationaux et de leurs sites, ainsi que des sites des hebdomadaires et des dépêches d’agences nous apprend que l’information ne mérite même pas leur attention : l’annulation de la conférence n’est évoquée nulle part. Ce n’est pourtant pas tous les jours que l’auteur du livre le plus vendu en France (950 000 exemplaires imprimés à l’heure actuelle...) et qu’une ancienne garde des Sceaux (Élisabeth Guigou) sont privés de la possibilité de s’exprimer dans un « haut lieu de la culture » comme l’ENS. Ce n’est pas tous les jours, non plus, qu’une organisation qui a pignon sur rue comme le CRIF déclare qu’une ministre en exercice (Valérie Pécresse) et deux intellectuels des plus médiatiques (Finkielkraut et BHL) – qui ont démenti depuis - sont intervenus pour faire empêcher une réunion publique... Vous avez dit « silence assourdissant » ?

Acte II : Une dépêche AFP bricolée... mais largement reprise

L’information continue néanmoins de se diffuser, par ce que l’on a coutume d’appeler les « réseaux militants », mais aussi grâce à L’Humanité et à des sites comme rue89 et surtout Mediapart qui semblent, davantage que la presse traditionnelle, considérer l’événement digne d’intérêt. Est-ce pour cette raison que l’AFP se décide finalement, le 17 janvier, soit 5 jours après l’annulation, à publier une dépêche ? Nul ne le sait. A moins qu’une dépêche antérieure nous ait échappé – Acrimed n’est pas abonné à l’AFP - une première dépêche paraît donc le 17 en début d’après-midi : « Normale Sup annule un colloque d’Hessel décrié par des associations juives ». Une seconde, version un peu plus « étoffée » de la première, suivra aux environs de 17h. L’information telle qu’elle est diffusée par l’AFP est, comme bien souvent, reprise à l’identique ou à peine modifiée sur divers sites de journaux (Libération, Le Figaro, Le Nouvel Obs, 20 minutes, Les Echos (lien périmé, 30-11-2012) ...

Le Monde se singularise en mettant en ligne sur son site un article plus fourni... après s’être singularisé quelques jours plus tôt en publiant dans l’édition datée du 15 janvier un long entretien avec Stéphane Hessel, dans lequel il n’est à aucun moment fait mention de l’interdiction. Peut-être l’entretien a-t-il été réalisé avant « l’affaire ». Mais un addendum n’aurait-il pas été le bienvenu ?

La dépêche AFP, largement reprise, est un modèle de bricolage et d’approximations journalistiques. Ainsi, la première version « présente » la conférence comme suit : « Cette conférence avait pour objet de soutenir une campagne de boycott contre Israël (Boycott, Désinvestissement, Sanctions, BDS), a affirmé à l’AFP le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), Richard Prasquier ». Rien de plus. L’AFP a donc choisi de reprendre, pour présenter l’objet d’une conférence, les termes de son plus farouche détracteur. Étonnant... Dans la seconde version de la dépêche, un membre du comité organisateur, Florian Alix, est interrogé. Mais sa parole et son honnêteté sont mises en doute par le ton et les termes de la dépêche : on y lit en effet que la conférence est « présentée comme un débat sur la liberté d’expression ». On retrouve cette méfiance sur les divers sites, par exemple sur celui du Nouvel Obs : « Le colloque était présenté comme un débat sur la liberté d’expression ».

Dominique Vidal, du Monde Diplomatique - qui devait intervenir lors de la conférence - a d’ailleurs adressé une lettre au PDG de l’AFP, publiée par Mediapart, dans laquelle il pointe d’autres erreurs factuelles et pose un certain nombre de questions :

« Il suffit de lire ce texte pour voir que son rédacteur a interrogé longuement les responsables et partisans de l’interdiction de la conférence-débat à laquelle Stephane Hessel devait prendre part mardi 18 à l’ENS de la rue d’Ulm, mais nettement moins les personnes qui l’avaient organisée, celles qui devaient y intervenir ainsi que les personnalités, associations, partis et syndicats ayant protesté contre cet acte de censure - à la seule exception de Florian Alix ».

Où sont les réactions du principal intéressé, Stéphane Hessel, pourtant facilement joignable par téléphone et par mel ? […] »

Pourquoi ne pas avoir contacté Leila Shahid, dont les coordonnées à Bruxelles, où elle représente la Palestine, sont connues de tous ? Et Benoit Hurel, secrétaire général adjoint du Syndicat de la Magistrature ? Et les enseignants comme les étudiants de l’ENS, premières victimes de cette censure ? [...] »

Questions légitimes, auxquelles on pourrait en ajouter d’autres, à l’attention de l’AFP mais aussi des journalistes et des journaux qui ont repris l’information telle qu’elle était présentée par l’Agence et n’ont pas cherché à enquêter un peu plus. Par exemple :

- Pourquoi ne pas avoir contacté Valérie Pécresse, le rectorat de Paris, BHL et Alain Finkielkraut, qui, d’après le CRIF, seraient intervenus pour faire annuler la conférence ?
- Pourquoi ne pas avoir contacté d’autres « associations juives » que le CRIF ?
- Pourquoi ne pas s’être penché sur les conférences organisées à l’ENS par le passé, afin de vérifier si les motifs invoqués dans le cas qui nous préoccupe ont déjà justifié des annulations de ce type ? Certains auraient pu constater, en poussant l’investigation jusque sur un site aussi confidentiel que Facebook, qu’au moins une conférence récemment organisée à l’ENS semble démontrer que les explications fournies par sa directrice ne sont probablement pas aussi honnêtes qu’elles peuvent en avoir l’air.

Sauf erreur ou omission de notre part, aucun quotidien national, ni dans sa version papier ni sur son site, ne s’est ainsi demandé si cette interdiction était une première, que ce soit à l’ENS ou dans un autre établissement du même type. Seule la Charente Libre, dans une comparaison qui n’engage que son auteur, a fait remarquer que l’annulation de la conférence-débat du 18 janvier avait de quoi surprendre, au regard d’autres événements passés : « En avril 2007, en pleine campagne présidentielle, Jean-Marie Le Pen avait été invité par le magazine Elle dans les locaux parisiens de l’Institut de sciences politiques. Les étudiants avaient protesté, mais le chef du FN avait pu discourir dans les locaux de l’IEP ».

Acte III : un rassemblement... qui n’a pas existé

Les organisateurs de la conférence-débat l’avaient annoncé : pour protester contre la décision de l’ENS, un rassemblement, au cours duquel plusieurs des personnalités qui devaient intervenir dans les locaux de la rue d’Ulm ont pris la parole, a été organisé le mardi 18 janvier, place du Panthéon. Cette initiative n’était pas clandestine, puisque même les dépêches AFP en parlaient : « Le comité d’organisation de la conférence, composé de plusieurs associations pro-palestiniennes, dénonce désormais la "censure" dont il ferait l’objet et appelle à participer mardi à Paris à un rassemblement "pour soutenir la liberté d’expression" ».

Nous nous sommes rendus sur place, et avons pu constater, non seulement la présence de plusieurs centaines de personnes, mais aussi de nombreuses personnalités qui se sont succédées à la tribune installée au pied du Panthéon : Stéphane Hessel bien sûr, mais aussi, entre autres, Leïla Shahid, Cécile Dufflot, Alain Krivine ou encore Daniel Garrigue, député UMP. Plusieurs d’entre eux ont rappelé qu’au-delà de leurs divergences (y compris sur le boycott), ils soutenaient la liberté d’expression et le principe de l’annulation des poursuites contre les militants de la campagne BDS. Tous se sont « indignés » de la « censure » dont étaient victimes Stéphane Hessel et les autres intervenants prévus lors de la conférence. Tous ont condamné la démarche du CRIF et la décision de la direction de l’ENS. Un événement et un plateau assez inhabituels. Et pourtant...

Et pourtant, la quasi-totalité des quotidiens a « oublié » de rendre compte de cette initiative,que ce soit dans leur version papier ou sur leur site. Les « tribunes libres » en plein air ne les intéressent manifestement pas. Une... dépêche AFP a pourtant été publiée le soir même : « Manifestation à Paris après l’annulation d’une conférence d’Hessel à l’ENS ». Curieusement, elle n’a été reprise nulle part. Est-ce parce que la teneur et le contenu des propos des intervenants ne « cadraient » guère avec la façon dont ces médias avaient présenté la conférence ? Est-ce parce que le large spectre des participants (gauche politique et syndicale, Ligue des droits de l’Homme, magistrats, élus de droite...) ne correspondait guère à la caractérisation de « pro-palestiniens », utilisée dans les précédentes dépêches AFP et largement reprise ? Non seulement la dépêche n’a pas été reprise (événement rare) mais de plus aucun de ces journaux n’a jugé bon de faire une quelconque allusion a l’initiative. Elle est évoquée rapidement par Libération (« Hier soir, à l’appel des organisateurs du colloque interdit, un rassemblement "contre la censure et pour le respect des libertés démocratiques" s’est tenu place du Panthéon, non loin de l’ENS »). Mais les lecteurs n’en sauront pas plus. Ils n’avaient qu’à se déplacer.

Acte IV : la liberté d’expression en « débat »

L’explication de ce traitement a minima de « l’affaire » et du silence sur le rassemblement tient peut-être dans cette lumineuse et lugubre prédiction formulée à la fin d’un article publié le 18 janvier sur le site du Nouvel Obs : « Autour du mythique "bassin aux Ernest" de la rue d’Ulm, certains redoutent que l’atmosphère vire à l’Intifada dans les prochains jours ». « Certains » ?

Tout semble indiquer qu’une fois de plus, la question palestinienne et la critique de la politique d’Israël sont considérées comme une « patate chaude » dont nombre de journaux préfèrent se débarrasser. Mais en l’occurrence ce ne sont pas sur les controverses au sujet d’Israël et de la Palestine que ces journaux se sont tus, mais sur la liberté d’expression à leur propos !

C’est ainsi que l’article de Libération cité plus haut a été publié dans la rubrique... « Culture ». C’est ainsi, surtout, qu’après une évocation très factuelle (et très approximative) de l’annulation et de ses motifs, l’événement a été « transféré » dans les pages « débats » de différents journaux, notamment Le Monde et Libération. Le quotidien dirigé par Laurent Joffrin a publié, le 18 janvier, une tribune signée par de prestigieux « anciens » de l’ENS, dont Alain Badiou, Étienne Balibar et Jacques Rancière : « Pourquoi a-t-on annulé la conférence d’Hessel à l’ENS ? ». Dans son édition datée du 25 janvier, Le Monde publie à son tour un « point de vue », celui de Stéphane Hessel et Régis Debray : « Une censure indigne ». Les auteurs des textes y condamnent sans ambiguité la décision de la direction de l’École. Mais leur « point de vue » n’engage évidemment pas les deux quotidiens. Il est soumis au « débat ». Plus intéressant encore, Libération publie deux tribunes le 21 janvier : « Ce que nous voulions dire à l’ENS », par Benoist Hurel et Patrick Henriot, du Syndicat de la magistrature, et « Monsieur Hessel est obsédé par Israël », par Richard Prasquier, du CRIF. Les deux « points de vue » sont ainsi invités à s’exprimer. Tout semble logique. Ou presque.

Depuis quand Libération, Le Monde et les autres considèrent-ils que la liberté d’expression fait « débat » ? Les deux tribunes publiées par Libé le 21 janvier sont à ce titre emblématiques, non pas tant sur le fond que sur la forme : le journal accorde en effet à peu près 5000 signes aux deux « parties », aux censeurs et aux censurés, sans se prononcer à aucun moment sur le fond de l’affaire. Cette mise en scène a de quoi surprendre, car elle semble indiquer que « tous les points de vue se valent », et que Libération n’aurait rien à dire sur la liberté d’expression et sur le silence imposé à Stéphane Hessel. On a connu le quotidien plus téméraire par le passé, et nul doute qu’il le sera de nouveau à l’avenir. Mais sur d’autres sujets.

De toute évidence, une information concernant de près ou de loin Israël et/ou les Palestiniens n’est pas une information comme les autres, et impose des précautions, ou une discrétion, exceptionnelles. Une prudence qui, dans le cas qui nous occupe, a fait perdre tout esprit critique aux responsables de rédaction.

En effet, ce qui était (et demeure…) en question n’est pas, du moins du point de vue journalistique et du nôtre, de « prendre partie » pour Israël ou pour les Palestiniens, ni de se prononcer « pour » ou « contre » le boycott d’Israël [2]. Il s’agit de savoir si l’on considère normal d’interdire à un ancien ambassadeur de France, une ancienne garde des Sceaux, une députée israélienne, des magistrats... de s’exprimer dans une « grande école ». Ne sommes-nous pas en droit d’espérer que le caractère passionné de certains débats autour de la question palestinienne ne soit pas un prisme déformant qui empêche le traitement correct d’une information comme la censure de la conférence à l’ENS ?

À moins de considérer que la nécessité d’informer de manière rigoureuse et la défense de la liberté d’expression sont des notions à géométrie variable. Quitte à rejoindre, malgré soi, le camp d’Ivan Rioufol, éditorialiste du Figaro qui, alors qu’il s’insurge contre la « censure » (imaginaire) dont serait victime l’omniprésent Eric Zemmour, n’a pas eu un mot au sujet de celle (bien réelle) du débat de l’ENS [3].

À moins aussi d’accepter de se plier aux injonctions de chroniqueurs comme Raphaël Enthoven qui, dans un monumental article publié sur le site de L’Express, explique que tout ceci n’est en réalité qu’une banale affaire... d’antisémitisme. Évidemment. Contre toutes les évidences, et contre les revendications du Crif lui-même, Enthoven s’insurge : « Non, le Crif n’a pas censuré Stéphane Hessel ». Certes le CRIF n’a pas censuré, mais il est intervenu auprès de la ministre des Universités. Pourquoi ? Pour l’informer de la tenue de la conférence ? Rappelons que Raphaël Enthoven est philosophe. C’est pourquoi il peut écrire en toute logique : « […] À aucun moment, le CRIF n’a revendiqué le moindre rôle dans une telle décision. Rien n’autorise à établir [...] la moindre influence du CRIF sur la décision de la directrice de l’ENS. Qu’importe. Le CRIF s’en réjouit ? Donc, il en est l’instigateur ! CQFD. Quand il s’agit des juifs, on ne croit plus au hasard. Les coïncidences sont toujours des collusions ». Et de se réjouir lui aussi de l’interdiction.

***

Une démonstration qui se passe de commentaires. Mais qui révèle à quel point les silences inquiets ouvrent la porte aux indignations sélectives et aux amalgameurs professionnels. On ne peut que s’interroger sur le crédit dont peuvent bénéficier ces médias qui – il faut le redire – ne défendent la liberté d’expression que lorsqu’elle se confond avec la liberté de la presse, le plus souvent la leur. Chacun pour soi ?

Julien Salingue

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[1Plus précisément des militants français du mouvement international Boycott-Désinvestissement-Sanctions, qui prône un isolement politique et économique de l’État d’Israël tant que celui-ci ne se conformera pas au droit international. La « charte » du mouvement est disponible sur le site BDS France.

[2Débat auquel Libération a consacré une utile double page (dans laquelle il n’est pas fait mention de la conférence annulée) le 24 janvier, alors que nous rédigions cet article.

[3Comme l’a fait remarquer Sébastien Fontenelle, sur son blog.

A la une

Médias français : qui possède quoi ?

Vous avez dit « concentrations » ? Nouvelle version de notre infographie.

Louis Sarkozy : le capital médiatique s’hérite aussi

Le journalisme politique dans sa bulle.